39 - Le temple souterrain

Talinn

J'ai beau tourner la molette pour ajuster la mise au point, je ne discerne rien de plus à travers le voile de poussière et de sable.

— Alors ?

— Rien.

Nous distinguons tout juste une vague excroissance pierreuse en forme de deux croissants se refermant l'un sur l'autre. En son sein, un temple enterré, creusé à même le grès, jusqu'à la source d'eau souterraine qui assure la prospérité de la région. Du moins, c'est ce qu'Os nous a promis. Il faut faire preuve d'imagination pour visualiser quoi que ce soit dans ce repli rocheux à cette distance.

Nous avons quitté notre petit paradis de verdure il y a trois jours à peine, cheminant à travers des cols tortueux et des terrains accidentés. Notre convoi a franchi avec lenteur et pénibilité cet itinéraire que nous n'aurions jamais su emprunter sans les indications de notre autoproclamé messie. La dernière passe montagneuse traversée, le paysage aride et stérile a aussitôt refait surface, comme au réveil d'un trop beau rêve.

De Dulaï Nor, il ne persistait plus le moindre indice.

Je comprends mieux pourquoi une population relativement importante stagne dans cette région à quelques centaines de kilomètres, s'écharpant pour de rares ressources dans l'ignorance de l'existence de ce lac enclavé derrière sa protection montagneuse.

Os nous a décrit l'endroit avec la rigueur d'un professeur de géographie. Le plateau semi-désertique s'axe autour de trois points principaux : les immenses ruines réaménagées d'une ancienne ville que les locaux appellent Orgö ; des installations sur une valée moins ventée au nord, qui fait office de berceau nourricier avec diverses cultures ; et enfin, une source souterraine, qu'on dit bénite de la déesse des rêves elle-même. Un culte autour de Kana s'est construit dans cette réserve. Les prêtresses et les habitants du renflement géraient pratiquement seuls la distribution d'eau depuis cet endroit stratégique, ouvert et sans forces de défenses. En effet, qui oserait s'attaquer à un sanctuaire sacré ?

Des adeptes de Kâal.

En quelques mois, le nouveau culte pour ce dieu antagoniste s'est répandu comme une traînée de poudre à travers les rues d'Orgö, jusqu'à ce que cette dissidence s'organise, renverse le pouvoir et prenne le contrôle de la région. Cela fait une semaine qu'une vingtaine de ces soldats endoctrinés ont envahi le temple de Kana et violentent les prêtresses en symbole de leur dévotion pour Kâal.

Ce qu'en dit un athée dans mon genre ?

L'Histoire est un éternel recommencement. Il faudra toujours que des hommes se considèrent plus légitimes que d'autres pour dominer et s'emparer du pouvoir sous un prétexte religieux fallacieux. Les prêtresses servent de récompense aux combattants envoyés au turbin. Mais l'important, c'est cette source d'eau potable qui assoit leur hégémonie sur la région.

Pour l'heure, nous nous sommes arrêtés à une dizaine de kilomètres du sanctuaire occupé. Difficile d'avancer plus. Ils ne doivent pas nous voir. Nous sommes en sous-nombre. L'effet de surprise devra être déterminant.

Avec Patrocle et Tyron, nous descendons du monticule sur lequel nous nous étions perchés pour tenter d'apercevoir notre cible, sans grand succès. Les autres sont rassemblés dans la ravine, occupés à dresser le camp pour la nuit. Ceux qui ont conduit toute la journée se détendent en jouant aux cartes tandis que de rares bonnes âmes parmi les passagers aident Sara à préparer le repas. Hector est penché sur un bouquin, comme d'habitude.

Ce soir, le dîner n'attendra pas la tombée de la nuit, car il n'est pas envisageable d'allumer un feu qui pourrait être repéré de loin. Alors nous nous installons sommairement pour engloutir un ragoût d'omoul tandis qu'Os trace des lignes dans le sable pour exposer le plan.

— Ils ont établi des chemins de ronde sur les deux demi-cercles. L'idéal serait d'attaquer de manière coordonnée de chaque côté pour éviter d'être repérés par les sentinelles.

Je vois d'ici comment Zilla saura mettre à profit les deux ailes de notre « armée ». Quant à Os, il continue à désigner différents points sur son plan rudimentaire à l'aide d'un bâton.

— L'accès principal aux sources se fait par ce large monte-charge, mais il existe deux entrées, ici et ici, par des escaliers. Plus étroites et moins surveillées, il sera possible de vider les lieux discrètement avant de lancer l'assaut final dans la grande salle du temple où la majeure partie sera réunie.

— Comment ça se fait qu'ils seront tous agglutinés là-dedans ?

— Parce que ce soir a lieu le début du Cycle Paradoxal. Une célébration importante dans leur religion. La tradition veut qu'ils festoient, picolent et consomment des psychédéliques. Une heure avant l'aube, au moment de la relève de la garde, il est probable que la plupart seront trop cuits pour prendre leur tour, et ceux qui y parviendront n'auront pas les yeux en face des trous.

Ah. Ça tombe à pic. Je comprends mieux pourquoi Os nous pressait pour arriver au plus vite. À moins de s'appeler Grimm — que son âme hurle avec les chevauchées ardentes — et de préférer foncer dans le tas, il aurait été dommage de louper une telle occasion.

Pendant encore un quart d'heure, Os nous dévoile tout ce qu'il y a à savoir de leurs effectifs. Comment distinguer les fanatiques des habitants, comment ne pas se perdre dans le dédale des galeries souterraines, et menus autres détails avant de répondre aux questions. Puis Zilla prend la relève en répartissant les rôles de chacun.

