15. La bataille du fleuve asséché

Fen

J'annonce : ces gonzesses ne sont pas prêtes. Clairement pas prêtes. Quand je pense que Zi a demandé à Armin de charger la Grosse Bertha. Ça va être une telle boucherie ! J'en ai mal pour elles. S'ils peuvent exulter leurs tensions de cette manière, les zozos, je dis pas non, moi. Mais bon... égoïstement j'aurais quand même bien aimé qu'il en reste quelque chose, des vulves guerrières.

De toute façon, j'ai pas mon mot à dire. Je ne suis qu'un foutu intendant, pas une charge de pure offensive comme Grimm ou Wolf. Je dois rester près de mes responsabilités : le convoi. Et le protéger coûte que coûte.

Il y a des jours où ça me frustre. D'autres où ça me soulage. À présent que je viens de voir la première vague se faire rétamer en deux-deux, façon « tu me respectes », je peux dire qu'aujourd'hui, je suis bien content d'être collé à l'arrière-garde.

Même Zi n'en mène pas large en voyant ça. Il enfourche sa Solex, une AK et ses lames. Il se retourne vers moi. Pas de sentimentalisme – quand t'y vas, t'y vas – juste des ordres.

— Fen, protège le front nord. Elles vont vouloir attaquer le canon par là.

Ce qui serait logique, vu qu'au sud, la bande survoltée de Grimm les aligne. De l'autre côté, la team Wolf semble douiller sévère. Mais pour le moment, je m'inquiète pas trop. Armin se prépare à charger un nouveau missile.

— Tu te trompes pas cette fois, hein ? C'est le truc avec une tête de bite qu'il faut charger, pas Luth !

Et comme d'hab', Armin va me gueuler : « Y'a une différence ? ». Je sais, c'est usé jusqu'à la corde comme vanne, mais ça marche toujours très bien. Pas cette fois. En guise de réponse, je reçois l'écho d'un tir de sniper et le crâne explosé d'Armin en plein dans mon champ de vision.

Ok, j'ai compris. Il est l'heure de passer aux choses sérieuses.

Je range pour plus tard mon admiration envers ce tir magnifiquement cadré – la chance du débutant ? – et me mets à couvert derrière les remparts mobiles, montés en prévision.

Elles sont une vingtaine à foncer en caisse. Et d'autres les rejoignent avec nos propres bécanes, ramassées sur nos cadavres, pour prendre le convoi en étau. Bon programme. Avec Orobos, Aristote, Alvin, Talinn, Demeter, Darek, Luni, Gregor et le reste des moins combatifs de la bande, on mène une défense pas piquée des hannetons. Si on doit y passer, ce sera en en emportant au moins le double !

— Grenade ! gueule Luni, paniqué.

J'ai vu. Elles visent le rail sur la remorque derrière moi. Pas con, les nénettes. Je dois rouler vers l'avant pour éviter le souffle de la fragmentation. Ça passe pour moi, pas pour Luni, je crois pas. Inconvénient : me voilà sorti de mon couvert. Tant pis, tant qu'on y est, au moins, profitons de l'angle de vue.

Je cible la miss qui s'amuse à nous lancer des engins explosifs sur la gueule. C'est quand même pas très urbain, oh ! Une butch comme j'en avais jamais vu ! Ses biceps font la taille de mes cuisses et mes cuisses sont déjà des jambons. Même avec l'AK, je suis pas sûr de transpercer un blindage pareil.

Faut bien tenter. À défaut, je vise la tête et... Merde ! Pas assez rapide. C'est moi qui m'en mange une. Direct dans la poitrine. Je tombe, entraîné par le coup.

o

Louve

Je suis sonnée. Je suis perdue. Qu'est-ce qui vient de se passer ? Je tousse. J'ai de la poussière coincée en travers de la gorge. Et une douleur aiguë dans le dos. À part ça, j'ai l'air miraculeusement intacte malgré les décombres autour de moi. Bashir... Il a eu moins de chance que moi. Seuls un bras et sa figure aux yeux exorbités dépassent des débris du pont.

