30 - La Terre Promise

Delvin

La silhouette féline de Cléa bondit sur moi, agile, et toutes griffes dehors. Je sais qu'elle va attaquer sur la droite. J'exécute une parade d'un coup de coude dans le plexus. Elle grogne, encaisse, puis revient à l'assaut d'une balayette. Là encore, je l'ai anticipée et place mon pied sur son quadriceps. Mon adversaire bloquée, je n'ai plus qu'à la faire basculer vers l'arrière. Je m'agenouille sur elle et raffermis ma prise. Elle capitule.

— Bon sang, Delvin, je n'en peux plus. Tu vas finir par me tuer si je continue à m'entraîner avec toi !

La brune vaincue halète et reprend péniblement son souffle lorsque je la libère. Elle éponge son visage avec une serviette et descend une longue rasade d'eau.

— Je veux progresser, Cléa. Ce n'est pas en m'abaissant à ton niveau que je vais y parvenir.

Elle tourne vers moi un regard amer. Je l'ai vexée. Tant pis. Ça fait bien longtemps qu'on me taxe d'acariâtre. Même si c'était loin d'être ma réputation, avant. Avant que Marika ne disparaisse.

— Dans ce cas, tu devrais plutôt t'entraîner avec des adversaires de ton niveau, siffle-t-elle avant de rejoindre ses amies occupées à tresser des paniers en bambou.

Je demeure seule, à l'ombre du préau où j'ai pris l'habitude de m'entraîner chaque jour. J'ai beau savoir que les arts martiaux ne sont pas la priorité actuelle, entre l'agriculture, la chasse ou la construction. J'ai besoin de me perdre dans cet exercice physique absurde. Il n'y a que lorsque ma concentration est dédiée entière à un adversaire que je peux oublier mes tourments.

Je soupire. Un adversaire à ma hauteur ? L'image de Zilla s'impose dans mon esprit. Accompagnée de son insupportable sourire narquois. Oui, je trouverais sûrement le challenge que je recherche en m'entraînant avec lui. Jamais ma fierté ne s'abaissera à le lui demander.

Je quitte l'obscurité pour m'aventurer sous le soleil doux de l'après-midi.

L'activité bat son plein dans le camp, que dis-je, dans notre village. En cinq rotations lunaires, c'est un véritable hameau qui s'est élevé à partir de rien. Bien sûr, il reste toujours les camions et les chars, immobilisés en arrière-plan, mais les habitations en dur dépassent désormais en nombre nos anciennes et spartiates demeures sur roues.

Les jours passent et s'écoulent dans une improbable harmonie. Les miens se satisfont du bonheur simple de ne plus craindre les disettes. Les premières récoltes maraichères ont produit au-delà des espérances ; les trappeurs ont trouvé des chèvres dans la montagne et les ont regroupées dans un enclos, certaines sont déjà grosses ; au nord, une étendue de jeunes pousses donnera dans quelques années un luxuriant verger ; quant au bois, il ne manque pas pour construire de nouveaux bâtiments, toujours plus grands et robustes. Le commerce avec les autres tribus du lac nous a apporté des semences, des boutures, ainsi que des poules et des cochons noirauds. Même nos sanguinaires ennemis semblent avoir trouvé leur compte dans cette improbable idylle pastorale. Ils ont façonné un ponton, de nouveaux bateaux et pratiquent une pêche si prolifique qu'ils doivent se réfréner pour ne pas gâcher la nourriture.

J'ai l'impression d'être la seule à ne pas vivre cette pause comme un rêve béat.

Bonnie essaye de me consoler en me murmurant que les ressentiments subsistent. Les Rafales et les Vautours font toujours bande à part, installés de part et d'autre du village. Et pourtant, je vois bien, au fil des semaines, la frontière se brouiller, s'aménager de nouvelles constructions, de nouvelles activités. Les deux parties ne craignent plus de se mêler ou de coopérer. Les rapprochements se font de moins en moins timides, à chaque dîner autour du large feu. Les éclats de rire résonnent en commun. Il n'est plus rare de voir une jeune sœur filer, main dans la main, vers la cahute de l'un de ces barbares. Même Rana m'a confié trouver leur rustre de second « attirant » !

