32 - La Terre Promise
Hector
Je me frotte les yeux avec une vigueur parfaitement inutile. Ils hurlent pourtant une réclamation limpide, transparente : leur besoin de repos. Repos que je ne peux me résoudre à leur octroyer tant que je n'ai pas terminé de déchiffrer cet article en cyrillique.
Je plisse davantage mes paupières avant de soupirer. Rends-toi à l'évidence, savant de pacotille ! Les lettres dansent comme pour échapper malicieusement à toute tentative de compréhension.
Très bien, je vais me reposer. Juste cinq minutes.
— Hector ! J'ai trouvé quelque chose !
La voix de Talinn fait irruption dans mon crâne, mon corps réagit d'un violent sursaut. La luminosité a drastiquement baissé. En cause, le soleil farceur parti se cacher à l'ouest. Quel dépit ! Mon assoupissement a allégrement dépassé la limite. Un bâillement décroche ma mâchoire engourdie tandis que ma vision se précise sur la silhouette de mon ami.
Il n'attend pas ma résurgence complète pour m'abreuver de ses découvertes. Son enthousiasme semble difficile à enrayer. Il ouvre une de ces énièmes revues scientifiques à une page annotée par ses soins.
Nous avons mis en pause nos recherches bibliographiques en arrivant à Dulaï Nor, la colonie requérait nos savoirs en agronomie et ingénierie pour assurer notre autonomie. À présent que les cultures poussent tranquillement et que l'apport en énergie est réglé, nous pouvons retourner à nos lubies.
— C'est idiot. Depuis le début, je cherchais les mots clés comme « Alters », « Rugen-Hoën » ou « psychique » dans les titres ou les abstracts, je n'avais pas songé à regarder les noms d'auteurs.
Effectivement, derrière le titre peu évocateur — Describing and visualizing by 4D-Model Imagery synaptic effects of CRAPS-62 genomic groupement, je ne remercierai jamais assez Talinn de s'offrir ce genre d'indigestions lexicales avec moi — on pouvait lire les noms de D. Hoën et M. Rugen, du laboratoire d'étude des phénomènes alter-neuraux de Leipzig, avec le soutien financier de Geneware. Tiens, encore eux ? C'est devenu une récurrence. À chaque fois qu'une revue de presse ou le moindre compte-rendu de conférence mentionnent l'objet de nos recherches et me font toucher du doigt la clé du mystère des Alters, l'encart « informations sous la propriété intellectuelle exclusive de Geneware » s'érige en obstacle. J'ignore qui peut bien être ce « Geneware », mais je m'irrite qu'il n'ait pas songé aux problèmes que leur « propriété intellectuelle » occasionnerait aux archéologues du futur.
Emballé, Talinn n'attend pas que je lise à mon tour ce pavé de jargon technique et me le résume.
— Apparemment, ils ont mené leur étude sur une souche précise de mutations extrêmement rares. Le nombre de cas est faible, ils justifient cela par le fait que ce syndrome concernerait moins de 0,5 % des Alters. Or, même si je n'ai pas trouvé les stats exactes, la proportion de psychique n'était déjà pas bien élevée. Ces personnes auraient la capacité d'influer sur les flux neuraux au lieu de seulement les capter et pourraient ainsi provoquer des dommages vasculaires sur le cerveau.
— Volontairement ?
Je repense à cette fois où Fen s'est tordu de douleur sous mes yeux. Est-ce qu'Os a vraiment voulu lui infliger ça ? Talinn tire une moue indécise.
— Pas vraiment. La question n'est abordée que brièvement — ce n'est pas le sujet de l'article —, mais il semblerait que les sujets ne contrôlaient pas leur impact. Ils parlent de blessures et de dommages collatéraux, sans donner davantage de précisions.
Un frémissement agite mon épine dorsale. Je repense inévitablement à cet effroyable article qui énumérait un bilan sordide : trois mille cinq cent quarante-six morts en l'espace de quelques secondes, dans une ville du nom de Portland, provoquées par ce syndrome. Se pourrait-il que le « terroriste » ait simplement perdu le contrôle ?
J'ai peine à croire que l'humanité ait pu péricliter par l'entremise d'une poignée de ces mutants. Il doit y avoir autre chose...
Trois coups brutaux frappés à la porte et une respiration saccadée me tirent de mon introspection. La figure rougie et encadrée de mèches rebelles de Cléa paraît dans l'embrasure.
— Talinn, Hector, vous pourriez nous donner un coup de main ? On installe les tables pour le buffet.
Mon collègue acquiesce et je n'ai guère d'autres choix que de les suivre.
Les vapeurs de nos grillades vespérales
Titillent mon nez d'arômes agréables
Le ciel se décline en nuances de mauves
Toile délavée où pointent lueurs fauves
D'une juvénile et stellaire assemblée
Là, parmi elles, une tâche empourprée
La céleste Mars daigne montrer atours
Timide éclat luisant du haut de sa tour
Ce soir, ces spectatrices silencieuses
Seront témoins d'une union prometteuse
Oui, ce soir a lieu le mariage de Wolf et Sara. Cette alliance contre nature pourrait prêter à sourire, il s'agit pourtant d'un symbole important. Le signal qu'il nous faut tourner la page et écrire le futur. Un conseil que je pourrais appliquer pour moi-même.
À quoi bon se tracasser sur le sort passé de ce monde déchu ? Découvrir et comprendre les implications et bouleversements engendrés par l'irruption de psychiques dans la société ne remplira pas mon estomac. Pourtant, chaque fois que je repense au regard vide et égaré d'Os, je ne peux empêcher cette curiosité de me titiller.