— Louve !

La voix de Selmek m'appelle. J'essaye de répondre : « je suis là ». Ma gorge ne parvient qu'à émettre un nouveau toussotement. Cela lui suffit pour me trouver. Je parviens à me relever grâce à son aide. La douleur irradie dans toutes mes articulations, mais aucun os ne semble brisé. Je la mets de côté, pour l'instant, et m'occupe, avec Selmek, de recenser les troupes restantes. La moitié de mon groupe a été balayée par l'effondrement du pont. Nos munitions sont perdues sous un mètre de gravats. Les tirs résonnent sans nous accorder le moindre répit, je n'ai même le temps d'être choquée.

Par miracle, j'ai pu conserver mon M21 et deux chargeurs. Je les lègue à Selmek qui a dû abandonner son fusil sniper. Elle saura en faire meilleur usage.

— Ok, changement de plan, ordonné-je d'une voix poussiéreuse. Davi, Karima, Elis et Crob, on ramasse un buggy et on rejoint le groupe de Rana en attaque. Les autres, suivez Selmek et repostez-vous en défense derrière les décombres.

À ce stade de la Bérézina, je n'ai guère d'autre choix que d'improviser un plan B. Les quatre que j'embarque ont récupéré des fusils mitrailleurs. Parquer tout le monde derrière les lignes de défense serait contre-productif dès lors qu'ils peuvent nous bombarder, en face. Quitte à y passer, je préfère tenter le tout pour le tout et viser leur canon. Si au passage, je peux ficher mes balles entre les yeux de ces fils de chien, j'aurais au moins cette maigre consolation.

Davi se charge de la conduite pendant que Karima et Élis mitraillent sur les côtés pour nous frayer un passage jusqu'à leur convoi, un peu plus haut. Notre arrivée passe assez inaperçue : le groupe de Rana a déjà lancé l'assaut et la résistance vacille en face. Logique. Les Rafales basent toute leur stratégie sur l'attaque. La défense est leur point faible.

— Rana !

Je l'aperçois au cœur de l'action. Ça ne m'étonne pas d'elle. Son corps bâti comme une muraille s'élance pour envoyer une grenade sur leur artillerie lourde. Une belle action. Qui la laisse exposée ! C'est forcément ce moment qu'ils choisissent pour riposter.

Un petit homme trapu et barbu roule et cible ma consœur de son fusil. Je saute du buggy et prends à peine le temps de le viser avant de lui tirer dessus.

Ouf ! La balle touche quand même. Il bascule à terre. Par réflexe, je cours vers Rana. Maintenant que j'ai quitté le buggy, je me sens seule et vulnérable.

— Merci Louve, me dit-elle une fois que je suis à sa hauteur. Tu n'as rien ?

— Tout va bien. Finissons de nettoyer les alen...

Je n'ai pas le temps de terminer ma phrase. Le bruit d'un tir retentit tout prêt, suivi d'une douleur fulgurante transperçant mon cou. Je lâche mon arme et porte mes mains à ma gorge. Rouge de sang. Ça vire au blanc devant mes yeux. La dernière chose que je vois ? Les traits choqués de Rana s'évanouissant dans les derniers rayons de soleil.

o

Fen

Merci Luth ! Dire qu'il y a une heure je me suis foutu de ta gueule alors que tu nous rappelais d'enfiler armures renforcées ou gilets pare-balles... Sans ça, je serais sûrement plus là pour en parler. La balle s'est logée juste dans le revêtement. Je me redresse encore un peu sonné, mais suffisamment sur le qui-vive pour voir que les deux gonzesses se sont rejointes à quelques mètres de mon pif. Si j'agis pas le premier, elles me feront pas de cadeau.

