28 - La Terre Promise

Fen

Putain !

J'étais en train de chercher un filtre à huile de rechange pour Ramsay et il a fallu que je me cogne la tête contre ce putain de rebord en me relevant. Ça fait mal, mais c'est pas ce qui me fait râler. Putain !

Ils sont encore ensemble. Même si je ne vois pas Sac d'Os, caché derrière le grand blond, pas bien dur de deviner qui Zilla couve. Ce foutu clebs — toujours en vie — fait des rondes autour d'eux.

Ari est mort. Putain ! Que son âme hurle avec les chevauchées ardentes.

On a retrouvé son corps étalé près des caravanes. Une balle entre les deux yeux. Alors qu'on était prêts à se taper sur la gueule avec les Vautours, persuadés que l'un d'entre eux avait fait le coup, le chef a fini par se pointer au petit matin. La gueule enfarinée, il s'est dénoncé entre deux bâillements. Son ton désinvolte a fait sonner son aveu comme : « Oups, désolé, j'ai oublié de ranger le corps de notre cuistot. Je savais plus où je l'avais abandonné. »

Quel. Putain. De. Touriste.

Il a beau nous laver la cervelle avec ses justifications. Petit un, ça prend pas sur moi. Petit deux, ça a juste alimenté le moteur de mes peurs irrationnelles. Ok, Ari était à moitié cinglé et on l'aimait bien tel quel. Ok, il a voulu buter le gamin tout pâlot « pour exorciser Zilla et nous protéger ». Et j'en aurais sûrement ri... si le gamin tout pâlot en question n'avait pas réellement manqué de me tuer juste avant.

Me tuer ? Vraiment ? J'en sais rien. J'ai jamais eu aussi mal au crâne de ma vie. J'ai jamais autant flippé de ma vie. Je me suis fait braquer en des centaines d'occasions, pris des balles et des coups à peu près autant de fois. Mais je savais à quoi m'en tenir ! Je pouvais l'appréhender, la mort. Là, Os n'a même pas bougé d'un poil quand je m'effondrais devant lui. C'était l'inconnu et y'a rien de plus angoissant que ça.

Je me demande à quel point, entre ses convictions zinzins et ses humeurs hallucinées, Ari n'a finalement pas été un poil visionnaire. Quand je vois les yeux doux avec lesquels Zilla couve le petiot, leur petit manège pour se retrouver en douce la nuit, quand je me souviens de sa crise de nerfs après qu'il se soit barré de cette usine, j'en viens à croire le vieux caribou : notre chef a été ensorcelé par ce truc tout chétif et soi-disant inoffensif.

Puis Wolf est venu me parler. Il m'a rappelé que j'avais poussé le bouchon un peu trop loin avec le corniaud. Ou même avec les Vautours de façon générale. Qu'il faut que je lâche du lest. Que je me détende. Que la situation est perturbante à cause du changement qu'elle engendre, mais qu'il y a pas mort d'homme — sauf pour Ari. Que dans l'ensemble, tout va bien. La preuve : nous voilà arrivés au pays des petites fleurs !

Grâce à Wolf, j'ai fini par comprendre le problème de Zilla. Non, c'est pas un sortilège. C'est pire que ça. Il a la même putain de lueur dans le regard que notre féroce ailier quand il mate sa nénette.

— Laisse tomber.

Je sursaute et me retourne brusquement pour faire face à Rana.

— Qu'est-ce que tu fous là ? l'invectivé-je avec plus d'agressivité que nécessaire.

Ça ne lui fait ni chaud ni froid.

— Je viens reprendre un jerrican d'essence.

Elle s'en empare, comme si c'était en service libre. Je la fusille d'un regard noir. Elle pige ce que ça veut dire, mais elle n'en a rien à foutre. Elle tourne les talons, avec son nouveau bébé le bidon qu'elle porte pareil que s'il était vide.

— Attends ! Qu'est-ce que tu voulais dire par « laisse tomber » ?

Elle hausse les épaules et envoie un signe de la tête dans la direction d'Os et Zilla.

— Laisse-les faire leur truc. Ça nous regarde pas.

— Parle pour toi ! C'est pas ton chef qu'est en train de partir en vrille.

— En effet, puisque notre cheffe s'est fait tuer par votre chef.

Je ferme ma gueule deux secondes. J'ai pas eu beaucoup d'occasions de parler à Rana, mais elle a chaque fois le chic pour me clouer le bec. Je détourne le regard, trouvant soudain la vision de mes bottes poussiéreuses bien plus intéressante.

— Je comptais pas m'en mêler, bredouillé-je.

— Bien.

Et elle repart comme elle est venue.

Merde. C'était quoi ça ? Depuis quand cette grognasse se permet-elle de me donner des conseils ? Que dis-je — des ordres ! Et surtout, pourquoi je m'écrase de la sorte devant elle ?

Des exclamations retentissent au retour des éclaireurs. Derrière moi, Zilla s'est levé et Os part vadrouiller ailleurs. Je ne sais pas ce qui se passe ici et ça me débecte, mais Wolf n'a pas tort. Rana non plus. Je devrais laisser couler. C'est pas mes oignons. Mêle-toi de ton cul, Fen.

C'est juste que... ça fait mal de voir ma famille et mes repères s'effriter de la sorte. Tout ce que je peux espérer, c'est que cette fichue Terre Promise vaille la peine.

o

Talinn

La dernière fois que j'ai ressenti une telle excitation, c'était en arrivant au sommet du col du Plumage Dépouillé et que le panorama de la gigantesque Kaboum, assemblage hétéroclite de déchets rouillés construits en vertical, s'offrait à mes yeux. Mon cœur palpitait, brûlant des découvertes que pouvait receler cette métropole en lambeaux.

