27 - La Terre Promise
Sara
— Réveille-toi, mon soleil.
Je maugrée alors que les caresses chaudes de Wolf près de mon oreille tentent de me faire quitter mes doux songes. Je me roule dans ses draps humides de sueur et imprégnés de son odeur. Ma retenue n'aura pas tenu longtemps. J'ai fini par lui céder ce terrain-là, quelques jours après le bivouac où il m'a sauvé des siens. Et je ne le regrette pas un seul instant, depuis que nous ne cessons de mêler nos intimités. Même si, parfois, mon cœur se pince au matin quand je quitte son van pour rejoindre les chars. J'ai beau tenter de raisonner mon esprit, de lui expliquer que Wolf est différent, je ne peux me défaire de la sensation de pactiser avec l'ennemi. Mais ma tête peut bien penser ce qu'elle veut, mon cœur, lui, a besoin de cette plénitude ressentie à ses côtés. Lorsque je me plonge entre ses bras puissants, j'ai l'impression que plus rien ne peut m'atteindre. Je m'y sens en sécurité.
J'essaye de l'attirer à moi. Comme à son habitude, il me couvrira de sa masse rassurante, m'enveloppera de sa tendresse et me fera me sentir belle et forte.
Pas ce matin. Il répète à mon oreille :
— Lève-toi, Sara, il faut que tu voies ça !
J'entrouvre une paupière et les rayons perçants m'agressent à travers les rideaux troués. Wolf a l'air excité comme une puce. Qu'est-ce qui peut bien l'animer de la sorte ? Il me passe, presque de force, ma robe trop large et me tire devant la portière qu'il fait coulisser. Je redoute, un instant, qu'il me pousse dehors. Même si nous avançons au pas, remorqués par le camion-ferme, il ne serait pas très confortable de chuter sur ce sol gravillonné. Sauf que l'éternelle terre sèche et craquelée ne borde plus la route. Un immense champ de fleurs se décline dans toutes les nuances de l'arc-en-ciel jusqu'à se noyer dans une pairie verdoyante.
Des papillons virevoltent dans mon ventre. Une bouffée de chaleur ravive les couleurs de mes joues et mes yeux se perlent de rosée. Rien de ce que je pourrais dire ne serait suffisant pour rendre justice à ce paysage. Alors, je saute du van et cours pieds nus sur les vestiges de la route asphaltée, à la lisière de ces variétés florales multicolores — Hector m'en déclamerait les noms savants avec grand enthousiasme. Je sautille comme une enfant et attrape les bras de Wolf ; il rit et tourne avec moi dans cette farandole d'allégresse.
Je n'y tiens plus, il faut que je partage ce spectacle avec le reste du monde. Je galope jusqu'au convoi des Vautours qui se tortille à l'arrière. Paril, à la vigie, m'adresse un sourire complice, amusé de me voir découvrir ce paysage qu'il admire depuis au moins une heure. Je m'accroche à la rambarde du majestueux char sur roues et tombe nez à nez avec Delvin qui sort de sa cabine juste à ce moment-là. Sa bouche s'est ouverte en un large bâillement ; l'esquisse se stoppe dès qu'elle surprend ce paysage inédit. Je m'écrie, folle d'excitation :
— Ça y est ! On y est ! C'est la Terre Promise !
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Delvin
Tremblante, je cours et escalade à toute allure le ponton. Je dois cligner des yeux plusieurs fois pour m'habituer à l'éclat du soleil. Et pourtant, non, je ne rêve pas. Le paysage qui se dévoile sous mes mirettes n'a plus rien à voir avec l'interminable désert et ses marécages radioactifs, ni ces reliefs escarpés comme des épines menaçantes, que nous traversons depuis presque un mois.
Je reconnais ces fleurs aux images qui m'ont tant époustouflée dans les livres de Nona : bouton d'or, chèvrefeuille, nigelle, bleuet et cosmos. Toutes les teintes y passent et s'étirent au nord comme au sud sur une distance extraordinaire. La brume, que laisse la rosée du matin, en voile pudiquement l'étendue. Je chaparde les jumelles de Paril. Devant nous, ce magnifique panorama semble se clore sur un relief abrupt, au-delà duquel la route s'achève. Je ne veux pas tout de suite me poser la question de son contournement.
