36 - Second message divin
Talinn
Le jour était tombé et le dîner, terminé depuis un moment quand j'ai voulu quitter le cercle du feu de camp.
D'habitude, je profite des premières heures de la nuit pour finaliser quelques lectures, jusqu'à ce que la lampe solaire épuise son jus. Ce n'est pas mon intention de ce soir. Je peine encore à me remettre de la nuit précédente. Comme tout le monde, j'ai beaucoup bu. Eden m'a entraîné dans son sillage, a commencé à m'embrasser. Ce n'était pas la première fois, aussi je prenais mes aises. Jusqu'à ce que Paril se joigne à nous.
Je n'ai pas tout de suite compris quand Eden s'est mise à l'embrasser juste après moi, ni quand il a souri lorsqu'elle revint m'embrasser à nouveau. Je n'ai compris qu'une fois qu'on s'est retrouvés roulés par terre tous les trois, ensemble, à se couvrir de caresses. Les questions ont cessé au profit de l'ivresse du moment. Je n'avais jamais fait ce genre de chose avec un autre homme. Je ne suis pas comme Zilla, ce qu'il s'est passé hier soir, avec Paril et Eden, n'a rien à voir avec l'homosexualité. Et pourtant... c'était si bon.
Après cette journée à errer dans les brumes des lendemains de fête et des interrogations identitaires, pas de lectures. Juste une bonne — une vraie, cette fois — nuit de repos. Surtout que mon camarade Hector n'est pas d'attaque pour étudier ce soir.
Je me tourne d'ailleurs vers lui, qui termine sa brochette de poisson. Sans les rides précoces qui barrent son front soucieux ou les cernes qui s'agrandissent à mesure que les nuits raccourcissent, Hector serait probablement séduisant avec ses cheveux de jais et son regard profond. Est-ce que je pourrais être attiré par mon ami ? Est-ce que je pourrais avoir envie de partager autre chose que du savoir avec lui ? Il dévie ses yeux sombres sur moi, et je me sens soudainement perdu.
Je me racle la gorge pour me passer cette idée bizarre.
— On va se coucher ?
Connaissant le puissant attrait de son édredon, je m'attends à ce qu'il me suive sans discuter. Au lieu de ça, il attrape ma manche pour m'intimer de me rasseoir.
— Non, les pontes veulent parler. Il faut patienter.
Ah ? J'ai raté cette information.
Les tresses fantasques de Bonnie — celle que tout le monde considère comme la cheffe ici, bien plus que Zilla ou Delvin — s'agitent et les conversations se taisent. Elle déballe kyrielle de mots convenus pour adresser son chagrin endeuillé. Au contraire de mes camarades Rafales qui ne font pas la moitié de mes efforts, je tâche d'afficher une mine triste et navrée. Ce n'est pas difficile dans mon état de fatigue.
Quand elle se tait enfin, je lâche un soupir malgré moi et me prépare à me lever. Hélas, le calvaire n'est pas fini.
— Avant que vous ne partiez, Os a demandé à pouvoir dire quelque chose.
Elle se tourne vers le concerné pour l'adjoindre à s'avancer au centre du cercle. Cette situation inédite me tire de ma torpeur. Os ? Parler ? Devant tout le monde ? Il se contente d'habitude de murmurer ses mots à l'oreille de Zilla, qui les répète tout haut. Os n'aime pas occuper le devant de la scène. La seule fois où il l'a fait, après la bataille du fleuve asséché, il avait quelque chose d'important à transmettre.
S'il est gêné de cette soudaine attention tournée, le prophète n'en laisse rien paraître. Pourtant, aux coups d'œil qu'il jette dans son dos, vers Zilla, je me demande s'il n'espère pas voir encore ce dernier accourir pour confisquer sa parole. Mais le chef ne bouge pas, bras croisés et dans l'ombre, il se contente de le fixer, comme si un échange muet circulait entre eux.
Os finit par s'installer à la place de Bonnie. Je m'attends à le voir se ramasser sur lui-même, triturer ses doigts ou balayer son regard de tous côtés, à l'image d'une personne timide en public. Mais Os ne fait jamais les choses comme tout le monde. Il se tient droit et plante ses yeux transparents sur un point fixe de l'obscurité, loin derrière nous.
— Je sais que ce soir est bien mal choisi pour vous avouer ça, mais cet endroit, Dulaï Nor... ce n'est pas la Terre Promise. Pardon de vous avoir menti, ou plutôt, de ne pas l'avoir dit plus tôt. La plupart d'entre vous s'en doutaient et je ne voyais pas l'intérêt de mettre cela sur la table. Il était finalement plus commode de se forger une nouvelle vie ici...