J'ai l'impression d'être la seule à ne pas avoir tourné la page.

En sortant du hall, je tombe sur la silhouette longiligne du chef des Rafales. Posé sur un rondin de bois, il s'applique, avec ses acolytes, à démonter et nettoyer des pièces d'armes à feu. Leur entretien est à peu près aussi prioritaire que mon entraînement aux arts martiaux. Sa chevelure soignée s'agite lorsqu'il redresse la tête. Son regard d'émeraude croise le mien et il me gratifie d'un sourire languissant. Je frémis, mais demeure de glace. Je préfère l'ignorer et tourne les talons en direction de la fontaine.

Ce que nous appelons la fontaine est en réalité une vasque que rejoint une dérivation de la rivière. Nous nous assurons ainsi d'un accès permanent à l'eau potable, au centre du village. Je m'assois sur le rebord et plonge mes mains dans le bassin pour rafraîchir mon visage après l'effort de l'entraînement. Le miroir cristallin me renvoie l'image d'une femme aux traits durs. J'ai l'impression que ma grâce et ma jeunesse se sont évaporées ces derniers mois, ruinées par la haine et le chagrin. Mes cheveux repoussent en pagaille. Je les ai coupés au plus court quelques semaines auparavant ; sans doute pour me rapprocher du souvenir de ma bien-aimée au crâne rasé plutôt que de la coquetterie absurde de ma Némésis. Ils ne ressemblent désormais plus qu'à un amas de mèches brunes désordonnées.

Je soupire et croise Sara en relevant la tête de mon reflet. La jeune fille s'avance et s'installe à côté de moi sur la fontaine.

— Est-ce que je peux te parler, Delvin ?

Présentement, je préférerais annihiler mon existence et envoyer dans les roses quiconque se risque à me parler, mais j'ai un rôle à tenir. Même si cela fait longtemps que Bonnie dirige officieusement la colonie à ma place.

— Que t'arrive-t-il ?

— Eh bien...

Elle triture les pans de sa robe avec nervosité, ne sachant probablement pas par quel bout amener le sujet. Sara a toujours été timide, mais à en croire sa gêne exacerbée, je soupçonne que le sujet de sa venue ne sera pas pour me plaire.

— J'ai discuté avec Nona. Elle a proposé d'officier une cérémonie d'union entre Wolf et moi. Comme tu es notre cheffe, je voulais te demander ta bénédiction avant.

Je cligne des yeux plusieurs fois, pas bien certaine de ce que j'entends.

— Un mariage ? Mais pour quoi faire ?

C'est vrai ça ! Quand des gens désirent être ensemble, il leur suffit d'être ensemble. Certes, on a bien eu quelques célébrations de ce genre entre Timoé et Duniah ou Uma et Alix, mais j'ai toujours trouvé un besoin excentrique, presque capricieux, à cette volonté d'afficher aux yeux du monde l'amour au sein d'un couple.

Je me voile la face. Ma pointe au cœur provient du fait que Sara ait choisi cette abomination, ce croisement entre un ours des montagnes et un loup, en guise de compagnon.

Mon amertume et mon ton sec la font se rétracter. Elle rougit et redouble de malaise.

— Je sais que ce n'est pas nécessaire, mais on voudrait le faire pour pouvoir accueillir notre enfant.

— Un enfant ? Tu veux dire que...

Elle n'a pas besoin d'en dire plus. À la façon dont elle sourit béatement et caresse son ventre, la réponse est évidente. Mon sang se glace.

Je voudrais taper du poing dans l'eau, crier pour maudire ce monde qui continue à tourner sans moi et conspuer tous ceux dont le bonheur renaît des cendres de nos champs de bataille.

Mais je ne fais rien de tout cela. Je me contente d'enlacer Sara avec tendresse ; une manière de masquer mon trouble et de lui montrer mon soutien, là où ma gorge nouée échoue à le faire. Elle veut que je lui accorde ma bénédiction ? Quel monstre serais-je de ne pas la lui donner ? Même si je considérerai toujours le père de son enfant comme notre ennemi, Sara l'a choisi.

