14. La bataille du fleuve asséché

Delvin

J'ai escorté Avril jusqu'à l'église, l'un des rares bâtiments encore debout, gage de sa solidité. Il nous a semblé que ces pierres de taille et ces murs d'une largeur phénoménale feraient un abri propice pour les personnes inaptes au combat. On a dressé un petit campement avec quelques couvertures, de la nourriture et des jeux pour les enfants. Cela ne suffit pas à les rassurer. Beaucoup refusent de rester tranquilles alors que leurs parents s'agitent dehors. Un bambin n'est pas assez naïf pour ne pas comprendre ce qui se trame.

Je jette des coups d'œil nerveux à la radio posée sur l'autel. Sara, qui se charge des relais entre les différents groupes, doit nous tenir informés de la situation à l'extérieur. Je sursaute et me précipite sur le récepteur dès que je l'entends crépiter.

— Rafales en vue à dix degrés ouest.

— Ils attaquent ?

— Ils descendent par le fleuve, comme prévu. Environ trente véhicules en première ligne.

J'admire la jeune Sara qui se surpasse pour discipliner les tremblements de sa voix. Alors que je suis protégée de mon côté, j'ai tout le mal du monde à garder mon sang-froid.

Je repense aux défenses que l'on a érigées avec efficacité. Le relief autour de la ville est escarpé ou accidenté à cause des ruines. S'ils veulent attaquer en véhicule – le plus logique, compte tenu de leur arsenal – alors ils n'ont que deux possibilités : la route en provenance du sud qui rejoint le pont ou le lit asséché du fleuve depuis l'ouest.

Dans le premier cas, nous avons blindé, derrière des barricades, l'essentiel de nos forces menées par Maria et Bonnie. Dans le deuxième cas, la descente de l'ancien fleuve a été recouverte de herses, creusée de trous camouflés et minée avec ce que l'on a pu récupérer d'explosifs. S'ils parviennent à passer ça, un comité d'accueil les attend, couvert par des tireurs embusqués sur les rives et le pont.

Malgré tout, je me sentirais bien plus confiante si j'étais là-bas plutôt qu'entre ces tenaces murs en pierre. Je ne peux m'empêcher de repenser, avec amertume, à mon coup de sang, trois jours plus tôt. Marika m'a rejoint dans ma cabine. Elle a tenté de me cajoler, de me rassurer, elle a laissé flotter ses baisers sur ma poitrine avant de venir se lover entre mes cuisses. Je l'ai repoussé avec véhémence. Non, il n'était pas question que je lui passe cet affront. Ne suis-je pas sa seconde ? N'aurait-elle pas dû au moins m'informer de ses plans ? Elle a reconnu ses torts et, quand bien même je la comprenais, ma fierté agacée ne pouvait lui pardonner tout de suite. Je l'ai pu hier.

J'ai voulu revenir sur ma décision de ne pas combattre. Je voulais être à ses côtés. À tout prix. Elle a poliment rejeté ma demande. « Avril aura besoin d'aide avec les enfants et il faudra bien que quelqu'un les protège si jamais... » Si jamais quoi ? Si jamais vous tombez ? Si jamais ils vous exterminent tous ? Je ne suis pas idiote, Mari, je sais bien que tu veux me préserver pour prendre ta succession s'il t'arrive malheur, que tu veux me protéger parce que tu m'aimes. Mais plus je retourne l'idée que tu puisses disparaître, moins je parviens à l'accepter. Et je n'y parviens plus du tout maintenant que les premiers tirs retentissent. Une explosion détonne, même. À en faire trembler les murs de l'église.

La radio grésille à nouveau et la voix paniquée de Sara en sort.

— Ils ont détruit le pont !

— Quoi ?

— Un... un missile, je crois... le pont est éventré.

Je fais défiler dans ma tête les scénarios possibles découlant de cette situation : ils ont de l'armement lourd, ils se sont rapprochés en un temps éclair, nos tireurs ont été touchés, nous perdons en couverture...

— Delvin !

Au ton qu'Avril emploie, j'ai comme l'impression qu'elle n'en est pas à son premier appel. Il aura fallu qu'elle retienne ma manche pour m'interrompre. Je réalise alors que j'ai resserré ma ceinture de munitions en bandoulière, attaché deux pistolets mitrailleurs contre mes flancs et endossé mon fusil de chasse par-dessus un gilet renforcé.

Avril me dévisage avec un mélange de colère et de peur. Je peux comprendre. Je suis prête à décamper de mon poste sans avertissement. Une désertion que je n'aurais pas manqué de désapprouver en tant que seconde.

— Je suis désolée, Avril, je dois y aller.

