41 - Le temple souterrain
Talinn
Zilla a vraisemblablement compris mes suppliques muettes — ou bien Os les lui aura soufflées à l'oreille — quant à mon appréhension à retoucher une arme. Même si le problème n'est pas tant porté sur l'arme que sur l'usage qu'il s'agit d'en faire.
Le chef m'a ainsi placé en arrière-garde, avec Os. Il aurait préféré que son protégé reste avec Hector et Sara, les deux seuls non-combattants, mais le chasseur refusa arguant qu'il savait tirer. Ils se résignèrent donc à ce compromis.
Nous sommes censés couvrir le groupe de Zilla. J'ai plutôt l'impression que c'est l'inverse étant donné le nombre de coups d'œil inquiets qu'il jette à Os, par-dessus son épaule. C'est bien la première fois que je le vois faire montre d'autant de sollicitude pour l'un d'entre nous.
D'autant que je constate vite que c'est loin d'être nécessaire. Os, sachant d'avance où se cachent les ennemis, tire en premier, souvent à travers l'obscurité. Parfois un râle d'agonie répond au tir ; parfois, rien. Plus probablement parce qu'il a tué sur le coup que parce qu'il a manqué. J'en suis subjugué.
On a laissé tomber la discrétion quand les ailes de Wolf et Delvin eurent fini de nettoyer les remparts. Alors nous terminons de vider l'esplanade, déjà pratiquement déserte. Os avait raison : ils cuvent tous en bas.
Une fois que les ailes nous ont rejoints, nous descendons par l'ascenseur : vieux système aux poulies si rouillées que je me demande comment il peut encore tracter son chargement sans céder. Le bruit grinçant des câbles perce si bien le silence de la nuit que, même alcoolisés jusque dans la moindre de leurs cellules, les usurpateurs nous entendront arriver. Est-ce qu'Os l'a prévu ? Arrive-t-il que certains paramètres échappent à son omniscience ?
La plateforme coulisse lentement dans ses rails et j'observe avec fascination les parois suintantes d'eau du puits. De nombreuses stalactites pendent aux excroissances rocheuses et les gouttelettes retombent sur leurs jumelles stalagmites. Je n'avais encore jamais étudié ces phénomènes karstiques ailleurs que dans des livres et j'en suis si fasciné que je ne sors de ma contemplation que lorsque le monte-charge termine sa course dans un cahot indélicat.
Ce n'est qu'à ce moment que je détache mes mirettes de la galerie. Le spectacle qui s'offre à moi me fait regretter de ne pas y avoir porté attention plus tôt.
Sous mes yeux ébahis, la source souterraine. Traversée de ponts en rondins ou d'échelles de corde, la grotte est si volumineuse qu'on aurait pu y aligner notre convoi. Sur la voute, les reflets de l'eau cristalline qui ondoient à la lueur des bougies octroient une atmosphère apaisée ; à des lieux des carnages essaimés.
Les têtes carrées des frères R nous rejoignent depuis les galeries. Dans leur sillage, Selmek et Orobos se fondent dans leur obscurité en parfaits assassins silencieux.
— Comment ça se présente ? s'enquiert Zilla auprès de nouveaux arrivants.
— La zone est nettoyée, répond Rex en désignant les escaliers dans son dos.
— Où est le groupe de Rana ?
Zilla pose implicitement la question à Os. Le groupe de l'impressionnante Vautour devait sécuriser l'autre accès.
— Ils arrivent, mais ont eu un léger contretemps, rétorque Os, laconique.
— On n'a pas le loisir de les attendre, un ennemi peut se pointer d'une minute à l'autre. Selmek, Orobos, allez à les retrouver. River, Ramsay, gardez vos positions et interceptez tout ce qui tente de rentrer dans ce temple après nous. Les autres, on y va.
Pas besoin de préciser où. C'est immanquable. Un pont, le plus impressionnant, sculpté directement dans le calcaire, s'élève et traverse la source dans sa largeur, jusqu'à une façade gravée, elle aussi, dans la pierre. Des peintures aux tons ocre et vermeils enluminent les renflements et des piliers, en avancée, tendent des lignes aux fanions colorés de prières. Le chörten — ainsi qu'Os l'a dénommé — se jonche de niches bardées de statuettes ; il érige, en maître de la source, son poitrail imposant, richement apprêté.
C'est d'une splendeur qui inspirerait à Hector mille poèmes. Zilla, lui, se contente de faire avancer ses troupes en leur intimant de prendre garde aux marches glissantes du pont. Sur le parvis gisent deux corps transpercés de flèches. Selmek les a fauchés dans leur ivresse joyeuse.
