20. Premier message divin
Delvin
Je passe à nouveau le linge humide sur le visage de Marika. J'ai beau en avoir nettoyé toutes les traces de sang, j'ai toujours l'impression qu'il reste quelques souillures imprégnées dans le recoin de ses lèvres ou ses yeux. Mes doigts caressent, encore, ses cheveux ras. Elle semble si apaisée, si sereine. Je voudrais l'embrasser. Rien qu'une dernière fois.
Une poigne ferme s'accroche à mon épaule. J'y sens les os secs, noueux, mais toujours bouillonnants de vitalité de la doyenne.
— Il faut y aller Delvin, me souffle le timbre calme de Nona.
— Je ne peux pas...
Ma voix se brise, écho d'une fissure immense qui s'est creusée dans notre cœur et notre corps à toutes et à tous aujourd'hui. Une seule question en résonance : pourquoi ?
— Il le faut. Tu es notre cheffe, désormais. Le conseil attend ta décision.
Mes yeux se ferment pour imprimer une dernière fois l'image de mon amour sous mes paupières. Je ne veux pas de cette nouvelle responsabilité, je ne veux pas affronter cette réalité glaçante, je veux pleurer avec toi, Marika. Mais Nona a raison. La colonie avant tout.
Je me lève et balaye du regard la morgue sinistre que nous avons installée dans ce hangar au toit percé. Vingt-deux corps rassemblés, et il en reste encore derrière la limite de ces barbares. Mieux vaut quitter ce charnier avant que l'odeur de la mort ne m'imprègne et ne m'emporte à mon tour.
Je chausse les pas lents de Nona à travers les décombres de la ville. Les non-combattants ont dressé un campement dans les ruines de l'hôpital et aident Hector à soigner les blessés. Nos chars à voile géants sont affrétés non loin, sur une étendue de bitume envahie de sèches adventices, et les tentes se sont déployées pour la nuit. Nona ouvre la toile de l'abri le plus vaste, improvisé en salle de réunion.
Du conseil matronal, il ne reste que des miettes. Marika, Louve et Maria sont mortes. Rana a été capturée. Bonnie a été blessée à la jambe, mais est la seule à nous honorer de sa présence. Avec Nona, bien entendu. Karima, l'une des survivantes de l'assaut mené par Rana ; Anton, rescapé du flanc de défense décimé au sud ; Sylva, du front nord, l'unique qui ait tenu ; et Selmek, qui gérait les tireurs près du pont, sont présents en tant que témoins.
L'assemblée s'incline en me voyant rentrer. L'appellation « Madame » et les respects habituellement adressés à Marika m'échoient. Je les balaye d'un revers.
— Pas maintenant. L'heure est au bilan.
Et le bilan est lourd.
Tour à tour, les membres en présence y vont de leur rapport. Décompte des estropiés et des dégâts, munitions restantes, défenses encore intactes, récits des erreurs ou stratégies payantes, ennemis capturés. Bonnie prend note.
— Si je récapitule, nous avons perdu vingt-neuf des nôtres ; peut-être moins s'ils ont fait prisonniers des blessés en face ; peut-être plus, une fois qu'Hector aura actualisé le nombre avec ceux qu'il ne peut pas sauver. Nous comptons pour le moment dix-huit invalides, ce qui porte à trente-deux le nombre de personnes aptes à se battre sur les quatre-vingt-quatre restantes de la colonie. Nous avons perdu la majeure partie de nos combattants expérimentés. Il faut en plus tenir compte du fait qu'ils tiennent au moins Sara et Rana.
Le compte-rendu pessimiste de Bonnie m'exaspère. Comme si nous n'avions brassé que du vent, comme si nous ne les avions pas aussi atteints en face.
— Nous avons plus de prisonniers qu'eux.
— Oui, dix, rapporte Bonnie.