Elle se rapproche pour me souffler hors de portée des oreilles indiscrètes des bambins.

— Tu ne peux pas nous lâcher comme ça ! Et s'ils viennent ici ? Je ne sais pas me battre, moi.

Je lui pose dans les mains un de mes uzis. Après tout, je ne peux pas utiliser les deux en même temps.

— Tu débloques le cran ici et tu appuies là pour arroser. Attention au recul.

Elle n'aurait pas pu avoir l'air plus paniquée. Aussi, je rajoute, comme un pansement sur un membre arraché :

— Ne t'inquiète pas, je ferai en sorte qu'ils n'arrivent pas jusqu'ici.

Une pointe de culpabilité me vrille les côtes. Mais je ne vois pas d'autres alternatives. Pardon Marika. Je ne peux pas rester les bras croisés pendant que tu es en danger.

Je pousse la lourde porte de l'église. Le fracas des tirs et la lumière rosée du crépuscule m'assaillent tandis que je me rue droit sur le danger.

o

Marika

— Madame, les vigies les ont repérés à l'embouchure, me glisse Cléa par la radio.

— Je sais, je les vois aussi. Combien ?

— Au moins cinquante véhicules d'attaque. Deux détachements de dix ont contourné au nord et au sud. Pas d'estimation pour les unités à pied tant qu'ils ne sont pas arrêtés.

La tactique du trident. Attirer l'attention au centre, avec le gros des troupes en défense, pendant que des unités véloces attaquent par les côtés. Os m'a informée, nous sommes prêts. Ce qui m'inquiète, c'est leur armement.

Nous avons récupéré de nombreuses caisses d'armes dans les ruines – je n'ai pas cherché à savoir pourquoi elles avaient été abandonnées là –, mais cela ne compense pas leur arsenal, étoffé au fil d'années de pillages intensifs. Os a parlé de balistique lourde : des lance-roquettes, lance-missiles, des tourelles Gatling... Notre avantage du terrain peut vite devenir dérisoire s'ils décident de ne pas lésiner sur les munitions.

Notre meilleure chance tient dans le fait qu'ils nous considèrent sûrement comme une piètre menace. S'ils font l'erreur d'avancer leurs lignes, alors nos groupes d'assauts embusqués sur les rives peuvent les prendre à revers et détruire leurs canons.

Et ça, ce n'est pas gagné. D'après Os, leur commandant est loin d'être une tête brûlée imprudente. Celui qui voulait le renverser, si. Reste à espérer que la mutinerie a eu lieu et aura suffisamment déstabilisé leur bande.

— Je suis désolé. Ça ne s'est pas passé ainsi.

Je sursaute alors que la voix retentit dans mon dos, et non par le biais du talkie-walkie. J'ai demandé à Os de rester près de moi parce que je ne savais pas dans quelle unité le coller. De toute manière, j'ai besoin des informations qu'il peut me donner en temps réel, plus précieuses que toutes les communications radio imaginables. Son ton neutre et déjà défaitiste me hérisse.

— Comment ça ?

— Zilla a repris le contrôle de ses troupes et il ne commettra pas d'erreur.

La radio émet un nouveau signal. C'est la voix de Bonnie, en nage et inaudible par saccades à cause des tirs qui font déjà rage de son côté.

— On est dépassées ! Ils ont fauché les deux premières barricades ! Demande de renforts !

Pas déjà... Je dépêche une unité supplémentaire. Je redoute d'envoyer au casse-pipe davantage de monde, mais je n'ai pas le choix : plus nous perdrons de terrain et plus la victoire nous glisse entre les doigts. « Si tu espères vaincre, attends-toi à devoir faire des sacrifices. » Une leçon de longue date que je n'ai jamais voulu apprendre.

— Ne restez pas près du pont ! Courez !

La voix d'Os résonne dans mon crâne sans effleurer mes oreilles. L'ordre incisif s'imprime dans mon être et mes jambes ressentent le besoin de bouger d'elles-mêmes.

Mes sens aux aguets cherchent ce que le télépathe anticipe : sur la ligne d'horizon, un semi-remorque menace la ville de ses douze mètres de long. Une rampe s'y déploie en angle aigu. Je ne réfléchis pas plus. Je cours le plus vite possible vers l'avant, loin du pont.

Trois secondes plus tard, le fracas d'une explosion retentit dans mon dos, son souffle me balaye. J'avais anticipé. La réception dans la terre molle n'est pas si brutale. C'est une autre douleur qui me perce.

