17. Premier message divin
Les champs s'alignent en quadrillage propret ; un travail soigné qu'on imputerait à l'homme, mais que la nature vive prend plaisir à désordonner. D'un sol meuble et argileux jaillissent des adventices de chicorée ou de trèfle, tandis qu'un liseron taquin enserre les plants juvéniles d'aubergines et de pois. Un clapotis attire mon attention. Sous l'ombre mouchetée du feuillage dense d'un chêne, une rivière s'agite dans son lit. Son courant entraîne les aubes d'une roue, transmet son énergie de l'essieu jusqu'à un mécanisme bruyant, gardé par le secret d'une bâtisse. Ma curiosité dévorante me pousse à examiner ce prodige de plus près, le toucher de mes yeux et décortiquer son fonctionnement. Découvrir l'homme dompter les forces de la nature plutôt que de les subir. Une dizaine de mètres à peine s'étirent entre moi et ce moulin. Rien que quelques pas et...
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Nom d'un joint de culasse encrassé ! Ça y est. Je suis mort. Je vois que ça. Sinon comment t'expliques ce soleil trop doux et ce petit vent frais qui me frise la barbe ? D'où sortiraient cette herbe trop verte et ces jolies bicoques peintes comme des bonbons acidulés ? Bon sang... C'est pas comme ça que j'imaginais les chevauchées ardentes. Si j'avais su, j'aurais laissé traîner mes guêtres un peu plus longtemps dans la poussière et le cambouis. Bah, c'est peut-être si mal ici. Il y a de la couleur à s'en saturer la rétine, mais... c'est beau. Là-bas, près des maisonnettes, je vois même du monde ; des gens heureux. Ça dégouline de sourires. Je pourrais peut-être leur demander mon chemin. « Bonjour, c'est bien ici les chevauchées ardentes ? Vous êtes sûrs que je me suis pas trompé d'adresse ? » Je cherche mon Smith à ma ceinture — on n'est jamais trop prudent — sauf que je n'ai plus de ceinture. Ni de corps.
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Fantasme de grandeurs
Frénésie de bonheurs
Les rayons opalescents coulent
Sur les remparts ocre, miel houle
Un mirage
La cité flotte en majesté
Sur son séant de flous nuages
Vraie beauté
Et mon cœur frémit, vacille et déborde
L'émoi m'emporte et me saborde
Cette vision chimérique
Maudit soit ce cruel piège onirique !
Qui au réveil effacera ses traces
Je veux graver ces minarets d'argent
Dans mes pages de mémoire vorace
Pour qu'y brille la Sublime hors temps
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Une cité. Une cité immense à l'architecture sans commune référence. Loin des armatures en bétons disgracieuses qui font le squelette des villes mortes que nous chassons. Celle-ci se meut en arrondis et en couleurs chatoyantes, les murs semblent faits d'agglomérats de terre cuite ou d'argile, sans pour autant renvoyer une impression de construction bancale. Bien au contraire, le bouquet de bâtiments pointe fièrement vers le ciel ; colline de maisonnettes, allées bordées d'arbres chauds et de pavés frais. Des ponts et tunnels rendent l'ensemble traversier, mais impossible d'en discerner davantage. Dès que l'on s'approche, la vision se détériore, se voile de brouillard. Comme si la ville rechignait à laisser couler le moindre détail hors d'elle. Elle garde sa chaleur et son intimité de nos yeux profanes.
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Zilla
Encore embarqué dans les fragrances florales de ces jardins inconnus, je me sens glisser mollement de mon bolide. Il est trop tard. Au sortir brutal de ma rêverie, la moto s'incline à l'horizontale ; le sol n'est plus qu'à quelques centimètres de mon visage. Un réflexe inespéré et je songe tout juste à protéger ma tête entre mes bras. Mon épaule droite encaisse. Une douleur sourde la transperce. Douleur qui ne provient pas seulement du choc de la chute.
Cette balle ne m'a pas loupé.
Piteusement échoué dans le sable comme un canot sur un lac asséché, je serre les dents quelques minutes ; le temps que la brûlure cuisante de ma blessure s'estompe avec les derniers reflets de ce rêve trop réel. Je reprends alors, haletant, mes esprits.
Il n'y a rien autour de moi, rien d'autre que le cadavre, en voie de calcification, d'un arbre. Et du sable, toujours du sable. Plus de signe de la ville ni des combats. Le calme.
Je souffle bruyamment, rampe sur le dos et me hisse contre le tronc sec. À quelques mètres gît la Triumph qui m'a évacué loin de ce guêpier. Et qui sera probablement la cause de ma perte. Dans mon état, j'ignore comment j'ai pu conduire jusqu'ici, mais je sais que je ne pourrai pas repartir.
J'essaye de ne pas penser à l'étrange éventualité d'achever ma route ici, contre cet arbre, aussi desséché que lui. Qu'est-ce qui m'a pris de filer inconsciemment ? Une suite logique à mon isolement progressif au sein de ma propre famille, dont je n'arrive plus à me sentir proche malgré mes efforts ?