À mon opposé, Fen gonfle comme un taureau colérique et Zilla l'admonester d'un coup de coude pour l'empêcher d'interrompre le gamin. Os ne prête aucune attention à Fen ni à personne d'autre. Il marque pourtant une pause dans son discours. Comme s'il cherchait les mots, lui que j'imagine bien plus apte à s'exprimer par des images.
Il lâche finalement un petit sourire qu'il semble n'adresser qu'à lui-même, avant de soupirer.
— Non, ce sont des excuses, en fait. La vérité, c'est que je ne sais pas où se trouve la vraie Terre Promise. Dieu a cessé de m'envoyer ses directions. Sa présence s'est éteinte depuis que nous nous sommes installés ici, malgré toutes mes tentatives pour le contacter à nouveau. Plus rien. Jusqu'à aujourd'hui. Il m'a chargé d'une nouvelle mission ! Nous devons sauver quelqu'un. Partir au plus vite pour l'aider et, en échange, cette personne nous dira où...
Cette fois, c'est Delvin qui manifeste son exaspération. Et la grande main de Zilla n'est pas là pour se coller à sa bouche et l'empêcher de couper la parole.
— Nous ? Nous ? Tu espères encore qu'on te suive dans tes délires mystiques ? N'as-tu pas assez causé de dégâts avec ces histoires ? Nona est morte. Sara a perdu son bébé. Et toi, tout ce que tu trouves à faire, c'est nous rabâcher à nouveau les oreilles avec ta Terre Promise !
Finalement, si. Le grand blond, avec ses manières dégingandées, ne peut s'empêcher d'intervenir à la rescousse de son protégé. Même moi, je vais finir par trouver ça malsain, à force. Surtout à le voir s'avancer pour déposer ses mains sur les épaules frêles — quoiqu'un peu plus musclées qu'autrefois — d'Os. Ce tableau agite de drôles d'émotions en moi alors que je ne peux empêcher la vision des lèvres de Paril de s'y superposer. Bordel...
— Ce qu'essaye de dire Os, paraphrase la voix flegmatique de Zilla, c'est qu'il existe toujours une ville grandiose à l'est qui n'attend que notre venue. Bien sûr, l'atteindre ne sera pas une partie de plaisir. On risque de galérer, comme autrefois, avant d'apercevoir à nouveau de jolis pâturages verts. Donc personne n'est obligé de rien, personne n'aura à suivre qui que ce soit. On vous annonce simplement qu'on part. Et si certains veulent se joindre à l'expédition, eh bien, j'imagine que le butin sera assez conséquent pour être partagé. Mais ceux qui veulent rester restent.
Un silence consterné suit. Mais un silence bref. Un brouhaha assourdissant ne tarde pas à envahir l'assemblée. C'est dans une cacophonie sans nom que chacun y va de sa question. Les colons ont besoin de digérer l'information, mais surtout de précisions. Où vont-ils ? Est-ce que c'est loin ? Combien de temps ? Est-ce qu'ils reviendront ici ? Qui doivent-ils aller sauver ?
À mesure que les questions pleuvent et que Zilla tente tant bien que mal de noyer le poisson, Os s'efface, comme il a l'habitude de faire. Pas besoin d'avoir le cerveau d'un Hector pour deviner que le prophète improvisé n'a pas tout à fait de plan de route détaillé ni de programme des étapes de voyage. Il compte nous guider à l'aveuglette, ou plutôt, muni d'un sens dont il est le seul pourvu.
Lorsque les discussions se tassent enfin, la suite apparaît inévitable : qui veut à nouveau se jeter dans les nimbes de ce désert hostile et inconnu ? Partir en croisade pour satisfaire les désirs d'un dieu incertain ? Avec à la clé, un mirage des plus flous ?
Sans surprise, la majorité des ex-Rafales se portent volontaires. Je ne les aurais de toute façon pas imaginés se contenter d'amour et d'eau fraîche après avoir été nourris si longtemps aux flammes et aux massacres. Certains hésitent, cependant : ce bonhomme d'Anon, qui s'est trouvé une charmante jouvencelle à combler le soir, après les travaux des champs, ou le paisible Vaslow, qui derrière les cylindres de sa 125, a toujours rêvé de cette quiétude pastorale.
Plus étonnant : Fen, que j'aurais imaginé le premier à sauter sur l'occasion, reste prostré dans son mutisme. Mutisme dont il sort dès que Rana manifeste son désir de suivre la bande. Il raccroche les wagons et s'affirme à nouveau à sa place d'éternel second.
Et Wolf ? J'ai du mal à interpréter son air troublé, imputable à son réveil tourmenté autant qu'à la tristesse de voir ses compagnons de toujours le quitter. J'imagine qu'une part de lui aimerait les suivre, mais qu'une part plus forte ne résoudra jamais à abandonner sa femme. Il restera.
— Je viens aussi.