Derrière moi, le pont défiguré s'émiette en son centre. Vulgaire morceau de sucre qui s'effrite et s'échoue dans la poussière limoneuse. Les tireuses embusquées sur l'ouvrage traitre courent pour leur vie, mais celles qui se tenaient au centre, comme le groupe de Louve, chutent avec les décombres. Il y a bien cinq mètres de dénivelé ! Un peu moins avec l'entassement des nouveaux débris, mais la chute n'est pas négligeable. Je n'ose plus regarder de peur de ne pas les voir se relever.

Terrassées d'impuissance, je m'en prends à la cible la plus évidente : Os.

— Tu avais dit qu'ils ne gaspillaient pas leurs missiles !

— Vous leur avez fait peur en tuant leurs éclaireurs. Ils ont pris la menace au sérieux.

J'inspire profondément. Il n'est pas question que je me laisse par la rage ou les regrets m'envahir alors que les ennuis commencent à peine.

Depuis leur promontoire à l'embouchure du fleuve, ils dépêchent leurs unités offensives : des motos munies d'un pilote et d'un tireur ; des voitures renforcées d'acier et hérissées de pointes. Ils foncent droit sur nous, profitant sans attendre de la brèche. Si l'on ne riposte pas maintenant...

Nouveau coup d'œil vers le pont. La fumée m'empêche d'appréhender l'ampleur des dégâts. Les tireuses, qui ont conservé leur position, lâchent les premières salves sur la vague en approche.

— La plupart ont survécu, m'informe Os sans émotion. Concentre-toi sur ce qui arrive.

Comme s'il avait besoin de me le dire ! J'ordonne le repli pour les troupes déplacées à cause de l'effondrement. Tout le monde à couvert tant que les balles sifflent et qu'une bonne partie de leur frappe mobile est encore en mouvement.

Ça canarde de tous les côtés. Abritée derrière une carcasse automobile, j'y mets du mien, mais je n'en touche aucun. Je n'ai pas la bonne arme. Mon fusil de chasse est trop lent pour des cibles aussi rapides. J'ai prévu de me battre au corps-à-corps lorsqu'il le faudra, j'excelle dans ce domaine bien plus que dans le tir. Mes cimeterres d'acier sont impatients d'en découdre.

Les filles sont efficaces. La première vague plie. La moitié des motards sont à terre, leur duo amputé d'un des membres. Ils n'ont visiblement pas anticipé notre surnombre et notre armement gonflé à bloc.

Je lance le premier assaut. Dans la mêlée, nous achevons les pillards surpris et réquisitionnons leurs véhicules. Du coin de l'œil, je constate que Louve réaffecte une bonne partie de son groupe en soutien à Rana, qui gère l'offensif. Placée au nord, leur division chargera leur arrière-garde pour porter atteinte à leur armement lourd. Déjà, je vois la rampe du canon relever son angle à mesure qu'il s'avance.

— Allez-y, maintenant ! crié-je dans le talkie-walkie à l'attention de Rana.

L'ordre est prématuré, mais nous n'avons pas d'autre choix. J'ignore si nous pouvons encaisser un deuxième missile.

Après ça, tout s'enchaîne trop vite. Je n'ai plus le temps d'examiner la situation. Une deuxième vague arrive et frappe encore plus fort. Cette fois, mes troupes jouent à armes égales grâce aux véhicules. Elles parviennent même à les déborder, plus nombreuses. Un motard, pourtant, se détache du lot. Seul, il pilote et cadre ses tirs avec une habilité monstrueuse. Mes compagnons d'armes sont fauchés comme des brindilles dans son sillage. Je n'ai pas le temps de m'en inquiéter ni de m'en effrayer.

Mue par l'instinct, je plante mes appuis dans le sol tandis qu'il dessine une boucle et s'apprête à foncer droit sur moi. Réfrène le réflexe de sauter sur le côté, concentre-toi, vise et tire.

Ma balle se fiche dans sa roue avant. Son coucou désossé est léger, rapide, mais fragile. Il effectue une brusque ruade et le pilote est éjecté de son destrier. Là, par contre, je saute sur le côté, pour éviter les vrilles du deux-roues devenu fou.

Le motard semble à peine impacté par l'accident. Il se rattrape de son vol plané tel un félin retombant sur ses pattes. Seul son casque se retrouve éclaté par le choc et finit de rouler plus loin. Il titube légèrement en se relevant. Pas question de lui laisser le temps de se remettre. Je dégaine mes fidèles cimeterres, aiguisés et avides de trancher la chair de mes ennemis.

Je ne m'attendais pas à ce visage d'ange. Bien que sali par le sang qui coule de son front, ce type n'est pas taillé pour inspirer la terreur. Je n'ai pas besoin qu'Os me précise qui il est. C'est assez évident, et une fois mort, leur chef sera un cadavre aussi puant que les autres.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top