Par chance, elles sont trop occupées à papoter pour me remarquer. Je relève mon flingue et j'en dégomme une. Et là, je ne sais pas, j'ai bloqué. Pourquoi je n'ai pas shooté dans la foulée celle qui m'a jeté sans civilité des grenades à la figure ? Aucune idée. Résultat, elle a le temps de réagir et de me braquer aussi.

Nous voilà bien malins, à présent, en Mexican stand off. C'est à celui qui appuiera sur la gâchette en premier et ni elle ni moi n'osons par peur de recevoir l'extrême onction le premier. On se dévisage comme deux ahuris.

C'est l'intervention de Talinn qui met fin à ce dilemme alors qu'il se rapproche dans son dos, révolver pointé sur elle façon : « Rends-toi Micheline et nous épargnerons ta vie ! » Pendant un instant, j'ai cru qu'elle allait se retourner et lui coller un plomb. Après tout, je peux concevoir qu'elle ait moyen envie de se rendre, alors que le cadavre encore chaud de sa copine git à ses pieds. Mais elle le fait. Elle lâche son pistolet et lève les mains.

o

Sara

Je tremble par tous les muscles de mon corps. Où que je me faufile, je ne vois que sang et explosions jaillir par tous les axes. Je suis terrorisée et j'aimerais pleurer, mais j'ai une mission à accomplir. La colonie compte sur moi ! Je me dois d'assurer la logistique. Je cours de checkpoint en checkpoint, mes grosses besaces me cinglant les épaules, pour ravitailler en munitions, premiers soins et messages. Le travail est de toute haleine. Pas le temps de se déconcentrer. Pourtant, je ne rêve que d'une pause loin de cette folie.

Alors quand j'aperçois Selmek, vaillant, mais éprouvé, je grappille égoïstement quelques secondes à ses côtés. Je lui dépose la lourde caisse de munitions et lui tends une gourde d'eau.

— Merci, souffle-t-il, en nage après avoir descendu la moitié du contenu.

— Tu tiens le coup ?

— Ça chauffe pas mal, mais on a réussi à les repousser.

Il avise ma deuxième sacoche.

— T'as des compresses là-dedans ?

— Quelques-unes, oui...

— Athos s'est fait toucher, il pisse le sang. Tu crois que tu te pourrais le panser et l'évacuer pendant que je te couvre ?

Pour toi Selmek, je suis prête à foncer tête baissée sur le champ de bataille, à oublier ma peur si cela peut t'aider. J'accepte sa demande sans réfléchir, l'amour me fait pousser des ailes.

Ce n'est qu'une fois que j'avance dans son sillage que je réalise que je n'étais peut-être pas prête pour ça. Les échanges de tirs sont si sonores que j'ai l'impression que je vais recevoir une balle perdue à chaque pas. Je me focalise sur le dos puissant de Selmek, à la fois bouclier et guide, pour continuer à avancer bravement.

J'entends les gémissements d'Athos avant de le voir. Il est salement touché au ventre. Je ne sais pas s'il sera capable de marcher, mais je dois essayer, au moins parce que Selmek compte sur moi ! Il s'avance pour nous préserver de toute menace qui s'aventurerait vers nous, alors je m'accroupis au chevet du blessé.

— Tiens bon, Athos !

Je dégaine mes morceaux de ouate et de mesh et m'apprête à les comprimer fort sur sa blessure. Je vois qu'il essaye à tout prix de me dire quelque chose, mais je ne comprends pas ses paroles.

— Qu'est-ce que tu dis ?

Ses yeux s'ouvrent de frayeur et son doigt se lève, tremblant, pour pointer un point par-dessus mon épaule. Je me retourne et me retrouve face à une silhouette inconnue. Trop tard. Elle m'attrape, enserre mes épaules d'un bras et me colle un pistolet sur la tempe. Je hurle d'horreur à la sensation glacée du canon contre ma peau.

Selmek se retourne aussitôt.