La porte principale, d'un bois de chêne dont je me demande bien la provenance, nous surplombe de sa majesté, et de ses trois mètres cinquante. Le battant n'est pas barré, pourtant, la force de Fen et Wolf n'est pas de trop pour éprouver le mastodonte. Le chörten nous accueille dans un sinistre grincement et des déferlements de fête.
L'atmosphère sereine et somnolente de la source est troquée contre lumières et brouhaha. De la musique était sans doute jouée ; passé les heures tardives de la nuit, ne demeure que les cris et les rires des soulards.
Je pourrais m'attarder à décrire l'architecture aussi hétéroclite qu'extraordinaire de ce hall creusé dans la roche. Je pourrais m'ébahir de cette tufière, en son centre, où l'eau cascade sur un escalier de concrétions. Je pourrais admirer les peintures de la voute arrondie entre chaque colonnade et représentant la déesse dans des paysages oniriques.
Je pourrais, mais nous n'avons pas le temps pour cela. Les rares hérétiques, qui parviennent à émerger des effluves éthyliques et à prendre conscience de notre irruption, se précipitent déjà pour saisir leurs armes. Ceux qui se prélassaient dans les vaporeux bassins de la tufière s'en extirpent, patauds et nus comme au premier jour.
J'identifie les vestales aux marques de coups qu'elles arborent sur leurs corps profanés. Bousculées par cette soudaine agitation, elles abandonnent leur service envers leurs geôliers pour se mettre à l'abri.
Grand bien leur fasse. Deux secondes plus tard, la grande salle est arrosée. Les balles filent à travers les hommes comme les magnifiques gravures des piliers. Quel gâchis.
Je me sens un peu perdu au milieu de ce chaos, n'ayant pas trouvé de cible ni cherché à m'en octroyer. Je préfère guetter les mouvements en périphérie, afin de parer à tout imprévu. C'est là que je vois un détachement de ces brigands, aux décorations symbolisant un plus grand prestige, fuir dans l'arrière-salle en braquant des prêtresses en guise d'otages. Leurs chefs ?
Je décide de les suivre. Hors de question de leur laisser le temps de mettre en place une défense au fond du temple. Os, qui semble aussi avoir vu — ou perçu — ce qui se trame, m'emboîte le pas, et Zilla ne peut s'empêcher de l'escorter.
Nous nous frayons un chemin sans entrave, à distance de la mêlée. Os nous fait passer par une autre entrée que celle empruntée par les fuyards. Après un couloir, nous aboutissons au même endroit.
— N'avancez pas ou on les bute !
Dès qu'ils nous voient, les hérétiques apposent leurs pistolets sur la tempe des religieuses ou leurs couteaux en travers de leurs gorges. Je peux entendre d'ici le soupir de Zilla. C'est d'un classique. Les Rafales d'antan auraient ri, arguant qu'une femme de plus ou de moins à violer ne ferait pas la différence, puis ils auraient tiré dans le tas.
— La fille la plus à droite... c'est elle qu'il faut sauver.
L'intrusion de la voix dans mon crâne me glace le sang ; je relègue ce frisson désagréable et mesure les implications. Impossible de mitrailler. Alors que je cherchais une option qui nous éviterait de ruiner nos plans, Os renchérit :
— Laissez-moi faire.
Je le vois fermer les yeux. Phénomène assez rare puisque je les connais exorbités, en proie au néant. Il se concentre. Mais pour faire quoi ? Mon intuition le sait déjà, un nouveau tressaillement remonte dans ma nuque. Est-ce que je devrais l'arrêter ? C'est Zilla se rue avant moi.
— Non ! Tu n'es obligé de faire ça ! On va trouver un autre moyen.
Il est trop tard pour enrayer le processus. Les six hommes lâchent leurs armes, leurs corps tremblent, leurs bouches vomissent des hurlements gutturaux, leurs traits se crispent de douleur et des vaisseaux sanguins éclatent dans leurs yeux quand l'hémoglobine ne fuit pas directement de leur nez. La seconde d'après, ils tombent par terre et ne se relèvent pas.
Je reste figé quelques instants. En face, les prêtresses semblent, elles aussi, sous le choc. Sauf celle de droite, qu'avait désignée Os.
Plus petite que ses collègues, sa figure aux traits asiatiques est traversée d'une expression grave, mais digne. Ce visage minuscule s'encadre d'un rideau de cheveux de jais lui tombant raides sur les hanches, à l'image des représentations de leur déesse. Quant à ses yeux d'un noir profond, ils reflètent un fatalisme résigné plutôt qu'une quelconque frayeur.