— Bien, et de ce que je retiens de vos comptes, il restait environ quinze ennemis sur le flanc sud, quatre au nord, huit se sont repliés depuis le lit du fleuve, et une autre dizaine opérait en défense. Ils sont moins de quarante, peut-être trente avec leurs blessés. Et nous avons encore l'avantage du retranchement.
Une cohorte de regards dépités se pose sur moi avant de se dévisager entre eux. J'ai du mal à comprendre. Bonnie soupire et m'éclaire.
— Nous avions espéré que, peut-être, tu voudrais arrêter les dégâts... Tu ne voulais pas de ce combat à l'origine. Nous aurions dû t'écouter.
Ces mots sonnent comme un glas. Cesser les combats ? Déclarer la trêve et en rester là pour préserver nos forces. Et leurs forces ! Cela signifierait que Louve, Maria, Bashir, Dannie et encore tant d'autres se sont sacrifiés pour rien. Que Marika est morte pour rien ! Je fulmine.
— Il est trop tard pour renoncer ! Ces fils de chien doivent payer pour ce qu'ils ont fait !
— Quitte à décimer ce qu'il reste de combattants dans notre colonie ? Quand bien même nous gagnerions, nous aurions leurs ressources, et après ? S'il n'y a plus personne pour nous défendre, autant nous offrir tout de suite en pâture à d'autres pillards !
Je fusille Karima du regard. Mes jointures blanchissent, mais je ne peux pas m'énerver. Elle a raison en un sens. La survie de la colonie avant tout. Et nos vies sont plus précieuses que ces ressources. Plus précieuses que ma vengeance. J'aurais presque pu accepter ce statu quo dégueulasse si la voix rauque de Selmek n'avait pas rajouté un détail que je me serais bien passée de connaître.
— En plus, sans Os ni Allan, difficile d'avoir une visibilité claire sur leurs forces ou leur stratégie pour demain.
J'aurais dû m'en apercevoir plus tôt. Pourquoi nos deux mateurs manquent-ils à ce conseil ? Os. Ce nom écorche mes souvenirs : il est resté bras-ballants pendant que Marika se faisait transpercer ! Ce fumier nous a trahis. Il n'a jamais été un Vautour, juste un Rafale. Un de ces enfoirés infiltré !
— Eh bien quoi ? Où sont-ils passés ces deux-là ?
Selmek dodeline piteusement de la tête. Elle n'attendait pas cette question.
— Je... je pensais que tu étais au courant. Os est parti se réfugier dans la ville pendant les combats. Hector l'a retrouvé évanoui à quelques mètres d'Allan après que nous ayons eu cette... vision.
— Et Allan ?
Je ne sais pas pourquoi je pose la question. À voir leurs mines catastrophées, je devine la réponse. J'aurais dû l'apprendre plus tôt. J'aurais dû. Mais j'étais accaparée par mes tourments. N'ai-je donc pas le droit de faire mon deuil ?
— Il est mort. Hector ne sait pas comment. Il n'a aucune blessure. Il l'autopsiera peut-être, s'il a le temps.
Je tape du poing le bitume au sol, à défaut d'autre meuble présent sous la tente. Cette fois, je ne retiens plus ma colère.
— Où est Os ?
o
Hector
S'il est vrai qu'en ma qualité de charlatan médicastre, je peux aisément esquiver les affres et éclaboussures d'une bataille, je ne peux guère me soustraire au devoir de ma conscience professionnelle, une fois la messe dite. Des morts à emplir les cimetières et les flaques des larmes des vivants. Des blessés à hanter mon esprit de leurs plaintes. C'est trop. Beaucoup trop par rapport aux prédictions d'Os.
Os... Ce que j'ai appris dans cette bibliothèque ne cesse de me troubler, de tourmenter mes croyances et mon socle de vie. Ce monde n'aurait pas été ravagé par un cataclysme naturel, mais par une guerre ? Une guerre menée par des psychiques ? Des Alters, comme ils les appelaient dans l'article ? Des êtres paranormaux de l'acabit d'Os ? Mais comment est-ce possible ?