— Je la buterai avant que t'aies le temps de me buter, alors pas un geste ! crie la voix contre mes oreilles.

J'ai rarement vu le visage de Selmek se peindre d'une colère aussi sombre. Il obtempère et je suis paradoxalement soulagée de le voir baisser son arme, quand bien même ma déraison aurait souhaité le voir jouer les héros pour me porter secours.

o

Luth

J'ai tenu en équilibre sur le fil de ma chance jusqu'à présent. Est-ce aujourd'hui que je vais chuter ? Ils m'ont collé en première ligne. Ça ne m'a pas étonné. Sous couvert d'acte de bravoure, cela reste quand même la position qu'on octroie à ceux dont on n'a plus besoin.

J'ai râlé intérieurement, mais je m'y suis attelé sans broncher. Je n'avais pas vraiment la possibilité de refuser de toute façon. Pour autant, est-ce que j'allais foncer comme les autres idiots boostés aux amphétamines ?

J'ai suivi docilement, en retrait, zigzaguant, sans jamais m'engager frontalement. Quand elles ont ouvert le feu de tous les côtés, j'étais terrorisé. Alors j'ai adopté la tactique du mort. J'ai couché, fait glisser ma moto et me suis immobilisé dessous.

Plus personne n'a fait attention à moi. Je guettais d'un œil distrait les mouvements. Quand j'ai vu l'agitation se déplacer, je me suis relevé et dirigé vers les berges où les hautes herbes offraient un camouflage naturel.

Je ne peux pas rentrer au convoi comme ça. Déjà parce qu'ils ne manqueront pas de m'épingler pour ma lâcheté si je reviens la queue entre les jambes, et, ensuite, parce que je suis désormais derrière les lignes des Vautours. Je me vois mal arriver dans leur dos, leur taper sur l'épaule et leur demander de gentiment me laisser passer. À moins que...

À plat ventre dans les herbes, j'observe le ballet des tireurs se relayant, reculant face aux nouvelles vagues, puis regagnant du terrain petit à petit. Au nord de mon point de vue, la zone s'est vidée après que les infernales comètes des affrontements aient laissé une traînée de brasiers.

Deux individus reviennent dans ce cimetière. Un tireur pour couvrir et une médic. L'homme armé – ou s'agit-il d'une femme ? – ne regarde pas dans ma direction, car la menace est circonscrite avec leur barrage en amont. C'est ma chance !

Je tente de me redresser sur les avant-bras. Mes coudes tremblent comme sous l'effet d'un séisme, mais je persévère. Mon désir de survivre à cette bataille me shoote à l'adrénaline et je puise des réserves de courage insoupçonnées en moi.

Je me place dans le dos de la jeune fille, agenouillée devant un cadavre en devenir, et la saisis par les épaules. Elle est suffisamment menue pour que même mon bras peu épais fasse le tour de sa poitrine. Hélas, elle crie immédiatement et le (ou la) molosse, qui la couvrait quelques mètres devant, réagit aussitôt en nous braquant.

J'ai mon Sig Sauer collé contre la tempe de la fille. Il le voit bien en face. Et il flippe autant que moi. Enfin presque autant que moi. Mes genoux tremblent, ma main aussi, mais ma tête sait que j'ai l'avantage.

— Je la buterai avant que t'aies le temps de me buter, alors pas un geste !

J'essaye de d'insuffler de la conviction à ma menace. Peu crédible. Mais il se range, en face. Il a l'air de tenir suffisamment à elle pour se dispenser d'encourir le moindre risque. Alors je recule avec la fille dans les bras. Il y a plus de deux cents mètres à parcourir ainsi avant de revenir au camp.

Elle ne me ralentit guère. L'arme sur sa tempe la motive à suivre le rythme. Je passe devant leur ligne de tireurs et entends, satisfait : « Baissez vos armes ! Il tient Sara ! »

Sara... Je ne te connais pas, mais merci : tu assures mon passeport vers la survie. Pour le moment.

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