Aujourd'hui, c'est un tout nouveau type de paysage qui se dévoile. Les éclaireurs ont repéré une passe au nord, praticable pour les roues et permettant de contourner l'escarpement. Malgré les récits féériques de ces derniers, je tâcherai de m'en tenir au seul témoignage de mes yeux critiques de géologue : le terrain sera-t-il stable ? Le sol, fertile ? L'eau, potable ?

Je préfère aborder la situation avec pessimisme plutôt que subir le revers d'une amère déception.

Et pourtant, comme lorsque j'ai découvert Kaboum, mon cœur de bat à cent à l'heure, alors que les paysages verdoyants de la Terre Promise s'étalent sous nos roues.

L'immense vallée s'étire sur plusieurs dizaines de kilomètres avant de se heurter à la barrière naturelle d'une forêt de conifères. Je crois y reconnaître des espèces que je pensais éteintes : pins, cèdres, épicéa, mélèzes... Bien vivants, ruisselants et par milliers ! Plus à l'est, l'horizon se fond sur une chaîne montagneuse, effacée dans les nuages. Mais toute l'attention est retenue vers ce lac. Étendue dont on ne parvient pas à distinguer la fin, au sud. S'agit-il seulement d'un lac et non d'une mer ? Je le parierais en raison de la pellicule d'eau translucide et épargnée par le remous des vagues.

Un silence religieux s'installe dans la colonie alors que nous foulons du pied ce qui apparaît comme une terre sacrée. Les roues crasseuses craignent d'écraser les myriades de coléoptères, lépidoptères et autres rampants sur l'herbe sertie d'humidité.

Nous décidons de remonter les vestiges de la route vers la rive nord du lac, où le plat d'une vallée verdoyante nous permettrait de bivouaquer.

Un sentiment nerveux gagne les troupes, lorsque nous distinguons la cime de toits en chaume en contrebas, le long des rives. Un hameau. Loin d'être aussi grand et imposant que notre procession, pourtant étriquée.

Loin de l'image de cette ville immense de notre vision.

Le convoi marque une pause alors que les vigies repèrent une dizaine de silhouettes s'approcher. Déjà notre groupe fourbit ses armes et se prépare à un assaut. Mais les arrivants ne pourraient être plus pacifistes. Des femmes, exclusivement. Vêtues de tuniques de lin légères qui ne dissimulent rien de leur corps, encore moins des armes ou des armures, elles ont les bras chargés de paniers de fruits, légumes, poissons et compositions florales. Elles déposent ces derniers sur des amas de pierres lisses, s'inclinent et embrassent le sol, avant de repartir là d'où elles viennent.

— Qu'est-ce que c'est que ce délire ? siffle Fen, dont on ne saurait dire s'il est davantage perturbé par la vision de ces nymphes ou l'étrange procession qu'elles viennent d'accomplir.

— Des offrandes, précise Os qui s'est avancé dans nos dos. La chamane de leur tribu a prédit l'arrivée de dieux de chrome et de métal. C'est leur manière de nous honorer et d'apaiser le courroux divin.

Une armée de sourcils circonspects se lève. À côté de moi, Fen bafouille :

— Il n'y a pas d'hommes dans leur bouge ?

— Non. Une tribu similaire constituée exclusivement d'hommes vit sur l'autre rive du lac. Ils ne se rencontrent qu'une fois par an, dans des barges au milieu du lac, pour célébrer la Tsveteniye à l'arrivée du printemps. Ils s'accouplent lors d'une immense orgie et repartent sur leurs berges respectives à l'aube. Les filles qui naissent grandissent ici tandis que les bébés mâles sont abandonnés de l'autre côté du lac.

Un silence appréciateur enquille les informations anthropologiques de notre guide. Je cligne des yeux plusieurs fois et rétorque par la première impression qui me vient à l'esprit. Sans doute pas la plus intelligente.

— Quelle étrange coutume...

Notre chef, qui conserve en toutes circonstances un sens inné du pragmatisme, interroge :

— Devrions-nous les craindre ?

— Ce sont eux qui vous craignent. Ils ne chercheront pas à vous approcher et se montreront ouverts au troc à votre avantage, par peur de vous froisser. Ils vous laisseront vous installer où vous le souhaitez. Les ressources de la région sont suffisamment abondantes pour ne priver personne.

Sans doute persuadé d'avoir dit tout ce qu'il y avait à dire, Os reprend le chemin à pied, Moelle sur ses talons. Zilla adresse un signe de main à l'assemblée et le barouf de camions, caravanes et chars redémarre au pas. Lorsque nous arrivons au bout de ce tronçon de route déglinguée, j'ai le sentiment d'avoir atteint sur notre destination finale. De quoi pourrions-nous rêver de plus ?

Une rivière délimite la plaine spacieuse à l'est. Ses flots descendent des massifs enneigés pour alimenter le lac. J'imagine déjà nos premières maisons pousser sur un plateau légèrement surélevé. À flanc d'effleurement siliceux, la forêt laisse entrapercevoir un vivier intarissable. J'effrite entre mes doigts une poignée du sol meuble et limoneux. De l'or noir.

Je ne mets pas longtemps à entreprendre le carottage des tourbières afin d'analyser leur qualité et déterminer les emplacements les plus propices aux cultures. Nous commençons déjà à en discuter avec Hector, Eden et Jiao, l'agronome des Vautours.

Nous devrions sans doute attendre le feu vert de la hiérarchie. Savoir combien de temps nous allons camper ici avant de tracer nos plans sur la comète. Au fond de nous, nous connaissons déjà la réponse : longtemps.


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