4. Anomalie
Fen
Et nous voilà repartis vers l'est. Pourquoi l'est ? À vrai dire, les possibilités n'étaient pas extraordinaires. Os l'avait déjà prédit, mais au nord et à l'ouest, s'étend l'infinie flaque salée. Ah ça ! Y'en a qu'ont essayé de la traverser. On n'a plus jamais entendu parler d'eux. C'est vrai qu'on se plaint du sable, mais la plupart du temps, il n'est qu'une pellicule fine sur de l'asphalte ; et nos roues aiment l'asphalte.
Quant au sud, on en vient. Les Rafales ne font jamais demi-tour. Jamais.
De toute façon, à en croire le mioche, ou plutôt ce que Zilla en retranscrit, il y a quelque chose à l'est. Quelque chose qui vaut la peine qu'on aille à sa rencontre. Même si personne n'a aucune foutue idée de ce dont il s'agit. Personnellement, tant qu'on trouve sur le chemin de quoi remplir notre panse, le réservoir de nos bécanes et se vider les couilles, peu m'importe la direction.
On aura quand même passé une semaine dans cette ville. La colonie ne fourmillait pas de monde du fait de sa position géographique reculée, mais ce lieu où ils se sont établis s'est révélé une sacrée aubaine. On a bien sûr rempli les citernes de carburant à fond, pareil pour la flotte. Ensuite, il a fallu se résoudre à laisser sur place le moins utile et le plus encombrant. On croule déjà sous le matos. À force, on ressemble plus à une caravane de marchands qu'à des pillards !
Le chef a accepté, sous la pression unanime, de charger leur distillateur d'alcool – décidément de bonne facture. Ce qui nous fait défaut, c'est la mécanique. Surtout après le passage de la tempête, certaines bécanes ont besoin de réparations ; d'autres, d'être remplacées.
On repart avec un nouveau tireur et un cogneur, dénichés au sein la ligue de cadavres en devenir. Oh bien sûr, tous les prisonniers ne se sont pas portés volontaires pour nous rejoindre ! Et on a eu tôt fait de trier les vraies motivations des désirs triviaux de prolonger leurs médiocres existences. Même après cela, il restait encore trois candidats pour chaque poste. Soit. On s'est construit une petite arène sur une place assez dégagée et on les a observés se battre à mort. Un spectacle distrayant.
Oh, bien sûr, côté divertissements, je ne me plains pas. Je me suis offert la compagnie d'une délicieuse tigresse. Elle conseillait, le premier soir, aux autres filles, de ne pas pleurer et d'user de leurs dents en guise de défense contre nos assauts virils. Elle a fini la semaine, chialant et rampant à mes pieds pour implorer ma clémence à l'égard de ses sœurs. Ce que je lui ai accordé de bonne grâce : j'ai égorgé ses sœurs après elle, alors que j'aurais pu m'en occuper sous ses yeux. Je deviens trop tendre. Je ne voulais même pas les tuer.
Hélas, il est une règle ancestrale au sein des Rafales (encore une de ces règles dont nul ne se rappelle l'origine et qu'on applique scrupuleusement par principe) : pas de femmes chez nous ! Videz-vous les couilles tant que vous le pouvez en escale, les gars, mais dès que le navire repart, votre main droite (ou gauche) redevient votre seule compagnie.
Je ne serais pas contre réformer cette règle. Mais faut reconnaître qu'une procession de gonzesses et de mioches, la morve au nez, nuirait salement à la crédibilité et à l'aura terrifiante des Rafales des Dunes.
Une semaine qu'on a levé le camp et qu'on galope à travers les étendues désertiques. Le calme a repris ses habitudes à la nuit tombée. J'aime cette vie. Merdique à souhait, cruelle comme pas permis, mais je me sens exactement là où je devrais être. Ces gars, ces compagnons, c'est comme une famille. Ah, heureusement que je ne leur dis pas ! Ils se foutraient royalement de ma gueule et m'appelleraient sentimental.