Je m'élance pour m'enquérir de la santé de ces jeunes femmes. Os me barre la route d'un bras fragile. Un regard vers lui et je le découvre dans un état inédit. Sa carcasse est tassée, haletante, ses yeux d'ordinaire grands ouverts ne sont plus que deux fentes frémissantes et je discerne quelques gouttes de sueur sur son front, comme s'il venait de mobiliser un effort colossal. Et en même temps, je veux bien croire que tuer six hommes par la pensée ait un coût.
— N'interviens pas. Elles doivent d'abord régler certaines choses.
D'étranges vibrations traversent la pièce. Aux expressions éprouvées qu'elles nous adressent, nous comprenons que nous sommes de trop. Zilla soulève Os sous un bras et l'assoit un peu plus loin, hors de la vue des prêtresses. Le prophète n'a pas l'air en danger, seulement épuisé.
Le calme est revenu. Je n'entends plus de détonations émaner du hall principal, rien que la respiration hachée de Os et les chuchotements de nos rescapées. Puis le sifflement d'une lame, un gémissement ténu et le bruit sourd d'un corps qui s'effondre.
Je me relève d'un bond.
Une deuxième prêtresse rejoint sa sœur au sol.
— Je... je n'y arrive pas, Yue.
Horrifié, j'assiste à cette scène tragique dans laquelle la troisième officiante tient entre ses mains tremblantes le poignard d'un ennemi abattu et s'apprête à se l'enfoncer dans la gorge, sous le regard bienveillant de celle que nous venions sauver.
J'allais m'élancer prêt à lui confisquer la lame, mais une poigne retient ma chemise.
— Je sais que c'est cruel, explique Os dans un filet de voix, mais ça fait partie de leurs croyances. Une augure de Kana se doit de rester pure. En perdant sa virginité, elle perd son honneur et n'a d'autres choix que de recourir au suicide pour retrouver les bonnes grâces de la déesse. Alors, ne l'empêche pas de trouver son salut.
J'ouvre la bouche et la referme, consterné, figé, incapable de me décider entre les mots d'Os et mes convictions personnelles. Pourquoi ne pas nous l'avoir dit plus tôt ? La réponse me saute au visage : parce que nous aurions interféré. Je trouve presque cruel qu'Os ait épargné ces prêtresses en tuant ces hommes pour les regarder se donner la mort, à présent. Je suppose que ce n'était pas à lui de faire ce choix.
Mais cette fille... celle qui est censée nous guider à la Terre Promise...
— Elle accepte de damner son âme. Elle ne se tuera qu'une fois sa mission accomplie.
Cette pensée tranche le cours des miennes. Impuissant, j'assiste au dernier échange de ces deux femmes.
— Aide-moi, s'il te plaît, Yue... J'ai peur de me rater.
— Garde tes mains sur le manche. Je ferai le reste.
Elle approche son visage près, très près, de celui, tremblant, de sa comparse. Leurs fronts se touchent ; la lame s'enfonce, droit vers le cœur.
— Tu me rejoindras, dis ?
La dénommée Yue se contente d'un sourire muet. Ses petits bras soutiennent la prêtresse qui s'affaisse lentement dans son étreinte. Elle ploie sous le corps, mais finit par l'allonger aux côtés de ses sœurs. Elle ne nous regarde pas. Pendant de longues minutes, ses doigts s'égarent sur les joues pâlissantes.
Je n'ai rien à faire ici, mais je suis incapable de me détourner de cette peine que j'ai l'impression d'éponger pour elle. La jeune fille ne verse aucune larme, tandis que mes yeux menacent de déborder.
Son regard d'un noir abyssal se tourne vers moi et la bulle de ma torpeur éclate.
Yue finit par se relever et s'avance vers nous. Je m'attendais à ce qu'elle s'adresse à Os, ou bien à notre chef. C'est devant moi qu'elle s'arrête en premier. Elle me dévisage, muette, si bien que je suis surpris lorsqu'elle se décide à parler.
— Puis-je prendre ta main, s'il te plaît ?
Je cligne plusieurs fois des paupières, désarçonné par cette question incongrue. Puis, je me résous à lui tendre l'objet de sa demande, ignorant de ce qu'elle désire en faire. Son expression se fige à mon contact. J'ai l'impression de voir Os lorsqu'il s'absente pour naviguer dans les vagues de pensées ambiantes. Au même instant, je sens d'ailleurs une drôle de sensation envahir mon corps, non, plutôt ma tête, en fait. Comme une douce marée glaçante.
Ses lèvres finissent par s'agiter, mais je n'ai pas le sentiment qu'elle soit vraiment « revenue ».
