16. La bataille du fleuve asséché
Os
Des centaines d'images se superposent dans ma tête. Si rapidement que mon cerveau n'est plus capable d'encaisser. Par là-bas, un enfant pleure pour son papa ; de l'autre côté, une guerrière veut venger sa famille ; par ici, un avant-poste se demande comment affronter la mort avec stoïcisme ; un autre, le ventre assailli de douleur, se demande s'il pourra aller se vider avant l'assaut.
— Os ! Tu es avec nous ?
Je me fais violence pour rapatrier mon esprit en vadrouille. Le désordre qui se trame tout autour n'est pas propice à mon bon fonctionnement. Des centaines de vécus, de pensées, d'émotions fortes à l'approche d'un évènement décisif pour leur vie d'humain se nouent en moi et m'étouffent. J'ai l'impression de nager à contre-courant dans une mer en pleine tempête. Je cherche Selmek comme une ancre à laquelle me raccrocher. Puis je fais le vide, je prends appui, je prends conscience de mon corps et le force à respirer profondément. Enfin, je suis prêt à ouvrir les yeux.
— Oui, dis-je à Marika, ils arrivent.
Comment les appeler ? Anciens camarades ou bourreaux ? Je n'arrive pas à déterminer quels liens je peux éprouver avec ces individus que mon vaisseau de chair a côtoyés par le passé. Mon esprit ne s'est jamais vraiment senti effleuré de leur présence. Et pourtant, au moment même, ma conscience se pique à celle de Zilla et une flopée de sentiments contradictoires s'emmêle à son égard.
Des sentiments brusques, violents, passionnels, traitres ; c'est une véritable tornade qui menace de déferler sur moi. Qui disparaît en un éclair.
Il fait charger le canon à longue portée. Je cible aussitôt les premiers concernés. Sur le pont. Message d'alerte, impulsion de danger ; je hurle dans leurs têtes : Fuir !
Urgence ne rime pas avec efficacité. Si certains prennent leurs jambes à leurs cous sans poser de questions, d'autres se montrent moins réceptifs à mon intrusion. De toute façon, la brigade qui occupe le centre, celle de Louve, n'aura pas eu le temps de quitter l'espace. Les premières pertes.
J'ai beau me sentir anesthésié et partiellement indifférent à ces lueurs de vie que je sens s'éteindre, mon corps frémit sous le coup d'émotions floues.
Vite oublier. Ne pas se laisser distraire. Se concentrer sur sa fonction. Je ne suis qu'un outil, un point relais, un émetteur-récepteur entre Marika et les différentes troupes éparpillées. Je remplis mon rôle, je n'ai pas à penser à mon indéniable responsabilité dans ce carnage. Il n'est qu'un grain de sable parmi les grands rouages de ce monde. Cette bataille ne devrait pas en perturber le cours. Et pourtant, un seul grain de sable peut suffire à l'enrayer.
Je dois rester neutre. Inhumain. Absent autant que présent. Rien ne me détournera...
Un cavalier solitaire descend le lit du fleuve mort. Troquant son fusil pour un glaive, il fauche et soulève des arcs de sang dans son sillage. Ces mouvements, graciles, presque hypnotiques, sont soudainement interrompus par la balle que Marika loge dans sa roue avant. Le destrier bascule, le motard avec. Son casque ébréché roule sur le côté. De son crâne touché coule un fin filet rouge qui souille le blond de ses cheveux. Il se relève, son regard avec. Il croise le mien.
Vert sur rouge, rouge sur vert ; nos regards se figent dans une danse en suspension.
Mon socle de rationalité, mon investissement dans le présent, mon détachement émotionnel et surtout, mon individualité que je m'efforçais de consolider chaque jour... Tous ces efforts s'effritent et volent en éclat alors que je me retrouve face à ce passé pas si lointain ; alors que les souvenirs d'un autre moi m'envahissent ; alors que je ne sais plus distinguer remords, frustration, haine, attirance de mes propres émotions. Alors que je redécouvre sa psyché sous un nouveau jour.
Il pense à moi, je pense pour lui.
Marika s'élancerait sur nous. Elle dégainerait sa lame et frapperait d'estoc. Mais nous aurions paré avec notre glaive, plus court. La cheffe, vive et enflammée, ne se débinerait pas et relancerait aussitôt d'un revers ajusté sur le flanc droit. Là encore, le coup, trop prévisible, se verrait arrêté, puis contre-attaqué. Mollement. Marika esquiverait en face. Alors nous réagirions avec plus d'énergie, passant de la défense à l'attaque. Chacune de ses parades serait anticipée et esquivée. En combattante chevronnée, elle lutterait au même niveau, mais ses coups calculés à l'avance et évincés la desserviraient. Un nouveau coup d'estoc habilement esquivé laisserait son dos à merci. Alors nous trancherions. Elle s'écroulerait dans la boue sèche et nous lui planterions notre lame à travers sa poitrine.
— Non !
Un hurlement cingle mes oreilles. Derrière moi, Delvin court à en perdre haleine. Vers le duel dont l'angle de vue vient de changer. Zilla, debout, essoufflé, retire son glaive ensanglanté du corps sans vie de Marika.