Bah... Comment veux-tu ne pas devenir sentimental, lorsqu'au coucher de soleil, derrière une dune immaculée, dans le voile du vent, ne palpite que son souffle à tes oreilles ? Au bout d'un moment, il n'y a plus de mots, juste un silence humble.
o
Wolf
Feu. Feu valsant. Feu l'amour. Feu riant. Feu rassasiant. La fine équipe s'orbite sur un cercle large. J'ai fait mon temps en Rafalant et, juré, ce cercle n'a jamais été aussi grand. Ça glousse, ça nasarde et ça brocarde. Ça chante parfois quand ça poivrote et picole à la lisière du raisonnable. D'autres fois, ça part en baston quand la frontière dépasse. Mais toujours, rester soudés, liés, raccordés comme les pièces d'un même grand moteur tournant à plein régime.
Un grain de sable s'est immiscé dans les rouages. Je le vois silence, en transe, les flammes dansent dans le reflet de ses yeux néant. Des frères s'imaginent qu'un petit grain finira par gripper notre belle mécanique. Ainsi soit-il. Je constate bien le changement, mais n'y vois pas le défaut. Grimm m'a fait des propositions, bien sûr. Lui et moi sommes complémentaires. L'un bâbord et l'autre tribord, les ailes de la horde, battant dans une synchronicité quasi parfaite.
Lui seul profane l'ordre des choses en complotant à l'encontre de notre chef. Qu'on apprécie, approuve, désavoue ou non, Zilla, il reste notre donneur de commandes, lui la gueule et nous les bras. Je ne dénoncerai pas Grimm par respect pour l'homme, mais je refuserai de le suivre dans son entreprise insensée.
Zilla se lève et terre Os dans son ombre. Instinctivement, les voix se meuvent en murmure puis en silence. L'heure des directives. Un nouvel horizon à programmer pour le lendemain.
— Rafales, j'ai une proposition à vous faire. À quarante-cinq degrés nord, vingt-six kilomètres, se trouve une ancienne usine. Pas n'importe laquelle : une chaîne d'assemblage automobile.
Un bourdonnement d'effarement et d'enthousiasme zigzague dans l'assemblée. Tout le monde aurait rigolé de ces prophéties de voyante bon marché quelques mois plus tôt. Le coup de l'île au trésor, c'est une blague classique et éculée au point que celui qui l'entend se contente d'un soulèvement d'épaules façon « tu-me-la-fais-pas-celle-là ». Aujourd'hui, la jubilation leur suinte des mirettes. Os ne s'est encore jamais trompé. Zilla fait un geste de la main et le silence revient.
— La zone serait vide de présence humaine. Mais il y aurait un danger.
Il jette un regard volatil dans son dos, sur Os. Ça renvoie zéro réaction. Zilla poursuit.
— Un danger imprécis pour le moment, mais à mesure qu'on s'en rappro...
— Non.
Zilla se retourne, plein de courroux. L'impertinent grain de sable ose couper le grand manitou en milieu d'une phrase quand il aurait pu le faire plus tôt. Ces considérations et Os, ça doit faire à peu près douze. Moi, en revanche, je reste toujours fasciné par la capacité de sa voix à se rendre audible jusqu'à ma position éloignée, alors même qu'elle glisse comme un chuchotement.
— Il y a quelque chose là-bas, sous terre, mais ce n'est pas tangible, reprit le médium. Je ne le percevrai pas mieux à dix kilomètres ou à dix mètres. Il n'y a qu'un seul moyen de savoir ce que c'est : le voir avec les yeux.
— Tu ne nous aides pas, constate Zilla en croisant les bras.
— Est-ce qu'on peut l'éviter ? propose judicieusement Fen.
— Difficilement. Les pièces et véhicules en meilleur état se trouvent au sous-sol aussi.
— Génial...