J'ai hélas obtenu ma réponse plus tôt que je ne l'aurais souhaité.
Je n'ai jamais porté Allan dans mon cœur, il est vrai. Et lui-même ne devait pas porter le jeune mateur dans le sien. Mais était-ce une raison de le tuer ? Allan avait une arme à la main. Os a-t-il eu à se défendre ? Est-il vraiment l'assassin ? La lecture de ce sordide article antique biaise mon jugement, me fait oublier la présomption d'innocence. Mais je ne vois pas d'autre hypothèse. Alors je me réfugie dans la maigre consolation qu'il ne s'est peut-être pas rendu compte de son méfait.
Puis, cette vision fantasmagorique, ce rêve éveillé, cette hallucination collective... Beaucoup se sont illuminés, comme frappés d'un message de forces supérieures : « la Terre Promise ! » se sont-ils écriés. Comme j'aimerais suivre leur enthousiasme, mais mon labeur n'a pas laissé le loisir d'errer dans le souvenir fragile de cet éden.
Par ici une jambe cassée, par là un bras tranché, tantôt une commotion cérébrale, parfois une balle logée entre les entrailles. Les heures ont défilé avec la succession des opérations effectuées dans un ancien bloc auquel nous avons rendu une stérilité précaire. Je m'attendais à devoir mettre les mains dans le cambouis, je n'imaginais pas endosser autant de peine et d'apathie.
La nuit est déjà bien avancée lorsqu'Anastasie, improvisée infirmière et assistante, pose une main sur mon épaule pour m'inviter à prendre quelques heures de repos.
Du repos ? Ce mot revêt des allures de luxe défendu. Autour de moi, le calme est revenu dans l'hôpital. Mes patients récupèrent, stabilisés ; d'autres peuvent être pris en charge par de nouvelles mains, mais l'accalmie n'est pas encore à ma portée. Il m'en reste un à voir.
Je retourne à mon annexe sur le char et songe en escaladant les marches métalliques raides que même les deux costauds que j'ai mandatés pour ramener Os au local ont dû en baver pour le porter. Je ne pouvais me résoudre à le laisser avec les autres patients. Après avoir vu le cadavre d'Allan et cet article de journal... un mauvais pressentiment me hante.
Au sommet du char, mon regard s'égare
Au loin, sur les éclats de feux blafards
Qui couronnent la colline de nos déboires
Là où trônent Rafales, là où meurent espoirs
Et entre nous, le champ de néant git cruel
Tant de belles âmes ne battront plus leurs ailes
Armes cédées au linceul de poussière
Vos cœurs volent vers de plus belles terres
Une bouffée de culpabilité me prend à la gorge. Craindre Os, alors que nous empilons les morts infligées par nos ennemis communs... Quelle bassesse. Plus que quiconque, il a souffert du joug de ses bourreaux, le moins que je puisse faire est de lui accorder ma foi.
Un jappement me tire de ma contemplation. Moelle passe sa tête grise et ratatinée derrière le rideau de mon antre. Je le gratifie d'une tape molle entre ses deux oreilles. Même mon étrange magma émotionnel de stress, d'excitation, de frayeur, de curiosité, d'euphorie et d'affliction ne saurait me faire oublier la fatigue. Une part de moi espère trouver mon patient encore endormi, afin que je puisse l'imiter.
Ce n'est pas le cas. Il est réveillé. Ses grands yeux vides rivés sur un point dans l'infini, il divague.
— Os, tu vas bien ?
Il semble concentré sur une boîte d'alchémille séchée, qu'il fixe sans la remarquer, et me répond de son usuelle voix atone.
— Hector, que s'est-il passé ?
— J'espérais que tu me le dises.
Sa tête pivote vers moi, comme celle d'un vieil automate rouillé. J'ai pourtant l'impression de discerner, dans ses prunelles transparentes, le reflet inouï d'une émotion humaine. De la peur.