— Je suis contente pour toi, parvins-je à dire dans un souffle duquel, j'espère, ne transperce pas trop ma propre affliction.

Ces simples mots suffisent à la soulager. Sans doute s'était-elle préparée à une réception plus glaciale. Elle me remercie chaleureusement avant de retourner vers la partie du village habitée par les Rafales, pour rejoindre les bras de l'homme-bête.

Accepte-le, Delvin. Accueille ce monde qui tâche de se rebâtir au-delà des querelles. C'est ce qu'aurait voulu Marika.

Et alors que je repense à elle, l'injustice me bouffe l'estomac. J'aurais pu me marier avec elle, moi aussi !

— Tu la reverras.

Je sursaute et me retourne d'une traite alors que mon cœur vient de louper un battement. Même perdue dans mes pensées, je me laisse rarement surprendre. Instinct de survie oblige. Mais Os a cette faculté de se faufiler aussi furtivement qu'une masse d'air.

Sa silhouette frêle ourlée de larges étoffes et chargements offre un tableau détonnant. Bien qu'il ait pris des muscles ces dernières semaines, il apparaît enseveli sous les gibiers qui pendent à ses épaules : trois lapins et un renard. L'étrange prophète ne se mêle pas aux activités de groupe et préfère partir chasser en solitaire pratiquement tous les jours. Selmek l'accompagne quelquefois, mais le laisse avec son chien la plupart du temps.

La chasseresse affirme qu'il n'a plus besoin de son aide ; il maîtrise le tir, désormais. En réalité, c'est surtout parce qu'Os lui a expliqué qu'il souhaite être seul, qu'il s'agit même d'une nécessité.

Autant dire qu'entre son étrangeté et son exclusion volontaire, le garçon blanc comme les cimes des montagnes est un électron libre en périphérie de notre colonie. Le seul qui parvient à entretenir un semblant d'intimité avec lui est cette enflure de Zilla.

Je l'ai compris, à force. Qu'entre Zilla et Marika, il a fait son choix, ce jour-là, sous ce pont en ruines. Pour cette raison, j'ai souvent rêvé de le suivre lorsqu'il part chasser seul, de le poignarder et de laisser son corps pourrir dans les bois.

Mais à quoi bon ? Os n'a aucune notion du bien ou du mal en lui. Il ne répond qu'aux forces du chaos qui le guident dans cet univers. Je sais qu'il ne voulait pas voir notre cheffe morte. C'est juste... arrivé. Et le tuer ne la fera certainement pas revenir. Rien ne peut la faire revenir. Alors pourquoi affirme-t-il que je la « reverrai » ?

— Pardon ? m'exclamé-je sur un ton outré.

— Marika et toi, vous vous reverrez.

Je bouillonne entre la colère de l'entendre raconter ces inepties et le mince espoir que creusent ses paroles.

— Comment ? Une fois que je serais morte, c'est ça ?

Il hausse les épaules avec un dédain insupportable, faisant s'agiter les oreilles des lapins trépassés sur ses clavicules.

— Non, vivantes. Mais pas dans ce monde-là.

— Qu'est-ce que ça veut dire ? Qu'est-ce que tu as vu ?

— Je ne saurais le dire.

À son air divaguant, je comprends qu'il ne sera pas fichu de m'expliquer davantage. La rage l'emporte, finalement. J'envoie ma main dans le bassin et fais éclater une large gerbe d'eau. Elle l'éclabousse, mais il ne bouge pas d'un cil. Ses prophéties cryptiques se réalisent toujours, et pour cela, elles m'agacent d'autant plus.

— Fous le camp !

— Pardon. J'espérais te consoler, pas te faire encore plus de peine.

— Trop tard. Le mal est fait depuis longtemps.

Même sans ses talents de télépathe, il perçoit sans mal l'allusion. J'entends ses pas s'éloigner et m'abandonner à mon marasme.

D'un autre côté, ces paroles instillées en moi comme du poison commencent à m'animer d'une énergie nouvelle.

On se reverra ?


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