3 - Les Tours Englouties
Grimm
J'aurais bien aimé prendre mon pied. Ce ne sont pas les stimulations qui manquent avec le cheptel de gonzesses qu'on a rameutées. Mais rien à faire. Ça ne vient pas.
J'ai d'autres tracasseries en tête. Et bien sûr, ça remonte quand je les vois pointer leur pif, au chef et à sa pute, hors de leur terrier. J'y crois pas, ça reluit tellement qu'on les voit briller d'ici. Ah ça pour se pomponner, ça veut bien y passer du temps !
Je vire la mégère qui s'occupait de moi, bien trop mollement, et fais un signe à Daïb.
— Viens, faut qu'on aille causer à Luth.
Fen l'avait foutu de garde sur la passerelle. Vu que Luth a pas combattu, il lui refourgue la corvée au prétexte qu'il a moins besoin de repos que les autres. En vrai, c'est surtout qu'il tire jamais son coup, le puceau, alors autant le faire bosser pendant que les vrais mecs profitent un peu.
Un petit coup d'œil vers le feu de camp, toujours en ciblage sur Blondie de dos et Sac d'Os. Accaparés par leurs brochettes, on n'existe plus dans leur cosmos. J'embarque Daïb dans ma traîne sur l'antique escalier branlant, qui pousse des hurlements de banshee à chaque marche. Le truc est fin comme une dentelle en fer, de même que la passerelle qu'il permet d'atteindre. Ce serait quand même con de finir avec une fracture de la clavicule à cause d'un édifice en ruine, alors qu'en quinze ans de combats, j'ai jamais été blessé plus sérieusement qu'une estafilade jusqu'à l'os.
Avec le raffut que fait cette tempête, t'entendrais pas un moteur bicylindre en V culbuté, et vu la teneur en alcool de ce distillat qu'on a siphonné à ces bouseux, y'a plus grand monde pour se soucier de ce qu'on part fabriquer là-haut.
Luth est là, sur son perchoir de fortune, emmitouflé et caquetant dans une couverture rêche. Faut dire que vu comment ça tape là dehors, y'a de quoi se faire une bonne flipette. Et Luth est déjà flippé de base. Le projo est braqué sur des volutes de sables qui semblent se bagarrer comme une meute de chiens enragés. Les gars ont pas couvert les vitres sur cette façade, car elle est abritée par le bâtiment voisin. C'est le seul endroit d'où nos charmants hôtes pourraient contre-attaquer. Mais si vous voulez mon avis, ces pleutres oseront jamais venir sauver leurs petits copains en pleine tempête, et même sans ce barouf, en fait. On les a écrasés, point barre. Mais bon, aux dernières nouvelles, c'est pas encore moi qui décide ici !
— Alors Luth, on attend pour se faire épiler le maillot ?
La touffe de cheveux châtains sursaute et en fait glisser sa couverture.
— Putain, Grimm ! Tu m'as foutu la trouille.
— Je me demande bien ce qui te fout pas la trouille dans ce putain de monde hostile !
Il se contente de soupirer. Daïb est prévoyant, il a ramené une outre de leur alcool maison et nous le sert dans des timbales. On trinque par habitude et on laisse le temps au breuvage de nous chauffer les joues avant d'ouvrir la causette.
— Tu avais quelque chose à me demander Grimm ? qu'il entame le Luth.
— Ouais. C'est à propos de notre petit projet.
Effet immédiat. Luth se contracte et lance des regards paniqués tout autour. Relax mec. Personne ne nous voit, personne ne nous entend, et quand bien même, il aurait pas trop intérêt à la ramener, le gars. Foi de Grimm. Comme il ne réagit pas, je suis bien obligé de poursuivre. Pas envie d'y passer la nuit avec ces conneries.
— J'ai besoin de m'assurer qu'on peut compter sur toi quand...
— Merde, Grimm ! Tu veux vraiment le faire ?
Une fois de plus, il jette un regard par-dessus mon épaule. Je n'ai pas besoin de me retourner pour savoir qui il cherche. Je m'étais promis de l'ignorer, mais je craque quand même.
— Oh, c'est ici que ça passe, empaffé ! Ils captent rien de ce qu'on fout ! Ils sont trop occupés à se murger la gueule en bas.
— Ne dis pas ça ! Il... Il sait déjà, c'est sûr...
— Et alors ? Zilla m'a calé une balle entre les deux yeux ? Regarde bien ! Tu vois quelque chose là ?
Je lui braille dessus en pointant mon front du doigt. Luth recule encore sur la passerelle. Je continue.
— J'en ai rien à carrer de monsieur le devin. Tours de magie ou pas, il finira six pieds sous terre aussi, une fois que j'aurai réglé son compte à Zilla, et je veux m'assurer que toi, notre nav', tu ne te mettes pas en travers de ma route.
L'avantage d'être un couard de naissance, c'est qu'on apprend vite à gérer sa peur et à vivre avec. Enfin, j'en sais rien, c'est pas un truc que je connais bien. Luth semble faire face. Il hésite, mais je sais qu'il va céder.
C'est pas un bon à rien, mais presque quand même. Il ne sait pas se battre, il sait conduire, mais pas piloter, il sait refaire un plein d'essence, mais il n'est même pas foutu de changer un joint de culasse et il serait capable de faire crever toutes les plantations en deux semaines si on lui en confiait la charge. Luth était peut-être encore sur la liste des personnes indispensables lorsqu'on avait besoin de lui pour décider des trajectoires. Mais depuis deux mois, il tourne en rond, conscient de sa finitude.