Une bousculade peu cavalière heurte mon dos. Delvin vient de pénétrer dans mon antre sans y avoir été invitée, mais elle est la nouvelle matrone en chef. J'étouffe ma réprimande. Nous connaissons tous sa proximité sentimentale avec Marika pour lui passer ces mufleries, au moins le temps du deuil.
Elle se plante au milieu de la pièce et darde Os d'une haine que je peine à comprendre. Compte-t-elle lui faire porter la responsabilité de cette défaite ? Qui n'en est pas une. Sans pour autant être une victoire.
— Sors Hector.
— C'est-à-dire que c'est chez moi ici et...
— Sors !
Son ton, ou plutôt son cri, cinglent sans appel. Je pars. Goûtant moyennement l'expulsion de mon refuge sans avoir pu déguster ce repos inatteignable, je rumine et fais mine de claquer les marches de mes talons. À la moitié, je remonte en sens inverse. Pas question de laisser une Delvin, en perte de contrôle, défouler sa rancœur et son cœur chaviré sur un Os à moitié sonné.
J'infiltre un œil à travers le jour du rideau. La vision s'avère néanmoins superflue. Le retour sonore se suffit à lui-même : Delvin ne parle pas, elle tempête.
— Pourquoi ! Pourquoi tu ne l'as pas sauvée ?
Autant s'adresser à un cactus. Les persiennes de son interlocuteur ne clignent pas, les foudres de la matrone rebondissent sur sa coquille vide.
— Pourquoi t'es resté bras-ballants pendant qu'elle se faisait transpercer ? Tu n'as même pas essayé de tirer ! Réponds !
Je suppose que vient le moment où il me faut intervenir. Celui où Delvin se rue sur mon protégé et le plaque contre la tôle de mon abri, sans considération pour les livres et bocaux d'herbes qu'elle renverse au passage.
— Delvin, lâche-le !
— Reste en dehors de ça, Hector ! vocifère-t-elle.
— Pas tant que tu maltraites mon patient dans mon infirmerie !
Elle reporte son regard furieux sur moi, mais la fatigue me rend à peu près aussi acariâtre qu'elle. J'imagine que ce coup de sang, renvoyé en miroir, la douche momentanément. Elle lâche Os, qui s'écoule comme une pâte trop molle au sol. Je n'envisageais pas ce travail de médiation après celui que j'ai abattu en tant que médecin, mais elle ne me laisse guère le choix. Du bien-être d'Os dépendent les réponses à mes questions. Je reprends sur un ton plus apaisant :
— Il vient tout juste de se réveiller. Laissons-lui le temps de retrouver ses esprits et de nous expliquer calmement ce qu'il s'est passé.
Je doute de sa faculté à digérer le mot « calmement ». Os enfouit sa tête entre ses bras ; ses jointures blanchissent en labourant sur son crâne. Ses épaules s'agitent de spasmes et sa respiration se fait erratique. Je ne l'ai jamais vu dans un état pareil.
o
Os
Je revois encore et encore le même film. Sous tous les angles de caméra. Celui de Zilla lorsqu'il plante sa lame dans le ventre de Marika ; celui de Delvin, qui la voit s'effondrer à cent mètres de sa position ; celui d'un tireur Vautour, qui tient à distance d'autres Rafales sur le flanc droit ; celui d'un insecte qui passe en survol à ce moment-là. Celui de Marika lorsque son sang éclabousse le visage de Zilla. Mon visage.
Un hurlement déchire l'air. Ce n'est que lorsque Hector me secoue par les épaules que je comprends qu'il s'échappe de ma gorge.
— Respire, respire.
Il force la sienne, de respiration, pour que je calque la mienne. Je ne comprends rien. Respirer ? Pour quoi faire ? J'essaye quand même, au cas où. Inspirer, expirer, inspirer, expirer. Ça marche, en fait. Mon esprit se vide, ne se concentre plus que sur cette action simple. Respirer.
— Bien, maintenant, tu vas répondre aux questions, oui ou merde ?