Ne cherche pas si loin, Zilla. Tu t'es pris un plomb, t'as disjoncté et ton corps a fait ce qu'il maîtrise à la perfection sans l'aide de ta tête : piloter.
Je ferme les yeux et tâche de faire appel à mes souvenirs les plus frais. Je suis descendu dans la mêlée, y ai semé un beau carnage, et après ? J'ai vu Os. Il était planté là. En face. À quelques mètres à peine du champ de bataille. Toujours aussi chétif, toujours aussi foutrement inconscient, mais loin d'être aussi vide qu'avant. Il semblait animé, réactif... presque... vivant ?
Après ça, une femme bâtie comme un homme s'est interposée et m'a attaqué. C'est là que le fil de l'histoire devient flou. J'ai perdu le contrôle de mes gestes ; ou plutôt, ils sont exécutés d'instinct, pour se calquer à ceux de mon adversaire.
Ma conscience a fusionné avec celle d'Os.
D'une façon anormale, dérangeante, terrifiante. Et pourtant, je n'ai ressenti qu'une étrange plénitude. Je savais quelle botte exacte la guerrière allait effectuer et à quel moment précis. Jamais cela n'aurait été possible sans son aide. Mais pourquoi a-t-il fait ça ?
Je n'aurai jamais de réponses à cette question si je crève ici comme un con.
— Ah Larry... Dans quels beaux draps t'es-tu encore mis ?
Je sursaute et rouvre les yeux instantanément. La nuit s'est bien installée, troquant la chaleur cuisante de la journée par une atmosphère glaciale. Les derniers rayons de soleil ont fini étouffés derrière l'horizon noir. La lune nous fait à peine grâce de son halo faiblard. Je plisse les paupières pour tenter de discerner, dans cette quasi-obscurité, la silhouette qui vient de me parler. Il n'y a personne. Pas le moindre souffle, pas le moindre bruissement.
Ben voyons, Zilla, après les visions de cité dorée, les hallucinations sonores ? La balle t'aurait percuté la caboche que j'aurais pu comprendre, mais là, rien ne va plus.
Je soupire et abdique. Quitte à être coincé là, autant explorer cet état de divagation semi-délirant. Je ferme les yeux, pourchasse la voix. Et je la vois. Vision floue qui se reforme comme un collage, morceau par morceau.
C'est une femme aux cheveux blonds — comme les miens — soignés — contrairement aux miens. Son visage irradie d'une lumière surréaliste, à moins qu'il ne s'agisse de l'éclairage aigu d'une pièce bardée de néons artificiels. Mais ses yeux doux, verts de jade, et son sourire chaud sont d'une indéniable sincérité. À ses oreilles pendent deux bijoux lourds et colorés, un col blanc soyeux épouse son cou. Et son ventre... Son ventre est rond comme une pleine lune. Elle parle :
— Ils disent que tu ne peux pas avoir une greffe biologique, car tu es sur liste noire. Enfin... il paraît qu'ils font de très bonnes prothèses bioniques maintenant. La cicatrisation sera juste un peu plus longue.
Qui es-tu ? J'essaye d'articuler ma question, mais rien ne sort. Je veux lever ma main, la tendre vers sa joue, effleurer cette peau qui paraît si douce. Mais je découvre alors que de main, il n'y a point. Juste un moignon enveloppé de gaze, coupé net sous l'épaule.
Je me réveille en sursaut, suffoque dans un état de panique d'une intensité rare. Premier réflexe : tâter mon bras droit. Il est toujours là. Blessé, mais encore d'un seul tenant.
C'était quoi ça ?
Je masse l'arête de mon nez et secoue la tête assez fort pour me ressaisir. Étrangement, je me sens mieux. La douleur s'est estompée. En fait, je ne ressens plus rien dans le bras, ce dernier est comme anesthésié. Mon corps fébrile est traversé d'une nouvelle énergie. Sans doute Talinn parlerait-il de boost d'endorphine différé ou d'une connerie technico-scientifique du genre.
Il faut que je me magne.
Cette ville emmurée et encerclée de vert, cette femme lumineuse et propre sur elle, aux yeux calqués sur les miens... Ces visions cryptiques à deux balles ne doivent pas me détourner du présent : à savoir qu'une armée de femmes honteusement redoutables tenait tête à mon armée, et que j'ignore, à l'heure actuelle, ce qu'il en reste. S'il en reste quelque chose, nul doute que Grimm aura su profiter de l'occasion pour vendre ma mort ou ma lâche désertion.
Alors Zi, tu vas redresser ta caboche, monter ta carcasse sur cette moto et filer vers ces lumières là-bas qui appartiennent à l'un ou l'autre des camps.
Enfin... Il n'y a pas que les Rafales dans cette histoire... Os. Oui, Os en saura sans doute davantage sur ces visions. J'ai même l'intime conviction que lui seul pourra me dire où va la suite de mon destin.
Mais pour le retrouver, je dois commencer par le commencement : reprendre le contrôle des Rafales, pour de bon.
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