— Je suis désolée que tu aies dû assister à cela, Talinn. N'en veux pas à ton camarade. Je lui ai demandé de l'aide et vous nous avez aidées de la meilleure manière possible. Merci. Je saurai vous apporter mon savoir en retour.
Sans doute est-ce dû au choc, mais il me faut un temps indécent avant de comprendre, avant de faire le lien avec ces recherches qui nous accaparent, Hector et moi, depuis des mois. Alors, je finis par bredouiller, comme une constatation plutôt que comme une question :
— Toi aussi, tu es une Alter.
o
Fen
Je tance Lindberg d'un regard vénéneux. Si tu crois que je t'ai pas vu baver sur la minette coiffée de deux adorables petits chignons sur les côtés du crâne... Alors je sais ce qu'on dit, il paraît que les bridées sont particulièrement étroites et que ça rend la chose encore plus délicieuse, mais aujourd'hui — jour à marquer d'une pierre blanche — je range mes salaceries au placard et octroie un coup de coude aux côtes de mon pote.
— Arrête de mater comme un porc, lui chuchoté-je.
— Pff, c'est l'hôpital qui se fout de la charité, réplique-t-il accompagné d'un crachat sur le sol sacré.
Il n'a pas tort.
Après avoir envoyé mordre la poussière au dernier de ces soulards, les gentes dames nous ont chaleureusement remerciés et... Non, je déconne. Elles nous ont dégommés de regards méfiants. Je peux difficilement leur en vouloir. À leur place, je me méfierais aussi de ma trogne.
Heureusement qu'y avait cette chieuse de Delvin dans les parages ! Au moins, elle a été plus adaptée que moi pour leur expliquer la situation, les rassurer et les envoyer se mettre à l'abri. Lindberg et moi, on s'est donc proposé pour aider, en portant les blessées ou celles pas en état d'aligner deux pas. Lui, par intérêt ; moi, parce que j'ai fait une promesse à Rana et que, bizarrement, j'entends bien la tenir.
Delvin leur assure que le médecin va bientôt arriver. L'une d'entre elles, parmi les rares en qui vacille encore une flamme, a une réponse inattendue.
— Merci pour votre aide. Pourriez-vous nous laisser quelques instants, s'il vous plaît ? Nous avons besoin de prier Kana pour nous remettre de ces tragiques évènements.
Moi, je suis pas super d'accord pour les laisser seules alors qu'on est censés veiller sur elles, mais Delvin semble croire que c'est important de respecter leur volonté. Elle acquiesce et nous envoie tous dehors. Puis, elle décide de monter la garde devant leur porte « pour s'assurer qu'aucune de nos queues dégueulasses n'essaye de s'immiscer là-dedans ».
Penaud, je retourne dans le hall principal. Ces sources fumantes me font de l'œil. Je me demande si elles nous laisseront nous baigner dedans une fois qu'elles seront remises. Et une fois qu'on aura nettoyé les cadavres — j'en avise justement un qui flotte, à poil, tué pendant ses ablutions, pas ce qu'il y a de plus glorieux si vous voulez mon avis...
— Où sont-elles ?
Je sursaute parce que Rana et son groupe de retardataires viennent de rentrer en trombe. La montagne de muscles décuple sa puissance de voix pour gueules sur les traînards. Je vois que la confiance règne. Pas de souci, Germaine, tout est sous contrôle. Je suis un homme de parole, moi ! Je m'empresse de le lui dire.
— Tout va bien ! Elles sont toutes sauvées. Elles ont juste voulu s'isoler dans leurs quartiers, pour se recueillir ou j'sais pas quoi...
Je m'attendais à la voir soupirer de soulagement, au lieu de ça, ses muscles se tendent. Elle se rue vers moi.
— Vous les avez laissées seules ? beugle-t-elle en m'attrapant par le col.
Je bégaye parce que je suis confus et que je n'y comprends plus rien. Elle n'est pas contente quand on s'occupe des nénettes, elle n'est pas contente quand on leur fout la paix...
— Ben oui... Mais tout va bien, elles sont en sécurité là-bas et le toubib va...
Je n'ai même pas le temps de finir ma phrase qu'elle fonce vers le couloir que je viens désigner. En arrivant devant la grande porte qu'on a laissé fermée, elle se précipite pour l'ouvrir. Heureusement que Delvin est là pour s'interposer. Si j'avais cru que cette mégère et moi serions un jour du même côté...
— Que se passe-t-il, Rana ?
— Elles sont là-dedans ?
— Oui, mais...
Delvin non plus n'a pas le loisir de finir ses phrases. Rana défonce plus qu'elle n'ouvre la porte.
Ok. Je viens de capter son alarmisme.
C'était bien la peine de se faire chier à les sauver.
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