Au fond du local, la silhouette de Delvin s'agite, peinant à demeurer assise sur le canapé. Aussitôt resurgit le déferlement de ses pensées troublées, désespérées, haineuses, en proie au doute et à la peur.
Non, non, non. Qu'elle reste à distance ! Ne pas se laisser submerger, respirer, se concentrer sur Hector. Ses questions. La vision. L'article de journal. Stop !
— Cinq minutes. J'ai besoin de cinq minutes.
Je ne sais pas comment je fais pour articuler. Je ne sais pas comment mon corps se lève, tremble et titube jusqu'à la sortie. Une fois dehors, je retrouve Moelle. La fraîcheur du soir me revigore, m'aide à me détacher, à me fondre dans la multitude de particules qui constituent cet environnement.
Je suis un. Je suis ce papillon de nuit qui virevolte à la recherche d'une lumière. Je suis ce cafard qui rampe sur la tôle. Je suis Moelle qui vient buter sa tête contre ma poitrine alors que je laisse pendre mes jambes dans vide sous la passerelle. Mes bras s'entourent autour de son poil rêche. Je le caresse machinalement tandis que mon antre mental se pacifie, à l'écart des esprits tourmentés.
Des esprits tourmentés, il en navigue pourtant de toutes parts. Celui de cette petite fille qui a perdu son papa aujourd'hui ; celui de ce garçon traumatisé d'avoir tué des êtres humains pour la première fois de sa vie ; celui de cette guerrière qui ne sait pas si elle pourra remarcher après avoir été blessée au dos ; celui de ces Rafales effarés par la sauvagerie de leur chef prodigue ; celui de Zilla que je parviens à effleurer. Je ressens son trouble. L'image de cette femme enceinte apparue comme par magie dans le désert le hante et chamboule ses certitudes. Je suis heureux qu'il ait retrouvé sa sœur, heureux qu'il ait survécu.
Je secoue brutalement la tête, alarmé par cette pensée incongrue. Cette émotion n'a rien à faire en moi ! Je ne devrais pas, non ! Et pourtant... c'est la mienne ? Oui, même si je ne la comprends pas, que j'ignore d'où elle vient, elle est à moi. Je pense, donc je suis. Je ressens, donc je suis humain ?
Peut-être suis-je finalement capable de construire ma propre personne, de synthétiser ma propre personnalité sans savoir à butiner celle des autres.
Peu importe que Zilla pose la première pierre, il en reste bien d'autres à cimenter avant de pouvoir habiter la maison de mon esprit. Peu importe que je ne sois pas supposé ressentir de la joie pour mon ennemi, je chérirai l'immaculée conception de cette émotion. La première d'une longue série !
Je plante mon regard dans celui de Moelle. Il comprend ce qu'il m'arrive à sa façon. À sa drôle de façon. J'ai presque envie d'essayer de sourire. C'est ce que font les humains quand ils sont contents, non ? Mes mains caressent distraitement ses oreilles pendantes. Dans mon dos, je ressens à nouveau les présences de Delvin et d'Hector s'infiltrer en moi. Tant pis, je ne pourrais pas les fuir. Je dois assumer ma part de responsabilité. Comme un vrai être humain.
Mais pour cela, je dois commettre un acte que je n'ai jamais perpétré auparavant. Tous les humains le pratiquent plus ou moins chaque jour. C'est que cela ne doit pas être si compliqué, ni si grave. Parfois, c'est même essentiel : mentir.
— Je suis désolé pour Marika, Delvin. Je l'avais prévenu de ne pas se risquer au corps-à-corps contre Zilla. C'est un combattant redoutable. Mais elle l'avait blessé et il perpétrait trop de dégâts dans nos rangs, elle l'a donc attaqué. Elle s'est sacrifiée pour sauver un maximum de ses sœurs et frères d'armes. Je ne pouvais pas la couvrir alors qu'elle était au contact. Je ne suis pas assez bon tireur, ça aurait été prendre le risque de la toucher.