C'est dans ces moments de doutes, alors que je me mets en rang avec les autres pour étirer les tréteaux sous le vaste préau, que je me remémore les préceptes existentialistes. Il n'est de but plus noble pour percer l'essence de l'être que de s'ériger en maître de son destin et des valeurs que l'on choisit d'embrasser.
Même si mes recherches paraissent futiles ou excentriques aux yeux de mes camarades, je souhaite en faire un moteur à mon épanouissement. Qui sait ? Peut-être qu'elles pourront nous prémunir du danger que couve, parmi nous, la présence d'un psychique atteint d'une pathologie incontrôlable et destructrice.
o
Bonnie
Le soleil déclinant baigne d'une douce aura orangée le spectacle de la procession fleurie. La petite Brianna a entraîné ses camarades pour cueillir leur poids en fleurs dans la montagne, ils les déversent en un joli chemin sur le trajet du couple.
La douce Sara se pend au bras de son bien-aimé. Son ventre s'est délicatement arrondi et la robe fourreau, sortie des malles et reprisée pour l'occasion, le met en valeur. Comme à son habitude, la jeune aide-cuisinière a orné sa tenue de fleurs piquées le long des coutures et tressées en tiare sur le haut de son crâne. Néanmoins, c'est son sourire candide et béat qui donne cette touche de resplendissant au tableau.
Son amoureux n'est pas en reste. Elle est parvenue à lui coller des églantines et des pâquerettes dans le dru de sa barbe. J'ai comme l'impression que ce n'est pas le soleil qui rougit son visage, tandis que ses camarades grivois le charrient.
Ils sont si mignons.
Je sais bien que ce projet de mariage en refroidit beaucoup parmi les Vautours, sans doute parmi les Rafales aussi. D'autres considèrent ce cérémoniel superflu. Pour ma part, j'estime qu'il s'agit d'un symbole important. Il est évident que j'ai été la première architecte du rapprochement de nos camps ; on me l'a reproché. Que pouvions-nous faire d'autre ? Continuer à nous entretuer pour de précieuses ressources qu'il suffit de partager ?
Aujourd'hui, le temps et l'évolution positive de notre colonie m'ont donné raison. Je pense que l'être humain n'est pas intrinsèquement bon ou mauvais. Son cheminement dépend des opportunités et des conditions qu'on lui offre. Proposez un avenir, une alternative au pillage et au massacre à des ordures et, même eux, peuvent se transformer en bons pères de famille. Du moins, c'est le minimum que je souhaite à Sara.
Bien sûr, je comprends que ceux qui ont perdu un être cher par leur faute ne peuvent décemment tourner la page du jour au lendemain. Peut-être jamais. Et pourtant, je voudrais croire, naïvement, qu'un jour, le pardon et la rédemption seront permis.
Forte de ces pensées optimistes, je cherche Delvin du regard. Ma chère amie que je m'efforce de soutenir dans son chagrin jusqu'à l'usure. Quand je l'aperçois, en retrait, mais rivée sur la procession, je m'attends à lire cette noirceur usuelle dans son regard. C'est un sourire timide et subtil que je perçois à la place. Rien ne pourrait me faire plus chaud au cœur ! Hélas, cela ne dure pas. Elle se détourne et part donner un coup de main aux cuisiniers pour installer le buffet.
De l'autre côté, Nona s'extirpe péniblement de sa hutte. Soutenue par Alice et Riley, elle s'aide aussi d'une canne pour marcher, depuis quelques mois. J'espérais que l'air pur et la nourriture de bonne qualité lui permettraient de se refaire une santé. Impuissants, nous ne pouvons que constater l'effet inverse. Elle le dit elle-même : sa foi en la Terre Promise a été son moteur pendant toutes ses années, lui insufflant la combativité nécessaire pour surmonter les pires épreuves. Cette quête accomplie, la doyenne peut partir en paix et trouver enfin son repos.
Hector a prononcé les deux syllabes fatidiques du diagnostic : cancer. Notre mère de cœur n'en a plus pour longtemps, malgré cela, un sourire enjoué élargit ses joues tannées. Vêtue d'une tunique blanche et de ses plus belles parures, elle n'aurait pas pu rêver meilleur bouquet final que d'officier pour une cérémonie de mariage.
Arrivée sous l'arche en bois sculptée par les soins de Paril et Eden, la doyenne soulève ses mains grêles et le silence s'impose. Même la cithare de Karima s'interrompt provisoirement. Nona s'époumone en une quinte de toux sévère, puis apaise l'inquiétude d'Alice d'un signe. Quand elle commence à parler, sa voix est rouillée, mais puissante.
— Vous sentez ce vent frais qui rafraîchit nos os ? Cette senteur de vase et d'herbes folles dans nos sinus ? Nous avons payé notre dette à la Terre et la Terre nous le rend, nous offrant ses bienfaits à profusion. — Elle marque une pause étudiée. — Je m'interroge, néanmoins. Le prix à payer n'était-il pas finalement de dépasser notre condition d'Homme ? Nos réflexes de primates consistant à s'étriper pour la survie ? Nous avons appris à nous unir plutôt qu'à nous combattre et voilà notre récompense. Je trouve que c'est une belle leçon. Sara, Wolf, vous nous prouvez que sur les cendres de la haine peuvent repousser les fruits délicats de l'amour. C'est avec une émotion sincère que je me fais témoin de votre union. Qu'elle soit longue et prospère !
Les tourtereaux accrochent leurs lèvres dans un baiser tendre, les exclamations enthousiastes résonnent et la musique reprend, accompagnée de nouvelles percussions.
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