Mes yeux, hors de contrôle, ruissellent de larmes. Nous l'avons fait. Ce n'était pas un mensonge. La Terre Promise existe vraiment.
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Selmek
Pas le choix. Obligé de se stopper. La route disparaît sous la flore jusqu'à cesser net. Glissement de terrain, qu'il dit, le géologue. Pas moyen de forcer les camions et encore moins les chars tentaculaires là-dessus. Surtout avec les réservoirs dans les talons.
La semaine dernière, on est parti à cinq bécanes à travers un étroit défilé. Boucle de cinquante bornes jusqu'à une station-service abandonnée. Tête d'Ampoule avait prédit qu'il resterait un peu d'essence. On a eu de quoi remplir dix-neuf jerricans sur les vingt. Une misère, ça laissait encore une semaine de voyage. Et paf, bloqué pile-poil au bon timing. Si c'est pas le signe qu'on est arrivé, ça !
Mais cette Terre Promise me déçoit un peu. C'est raplapla. Les filles peuvent bien s'amuser avec leurs colliers de fleurs, c'est pas ça qui va nous remplir la panse.
Dans l'aprèm, trois groupes d'éclaireurs se montent. Deux pour contourner le relief au nord et au sud, et trouver un chemin praticable pour le convoi. Un pour escalader la paroi et dresser une carte de l'autre côté. Je demande aussi sec à faire partie de la bande de grimpeurs.
Je vois avec Tête d'Ampoule s'il veut nous accompagner. Avec un peu de chance, il nous dénichera du gibier. J'ai toujours mon fusil chargé à l'épaule. Au cas où. Mais il réagit pas. Il a l'air sonné. Déphasé. Bah quoi, Os ? T'es pas content d'être arrivé ? D'avoir eu raison ? Rien à faire, il pose son cul dans un coin et reste bouclé dans son silence.
Tant pis pour lui. J'emboîte le pas des autres éclaireurs. On passe trois heures à grimper ces parois glissantes. C'est pas facile, mais une fois arrivé en haut, je regrette pas l'effort.
Je retire ce que j'ai dit. Cette Terre Promise est à couper le souffle.
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Zilla
Loin d'un répit, cet arrêt forcé aux abords de la crête m'a surtout donné l'occasion de m'entretenir avec les différentes parties : Fen à l'intendance, pour déterminer ce qu'il restait de nos réserves et combien de kilomètres nous pouvions envisager de faire pour contourner le massif ; Talinn, bien trop excité de m'apprendre que ces effleurements calcaires traduisent la présence de nappes d'eau souterraine ; et enfin, les matrones, pour décider de la suite des opérations. Le tout étant constamment parasité par les rumeurs ambiantes, les pronostics sur ce que nos éclaireurs trouveront là-haut, et la joie de voir ces prophéties réalisées après un mois de traversée de vide et de mort.
Je m'efforce de conserver mon sérieux, de me tenir à distance des élucubrations, afin d'assurer mon rôle de décideur. Intérieurement, je bouillonne comme tout un chacun. Impatient, je sens les premières pointes d'appréhension me piquer. Si c'est bien cette ville qui se trouve là-haut, comment allons-nous procéder ? Est-ce que les Vautours seront d'accord pour participer à son sac ? Est-ce qu'ils essayeront de nous retenir ? Avons-nous seulement assez d'hommes avec ce qu'il reste des Rafales pour assiéger leurs murs ?
Je réalise qu'à force d'avoir la tête dans le guidon, emmenés et ballottés par les récents évènements, occupés à penser d'abord à notre survie, nous en avons omis de planifier la suite. La faute est mienne : j'ai bien trop remis ma confiance entre les mains d'Os, me laissant guider par ses visions et ses choix.