Delvin stoppe sa course, le temps d'ôter de sa ceinture son uzi, et de tirer une salve vers Zilla. Une douleur fulgurante traverse mon épaule. Je la ressens dans ma chair, qui torpille et déchire tout en lambeau sur son passage. Elle me plie et me met à genoux.
Cette balle ne m'était pas destinée. Zilla l'a prise ; j'ai encaissé la douleur à sa place. Je prends alors seulement conscience de cette connexion impie nouée avec lui.
Je coupe net.
Lui court hors de portée des tirs de Delvin. Une autre moto s'était échouée non loin. Zilla l'écarte du corps à qui elle appartenait et la fait sienne. Puis, il roule, vite et loin.
Delvin cesse de gaspiller ses munitions sur la cible hors de portée. Elle court jusqu'au corps de Marika. Elle arrive trop tard. Elle s'effondre dans un cri de douleur que je ressens plus vif encore que la balle fantôme dans mon épaule.
J'ai l'impression de revenir à moi, peu à peu, de redécouvrir, hébété, les bruits d'affrontements, les cris, la peur et la sueur qui saturent l'environnement. La peine de Delvin me vrille la tête et me ramène à ma propre implication.
Zilla a tué Marika. Non, j'ai tué Marika ?
Je suffoque et tremble. La bile remonte dans ma gorge. Même si je ne démêle pas encore bien ce qui vient de se passer, je crois le comprendre. Je me relève et titube. Je ne peux plus rester ici. Plus maintenant. Je dois partir, vite et loin.
J'entends des appels sur le chemin. Certains prononcent mon nom, d'autres se demandent pour eux-mêmes ce que je fabrique. Si je le savais moi-même.
Une main s'interpose et m'arrête physiquement.
— Os ! Tu vas où comme ça ?
C'est Hector qui le demande. Peut-être devrais-je, par égard pour notre amitié, livrer quelques explications. Je n'en ai pas la force. Tout juste celle d'articuler faiblement :
— Laisse-moi, s'il te plaît.
Je ne sais quel visage j'affiche, je n'ose regarder dans le miroir de son esprit. Ce n'est probablement pas reluisant, puisqu'il libère mon bras et n'insiste pas.
Je m'éloigne du champ de bataille, errant dans les décombres de l'ancienne ville, sans vies et sans âmes. Les consciences se dénouent de la mienne avec la distance. Je finis par retrouver ce vide aussi terrifiant qu'apaisant.
Le paysage alentour ne m'évoque qu'un décor en papier mâché ; ces vies qui périclitent, des pions sur un immense plateau de jeu. La conviction toujours plus ténue que nous n'appartenons pas à ces lieux m'assaille et m'irrite. Pourquoi avoir sauvé la vie de Zilla, en ce cas, si elle ne vaut rien ici ?
Le déclic du chien d'une arme retentit, accompagné d'une présence dans mon dos. Je me retourne vers l'importun qui vient rompre ma solitude et ma tranquillité avec un six-coups.
— Je te fais une fleur, en fait. C'est un mort qu'elles accableront de la responsabilité de ce massacre !
Je n'ai même pas besoin de plonger en lui pour savoir qu'Allan est résolu à presser la gâchette. J'ai attisé sa rage et sa jalousie en accomplissant des faits au-delà de ses limites obtuses. « Il n'y a pas de place pour deux mateurs par ici ! »
Et pourtant, nous essayerions d'appuyer sur cette gâchette. Nous insisterions ! Mais le doigt refuserait de se plier. Pourtant, Os en face ne bougerait pas d'un pouce, ne fléchirait pas le moindre muscle. Il saurait qu'il n'a rien à craindre. Alors nous verrions nos mains trembler ; si fort que l'arme en tomberait par terre. Nous sentirions une secousse dans notre tête ; si forte que la vision en chavirerait et se flouterait. Une douleur nous transpercerait le crâne ; si forte qu'on l'enserrerait à deux mains, comme pour le fracasser. Mais rien n'y ferait. Il continuerait à se fissurer de l'intérieur. La bouche s'ouvrirait, mais des cris muets s'en échapperaient. Et alors, le voile flou de la vision s'éteindrait comme une lumière soufflée, et à l'isolement des sens, suivrait l'extinction de la pensée ; puis de la conscience.
Je cligne des yeux plusieurs fois en découvrant, à terre, le corps d'Allan. Mort sur le coup. Je prends acte de ce fait avec détachement. J'ai retrouvé mon vide si apaisant. Il m'appelle vers d'autres horizons. Mon esprit s'élève, loin. Les dernières silhouettes des combattantes, des blessés retranchés et des enfants apeurés s'éloignent. Bientôt ils ne sont plus que de minuscules points. Je m'envole au-delà des déserts, au-delà des mers et des nuages.
Et je la vois.
D'immenses étendues verdoyantes, des troncs épais et salivant de sèves, aux feuillages fournis et fiers, autant de couleurs que de variétés de fleurs et de fruits, des oiseaux qui chassent des nuées d'insectes... Je n'ai jamais vu ce genre d'oiseaux ailleurs que dans les livres d'Hector. Je me sens pris d'une incontrôlable euphorie. Je la sens redescendre en mon sein et exploser en panoramique. Elle se propage et contamine chaque esprit pris dans son onde de choc. Oyez, admirez et ébahissez-vous : la Terre Promise existe !
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