Pour l'heure, les Rafales se portent bien, mais foi de Grimm, la moule durera pas. On se dirige vers l'est, à ce qu'on dit, les villages se font de plus en plus rares par là-bas, les terres de plus en plus arides... À la prochaine disette, c'est pas à Luth qu'on donnera des rations de bouffe en premier.
Lui, plus que quiconque, a tout à gagner à voir Sac d'Os disparaître.
— Comment vous allez vous y prendre ?
— Je sais pas encore. On guette l'occasion. L'idéal ce serait pendant un assaut. T'as ton mot à dire sur la répartition des groupes, non ? Arrange-toi pour nous coller moi et mes gars, dans un groupe avec le chef, et la brigade de Wolf, loin ; et ça devrait bien se passer.
Il pâlit comme un cul de nourrisson devant mon sourire carnassier.
— Quand tu seras chef, tu sauras te rappeler de moi, hein ?
— Bien sûr.
Alors on se serre la main entre bonshommes. Chez les Rafales, ce geste vaut un pacte signé au sang. C'est ton honneur que tu engages. Poule mouillée ou pas, Luth se défilera pas.
o
Talinn
Titanesque agencement de tours grises. Quadrillage parfait, limpide, avenues larges et asphaltées. Architecture fantasque et espacements calculés. Cette ville était dense, animée, fut un temps. Aujourd'hui, le sable recouvre tout. La tempête a causé des dégâts, mais la plupart de ces ruines manifestaient leur décrépitude avancée bien avant son arrivée.
Nous explorons ces artères désertes avec Luth. D'après Os, il n'y a plus aucun habitant dans le quartier est de la ville, le chef a envoyé quelques troupes achever ce qu'il reste de la colonie, dans la zone sud. En tant que géologue, météorologue et surtout, hydrologue – improvisé –, je m'intéresse au réseau d'eau potable des autochtones des générations précédentes. Impressionnant système de tuyaux de fonte qui desservait plusieurs bâtiments.
Nous suivons les canalisations, parfois enterrées, souvent en équilibre précaire, longeant les murs, s'abritant sous des toits et agrémentées, çà et là, de pompes de relevage. Le circuit termine sa course sur une usine de désalinisation rouillée et rafistolée d'un patchwork de plaques désassorties. Sur son toit, une ribambelle d'éoliennes de fortune danse à vive allure. Sans doute l'une des seules productions encore en fonctionnement dans cette ville, avec la ferme hydroponique. À l'intérieur, je prends soin de faire relevés, schémas et de prendre des notes sur l'installation, si vétuste soit-elle. Je regroupe aussi les filtres, pompes et raccords que nous pourrons envisager de revenir chercher avec une remorque.
Dehors, Luth a déjà poursuivi la trace des tuyaux vers l'amont. Je le rejoins et nous arrivons sur une étendue plus aérée. En contrebas, la vision de l'horizon est à la fois glaçante et titanesque : la mer. Pas seulement une mer noire et frisée d'écume. Cette mer-ci a englouti les vestiges d'une civilisation trépassée.
Au cours de mes pérégrinations, j'ai souvent vu d'anciennes villes côtières ayant tenté d'endiguer la montée des eaux : immenses murailles construites à la va-vite, non conçues pour durer dans le temps. Peut-être est-ce ce qui s'est passé ici. Peut-être ont-ils essayé de sauver leurs fiers gratte-ciels et leurs beaux bâtiments. À la fin, c'est toujours l'eau qui gagne.
La vue sinistre de ces rues à moitié englouties, de ces quelques lampadaires qui s'échappent des remous sombres comme les épines d'un coléoptère, de ces carcasses de voitures bercées par les vagues, nous plonge, Luth et moi, dans un recueillement respectueux. Quand bien même ce n'est pas le premier tableau de cette tragédie que je vois, la fascination et l'humilité me prennent à la gorge. Des dizaines, peut-être des centaines d'années, ont été nécessaires pour bâtir ces sociétés, pourtant il a suffi d'un revers de la nature pour les détruire consciencieusement. Peu importe notre acharnement et notre arrogance, nous ne serons jamais que des insectes face à ces forces qui nous dépassent.
— C'est donc ça la mer ?
Luth ne l'a jamais vue. Cette immense flaque salée s'étend à perte de vue. Impossible de la traverser. Nos roues ne flottent pas.
— Oui, il va falloir continuer notre route vers l'est. On rentre ?
Mais mon binôme n'a pas l'air décidé à bouger. Assis sur le rebord du ponton, il semble épris pour ces vestiges du passé.
— Comment se fait-il qu'ils aient construit tout ça sur l'eau ? Est-ce qu'ils vivaient dans l'eau ?
— Non. Ils ne s'attendaient pas à se retrouver submergés. Le climat a changé et le niveau de la mer a monté.
Luth se retourne vers moi. Une lueur suspicieuse dans le regard.
— Comment peux-tu savoir ça ?
— J'ai lu beaucoup de livres.
Mais ça, c'était avant d'être embarqué chez les Rafales. Mon érudition m'a sauvé, mais je ne peux plus l'entretenir en compagnie d'individus qui ne considèrent un livre qu'en sa qualité de combustible. Luth observe un silence envieux. Les connaissances de l'Ancien Monde se perdent et c'est un privilège rare que d'en posséder quelques clés.
Le navigateur finit par abandonner sa contemplation. Égaré dans ses songes, peut-être s'imagine-t-il pouvoir franchir cette étendue infinie, voir ce qui se trouve de l'autre côté. Comme je comprends ses lubies d'explorateur. Moi-même, je ne peux m'empêcher de rêver d'un ailleurs qui s'échappe, farceur, au réveil.
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