C'est dans ces moments de doute que je ressens le besoin pressant de lui parler, mais j'ai beau me tordre le cou, impossible d'apercevoir sa tête pâle où que ce soit. C'est à l'image de ces dernières semaines. Je n'arrive jamais à mettre la main sur lui quand je le veux, en revanche, il sait très bien me trouver. De préférence à la nuit tombée, avant que je ne sombre dans le sommeil. Il rejoint mes quartiers, glisse sa masse tiède dans mes draps et ravage mon dos de baisers humides, jusqu'à ce que je me retourne pour le prendre.
Ce n'est pas à ces occasions que je pouvais espérer tenir une discussion. Il ne désirait tout simplement pas en avoir. Os n'a jamais été un grand bavard, mais il faisait auparavant l'effort de répondre à mes questions. Pourquoi fait-il ça ? Qu'est-ce qu'il y gagne ? Que suis-je pour lui au juste ? Seul un silence accablant accueille mes mots, désormais.
J'ai songé à le secouer pour le faire parler. Je n'ai pas osé. Finalement, j'aime cette forme de liaison discrète, fragile et bancale qui nous unit. Je refuse de briser cela en lui faisant du mal. Je ne veux plus jamais lui faire de mal.
Bien sûr l'œil acéré de Fen a fini par cerner son manège, à force de le voir entrer et sortir de mon camion. Je sais qu'il n'approuve pas. Je sais que cela ne fait que nourrir son ressentiment et l'impression que j'ai trahi les Rafales pour ses beaux yeux. Et je ne saurais sans doute pas le contredire. J'étais si sûr de moi auparavant ! Parce que je ne me posais jamais de questions. On avançait, on pillait et on survivait. Puis rencontrer Os a chamboulé mes repères. Pourquoi sommes-nous ainsi ? Où allons-nous ? Cette vie a-t-elle seulement un sens ?
Je repense à cette femme que j'ai vue contre l'arbre, à ce bras en moins, à ma blessure qui a guérie très rapidement. Trop rapidement ? Pourquoi est-ce que j'ai l'impression d'exister ailleurs depuis que j'ai rencontré Os ?
Je me tire de mes réflexions alors que j'arpente le camp dans l'espoir de le trouver. J'y parviens. Trahi par son chien qui tourne en rond autour de son spot, je le découvre recroquevillé contre l'essieu d'une caravane, comme s'il avait voulu se cacher du monde. Au moment où nous avons justement besoin de ses lumières ! Puisque je sais qu'il ne parlera pas, je commence.
— Finalement, tu avais raison. Même Delvin le reconnaît. Ce long voyage n'a pas été vain.
Le lourd silence qui m'accueille me donne l'impression de discuter avec un mur. J'aurais sans doute eu droit à plus de réactions en m'adressant à son chien. Je soupire.
— C'est tout ce que ça te fait ? T'es pas content d'avoir accompli ce pour quoi tu nous as réunis ?
Mes doigts ne résistent pas à l'envie de pousser une mèche de ses cheveux pour dévoiler son visage. J'ignore quelle émotion j'espérais y trouver. Il est aussi indifférent qu'à son habitude. En revanche, lorsqu'il tourne vers moi ses iris striés de rouge, je crois y discerner quelque chose. Quelque chose qui ressemble à de la tristesse.
— Ce n'est pas la Terre Promise.
Son souffle presque inaudible se mêle au flux du vent battant sur le versant rocheux. Je reste paralysé, ma main suspendue sur sa mèche pâle. Je n'aurais pas pu être plus troublé. Que veut-il dire par-là ?
Au même moment, un brouhaha retentit dans l'épicentre du camp. Les éclaireurs partis escalader le glissement de terrain sont de retour. Leurs exclamations résonnent d'enthousiasme. Intrigué, je me lève, comme un papillon de nuit attiré par la lumière.
Je crois que j'ai besoin d'entendre des nouvelles positives. De fuir l'oiseau de mauvais augure et ses funestes présages. En m'approchant de l'attroupement, je vole quelques échos dans la mêlée : « une eau d'un bleu à couper souffle ! », « vous z'allez pas en croire vos mirettes ! »
Quand je me retourne pour jeter un coup d'œil à Os, il s'est volatilisé.
Je pourrais répéter ses derniers mots à l'assemblée.
Leur joie est trop vive pour que je me sente le droit de la souffler.
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