Dans mon dos, les larmes déferlent ; les vagues de son mal-être me submergent. Je dresse mes remparts. Pas question de la laisser m'envahir. Je dois conserver assez de lucidité pour le mensonge suivant.
— Et pourquoi as-tu quitté le champ de bataille après qu'elle soit tombée ? Tu aurais pu rapporter la situation à Delvin.
Hector reprend le flambeau des questions. Hector est intelligent. Même épuisé, ces détails, ces anomalies ne lui échappent pas. D'autant moins que je suis son sujet d'étude. Il me faut être crédible et pour cela rien de mieux qu'une part de vérité pour noyer le poisson du demi-mensonge.
— J'ai surpris Allan en train de préparer sa fuite. Il allait contourner les affrontements en passant derrière la ville pour rejoindre les Rafales. Là-bas, il se serait rallié à eux et n'aurait pas hésité à troquer tout son savoir de la colonie pour se faire accepter dans leur bande.
— Quel fumier ! rage Hector. Je n'ai jamais pu lui faire confiance. Ça ne me surprend même pas qu'il ait été prêt à nous trahir. Ton pouvoir détrônait le sien. Il n'a pas dû supporter de se voir reléguer au second plan.
Je hausse les épaules. Après tout, Allan avait vraiment l'intention de les trahir après m'avoir tué. Même s'il n'est pas la raison pour laquelle je me suis enfui. Je ne la connais pas moi-même. Je poursuis ma demi-vérité.
— Quand j'ai essayé de l'arrêter, il a menacé de me tuer et a braqué une arme sur moi. Je savais qu'il allait tirer, alors je l'en ai empêché.
— En le tuant ?
— Réflexe d'autodéfense. Mon corps, mon cerveau, mon esprit – que sais-je – ont réagi d'eux-mêmes.
Hector soupire et s'adosse à la paroi, aux côtés de Delvin, toujours sous le choc. Dans sa tête, je reconnais le scientifique, établissant ses conjonctures entre mes aveux et les informations tirées de cette gazette, dans la bibliothèque. Les pages mentionnent une anomalie psychique capable d'infliger des dommages physiques au cerveau : le syndrome de Rugen-Hoën. Il aurait causé de nombreux morts dans un passé lointain.
Ce terme ne m'évoque rien. Cela devrait-il ? Mettre un nom sur ma condition ne m'aidera pas mieux l'appréhender. Je dois d'abord apprendre à ne pas me perdre dans mon propre esprit.
En revanche, si je ne choisis de ne pas m'y intéresser, Hector s'y intéressera à ma place. Et je ressens sa peur. Sa peur de ce que je pourrais commettre sans en avoir conscience. Elle m'envahit malgré mon mur érigé. Je crois qu'elle vient de moi, cette peur. Ma peur.
— Et la vision ? questionne Hector qui choisit, pour le moment, de garder pour lui ses suspicions et ses craintes.
Voilà le sujet qui le tourmente vraiment, qui tourmente tous ceux qui ont visité ce lieu l'espace d'un temps suspendu. C'est-à-dire, tout le monde. Rafales et Vautours compris. Cette fois, je me retourne vers Hector et Delvin, car ce que je m'apprête à leur annoncer peut peut-être leur insuffler du baume au cœur. Qui sait ? Un vent d'espoir ?
— C'est la Terre Promise. Notre destination. Elle est réelle.
Delvin s'écroule le long de la paroi. Ses membres tremblent, ses yeux de chat dorés scintillent de larmes. Son être s'est mué en un fascinant vortex d'émotions contradictoires. Fascinant, mais dangereux. Je m'en tiens éloigné.
— Elle existe ? Elle existe vraiment ?
— Oui et on la trouvera. Le chemin sera long et difficile, mais en unissant nos forces avec les Rafales nous pouvons y parvenir.
Elle me regarde, abattue. Je ne l'aurais pas davantage brisée si je lui avais annoncé la mort de Marika une deuxième fois.
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