Un silence éloquent suit la déclaration de la frêle Sara. Elle a pourtant assené ces mots avec une assurance dont personne ne l'aurait soupçonnée. Wolf est le premier choqué.
— Mais, mon soleil...
— Je ne savais pas si je devais croire à ces fables de dieux ou de destins, maintenant je sais. Nona et mon bébé ne sont pas morts aujourd'hui juste par hasard. C'est un signe, Wolf ! Et même si je ne sais pas comment l'interpréter, je crois, en tout cas, que cela signifie que je n'ai plus rien à faire ici. S'il vous plaît, je ne sais peut-être pas me battre, mais je peux faire la cuisine, alors laissez-moi venir avec vous.
Qui aurait pu imaginer ce petit brin de femme, si terrorisée lorsqu'elle a failli passer entre les mains barbares de la bande de Grimm, capable d'un tel aplomb ? À croire que ce deuil brutal l'a transformée.
Évidemment, Wolf se lève aussi. Où qu'elle aille, il ira. Il tente néanmoins de la raisonner. « Ce sera dangereux, mon soleil. Prenons le temps d'y réfléchir. » Elle demeure inflexible. Et du temps ? Ils n'en ont pas tant que ça. Os parle d'une personne en danger. Ses jours seraient comptés et ils doivent partir au plus vite pour espérer la secourir. Demain ou après-demain, mais pas plus tard.
Alors, je jette un œil au reste des protagonistes. Qui d'autre parmi les Vautours aura le cran de se joindre à ce périple ?
À la suite de Rana, je vois certaines têtes comme Karima, Cléa ou Patrocle, versés dans des arcanes plus proches du combat que de l'agriculture, emboîter le pas de la guerrière. Selmek aussi se porte volontaire. Rien d'étonnant. J'imagine mal son affection pour Os se déporter de son sillage.
Et c'est tout. Je jette un coup d'œil affolé à Hector, puis à Eden et Paril. Que suis-je censé faire s'ils ne viennent pas ? Je ne peux pas partir sans eux, non ? Et je ne peux pas ne pas partir.
Finalement, la voix d'Hector jaillit d'un coup sec.
— Je vous accompagne. Vous aurez sûrement besoin d'un médecin sur le trajet puisqu'Alvin reste ici.
Il n'a pas besoin de ce prétexte. On sait tous que le scientifique obstiné ne peut que s'accrocher à son objet d'étude : Os. Il tourne son regard vers moi. Il s'attend à ce que je vienne aussi. Mais Eden ?
C'est une autre voix que la sienne qui s'exclame :
— Moi aussi, j'en suis.
o
Bonnie
Tout le monde a été surpris en entendant Delvin annoncer qu'elle souhaitait suivre les Rafales. Tout le monde a décroché sa mâchoire et s'est exclamé qu'elle était tombée sur la tête ou bien qu'ils avaient dû rater un épisode. Tout le monde, sauf moi. Et Os, bien sûr. Quoique Zilla non plus n'a pas semblé surpris. J'ai cru le voir esquisser un sourire en coin.
Pour ma part, je savais bien que mon amie ne supportait plus de s'enliser dans ce quotidien sans piment. Elle avait besoin d'un phare dans son existence. Phare qui s'est éteint depuis la mort de Marika. Peut-être espère-t-elle en rallumer la flamme en conquérant la Terre Promise. Du moins, c'est ainsi que j'interprète sa décision.
Une fois la réunion terminée et le feu de camp dispersé, Delvin est venue me voir. Je savais déjà ce qu'elle allait me dire.
— Tu feras une bien meilleure cheffe que moi.
Je souris tendrement. En effet, c'est le cas depuis plusieurs mois, même si je n'ai jamais cherché à lui voler la place. Je pose mes mains sur ses épaules et la regarde longuement, profondément. Comme j'aimerais arracher la peine de son cœur. Mais ce n'est pas moi qui pourrai accomplir ce fait. Je ne la verrai pas heureuse à nouveau, alors je souhaite qu'elle le soit loin de moi.
On se serre dans les bras l'une de l'autre. Fort.
— J'espère que tu trouveras ce que tu cherches là-bas.
Même si je doute qu'elle sache elle-même ce qu'elle cherche.
— Tu vas me manquer, murmure-t-elle.
— Rana et Selmek prendront soin de toi.
— Et moi, j'aimerais bien en dire autant pour toi, mais tu es celle qui prend soin de tout le monde.
Oui, c'est mon sacerdoce et c'est ainsi que je veux mener ma vie. Loin du chaos et des combats, juste une vie paisible au sein d'une belle famille. Je devrais me réjouir du départ des fauteurs de trouble. Ces parasites n'étaient pas à leur place ici. Sauf qu'ils me manqueront malgré tout.
J'ai fini par m'y attacher, à cette drôle d'union impie et contre nature.
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