— Comment tu peux dire qu'il s'agit d'un danger si tu ne sais même pas ce que c'est ?
Un Grimm qui élève la voix ne donne aucune indication sur l'état du Grimm. Ma paire gueule en permanence. Néanmoins, je peux assurer sans me tromper qu'il est énervé ce soir.
— Je le sens.
— Pff... Je rêve. Qu'est-ce qu'il va pas encore nous faire gober comme salades, madame Irma !
Grimm crache par terre, lève ses guiboles et quitte le cercle. Quelques regards l'accompagnent. Ça plus attention à ses sorties depuis belle lurette. Zilla reprend la main.
— Pour résumer : risque inconnu, mais gros lot probable. Qui vote pour dévier ? Qui vote pour garder le cap ? – Les paumes s'agitent, ça fait mine de compter. – Ok les gars. Luis, Donovan, demain vous me réglez le nouveau cap : quarante-cinq degrés nord.
o
Talinn
Les girouettes sur le toit du camion-météo s'agitent. Le vent souffle dans le bon sens : de face ; il prend sa source à notre objectif. J'enclenche la pompe pour collecter les aérosols charriés par ces courants aériens. Il ne faut pas une heure d'échantillonnage pour que mes compteurs s'affolent. Alpha, bêta, gamma, il y a de tout dans ces particules. Les classiques : plutonium, uranium, thorium... Mais aussi du césium 137, ce qui laisse à penser que l'incident nucléaire, quelle qu'en soit l'origine, n'est pas si vieux. Un déclic s'opère dans ma tête. Serait-ce donc le danger intangible auquel Os faisait allusion ? Une petite grillade en famille à bonne dose de rayons ionisants ?
Il faut que j'aille en informer Zilla. Je fais volte-face, mais ma main s'arrête sur la portière. À travers le hublot poussiéreux de l'habitacle, je distingue Grimm, en plein conciliabule avec une poignée de ses hommes. Cela ne m'aurait pas interpellé s'il ne se trouvait pas Luth parmi eux. Le navigateur et l'ailier sont si diamétralement opposés que le simple fait de les voir parler sans que l'un ne tape sur l'autre (généralement Grimm sur Luth), s'avère suspect. Je colle mon oreille à la grille d'aération et coupe les pompes pour entendre ce qui se dit. L'intérieur étant sombre, ils ne peuvent, a priori, pas me voir, mais je me décale quand même de la fenêtre. Par précaution.
— C'est l'occasion ou jamais, cette expédition souterraine. Un accident est si vite arrivé face à un danger « inconnu »...
— L'accident n'en sera pas un s'il y a des témoins qui lui sont un peu trop fidèles...
— C'est là que tu sers enfin à quelque chose, Luth ! Zilla te demande de faire les groupes d'habitude, non ? Envoie les Wolf et compagnie à la surface, ma team en escorte pour le chef en dessous et on s'occupe du reste.
Le navigateur rentre ses mains dans ses poches et grommelle dans une barbe inexistante.
— Ouais, enfin, je lui soumets une configuration, mais c'est lui qui la valide. Il fera les changements qu'il veut s'il trouve ma proposition suspecte...
— Mais pourquoi tu veux qu'il trouve ça louche ? Tu mets, avec nous, les noms des types de l'aile de Wolf – faciles à convaincre ou déjà dans notre poche – que je t'ai donnés et tu fais pas chier.
— Oui, mais s'il se doute déjà que...
— Oh hey, la poule d'eau, tu vas pas recommencer à nous démouler ton cake, dis ? Tu vas le faire, oui ou merde ?
— Je vais le faire, Grimm, je vais le faire...
— Bien. Cassons-nous d'ici alors. Je commence à avoir du sable entre les jointures, ça me brise les noix.
J'attends quelques minutes après qu'ils se soient dispersés pour quitter le camion. Maintenant, j'ai deux bonnes raisons d'aller voir le chef.
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