Je sens mon cœur accélérer. Voilà six mois que nous n'avons pas combattu et la dernière bataille a été suffisamment traumatisante pour que cela ne me manque pas. Je me demande si je ne suis pas rouillé. Hector a déteint sur moi avec sa soif de savoir. Finies les journées d'entraînement, bonjour la lecture jusqu'à pas d'heures. Contrairement à mes camarades, je me suis largement complu dans ma tranquillité à Dulaï Nor.

o

Fen

Le chefaillon envoie les troupes quérir du repos. « Y'en aura besoin pour montrer à ces vauriens ce que valent de vrais pillards. » Puis Rana, en me regardant, grommèle quelque chose comme : « N'oubliez pas votre promesse. »

C'est con, mais il a suffi d'un regard, d'un seul de ses regards gris, pour faire rejaillir la culpabilité. D'un coup ! Typiquement le genre de conneries auxquelles je ne me savais pas sensible. Et maintenant, j'ai le cœur qui vacille, par la faute de cette grognasse !

Est-ce que je suis vraiment un enfoiré ?

La voilà sa vengeance : me faire mariner pendant des mois, me laisser croire qu'il pourrait se passer quelque chose entre nous après cette nuit magique sous les étoiles, pour finalement me regarder comme le plus horrible des monstres après l'incursion dans cette ville.

Merde ! C'est quand même pas ma faute ! Comment j'aurais pu deviner qu'ils viendraient foutre les pieds là-bas ? En fait, si, je suis con. Bien sûr que j'aurais dû le prévoir. Bien sûr qu'on aurait dû brûler les corps. Sauf qu'à l'époque, je ne pensais pas en avoir quelque chose à carrer de leur opinion. Ça m'était bien égal que ça se sache. Au contraire, sans Zilla pour nous intimer à la discrétion, j'aurais bien caracolé : « Ouais, on a défoncé des culs terreux et tapé dans le fond de ces suceuses ! Et donc, un problème avec ça ? »

Pourquoi faut-il que ça me ronge aujourd'hui ?

Sa puissante musculature se relève et part directement se coucher alors que le crépuscule fait clamser les dernières lumières. Il faut que je fasse quelque chose. Quelque chose que je vais regretter — foi de vieux roublard. Je quitte la bande à mon tour et file dans son sillage.

Elle a rabattu les pans de sa tente. Je n'ose pas rentrer sans permission. Bon sang, t'es vraiment plus toi-même, Fen...

— Rana ? Je peux te parler ? dis-je en m'éclaircissant la gorge.

Je prends son grognement pour un « oui » et pousse la tenture pour m'immiscer dans son antre. Enfin, son antre... c'est pas comme si y'avait grand-chose d'intime entre le sac de couchage et le fusil mitrailleur qu'elle nettoie.

— Qu'est-ce que tu veux ? demande-t-elle sans m'adresser le moindre regard.

— M'excuser.

Bordel, Fen, qu'est-ce que t'es en train de foutre ?

— De ?

— De ce qui s'est passé dans cette ville. J'en suis pas fier.

— Je sais.

Toujours aucun regard. Elle remonte la crosse.

— C'est tout ?

Elle soupire à en souffler des cahutes et lâche enfin son Famas.

— J'ai dit ce que j'avais à dire la dernière fois. Ce qui s'est passé s'est passé.

— Ça veut dire que tu me pardonnes ?

Elle lève la tête. Ce n'est que pour mieux me darder d'une expression qui réussit l'exploit de mélanger dégoût, dédain, colère et une pincée d'un autre truc que je n'identifie pas.

— Fen...

Je crois que je préférais encore quand elle m'appelait « imbécile », « grouillot » ou « sac à merde ». Au moins, j'avais droit à son rire dans ces moments-là.

— Je ne peux pas te pardonner pour Louve. Je ne peux pas te pardonner pour ces femmes dans cette ville, ni pour toutes les autres ignominies que tu as commises au cours de ta vie. Je voulais juste espérer que tu deviennes quelqu'un de meilleur, mais même ça...

Je ne sais pas quelle mouche me pique, mais son ton de désespoir me blesse encore plus que sa colère. Je me penche sur elle comme si m'impliquer physiquement pouvait l'aider à me voir autrement.

— C'est ce que je veux, Rana ! Je t'assure. Je ne veux plus être ce connard. Aide-moi à m'améliorer, je t'en prie !

Ses lèvres se retroussent dans une moue qui en dit long : ce n'est pas à elle de se farcir le boulot de m'éduquer. Certainement pas à mon âge. Elle brandit sa main et je me sens tout électrisé quand ses doigts passent dans les nœuds de ma barbe.

— Tu veux que je t'aide ? Tu n'es pas assez grand pour savoir par toi-même ce qui est bien ou mal ?

Je pourrais répondre « non ». On m'a élevé dans le goût du sang, alors les notions manichéennes... Mais ce serait malhonnête. Parce que je connais ses critères, à elle, et qu'il me suffit de les respecter, de suivre le chemin pavé de ses lumières. Oui, je suppose que je peux faire ça tout seul, comme un grand.

— Ok. Je vais faire en sorte de ne plus te décevoir.

Le message est clair. D'abord les preuves, ensuite le crédit. Je soupire et attrape sa main pour en caresser le dos. Je voudrais tellement plus, mais je la laisse simplement retomber. Puis je m'apprête à me lever pour repartir.

— Attends !

Elle se raccroche à ma veste et me tire comme si je n'étais pas plus lourd qu'une brindille. Nos corps basculent, nos lèvres s'attachent et le restent longtemps.


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