13. La bataille du fleuve asséché

Louve

L'euphorie de la découverte d'un butin encore intact ! Voilà bien longtemps que nous n'avions pas gagné au jeu de la chasse au trésor. Je ne me rappelais même plus de la sensation fébrile de la victoire et, aujourd'hui, je la sens embaumer l'air.

Une journée pour arriver dans ce quadrillage de ruines, une journée pour en extirper toutes les ressources et une dernière journée consacrée aux préparatifs.

Marika m'a confié le commandement des tireurs. J'aurais aimé être aux premiers rangs, au corps-à-corps, pour enfoncer mes mains dans les entrailles de ces rebuts d'immondices de pillards. Mais ces compétences sont du domaine de Rana. De toute façon, une trouvaille fortuite m'a consolée et aidée à embrasser mon rôle de tireuse embusquée.

Une caisse militaire aux jointures rouillées et à la peinture métallique, sur laquelle se devinait un alphabet illisible, recelait un bijou bien protégé dans son écrin de mousse en polyuréthane : un fusil de précision de calibre 7.62mm. Avec trois chargeurs en prime ! Je ne connais pas ces modèles militaires, mais je ne risque rien à parier que des balles aussi effilées pourraient bien transpercer comme du beurre la carcasse d'acier de leurs camions. Alors des corps humains...

Nous avons retrouvé la caisse sous deux étagères renversées, dans un sous-sol ténébreux et enlisé, derrière une porte dissimulée. Autant dire que nous serions complètement passés à côté de cette merveille sans les indications d'Os.

Je repense, le vague à l'âme, à ses élucubrations sur la Terre Promise. Partagée. J'aimerais me blinder, comme Delvin, et me prémunir de tout faux-espoir. Mais si c'était vrai... Jusqu'à présent toutes ses prédictions se sont accomplies. Une heure plus tôt, Allan a été forcé de confirmer – de mauvaise foi – que les Rafales campent bel et bien à moins de cinq kilomètres d'ici, lorsque nous avons intercepté un de leurs groupes d'éclaireurs. Les filles sont parties à leurs trousses et en ont dégommé deux. Le troisième est parvenu à s'enfuir. Tant mieux. Qu'ils sachent à qui ils auront affaire avant de trépasser m'emplit d'une satisfaction perverse !

J'inspecte une dernière fois les barricades dressées le long du pont surplombant le fleuve asséché. Elles ne semblent pas souffrir de failles pour l'instant, mais leur armement, en face, serait susceptible d'en provoquer. Je ne m'inquiète pas. Nous avons la hargne et le cœur de notre côté. Et le M21.

Sara vient de nous apporter quelques victuailles. Alors je hèle mes troupes. Selmek, Karima, Bashir, Élis, Mandrake, Dannie et Flora ; le féminin emporte la majorité.

— À table, les filles !

Réunies en cercle sur ce promontoire à la fois sécurisant et exposé, je sens se mêler en arc-en-ciel une multitude de ressentis. Entre l'inquiétude d'y passer, l'excitation du défi, l'évolution de charognards à assaillantes et le feu de la vengeance ; tout circule dans un silence précieux.

Je lève les yeux vers le ciel qui s'assombrit à mesure que le soleil décline vers l'horizon. Les pillards profiteront probablement du crépuscule pour nous attaquer ; la lumière tombera dans leur dos et nous aveuglera. Leur apparition est imminente.

Je pense à Katia, inévitablement. Où es-tu en ce moment sœurette ? Quelque part entre les nuages, comme le philosopherait Nona ? Ou bien vivante dans les amas de mes souvenirs, comme le déclamerait le poétique Hector ? Où que tu sois, j'espère que tu verras exploser la cervelle de ces ordures qui t'ont tuée. Même si j'aurais préféré atteindre la Terre Promise avec toi.

o

Hector

Il faut croire que l'on peut même s'habituer aux miracles. Je n'ai pas été surpris de trouver, dans les décombres d'un ancien hôpital, des armoires pleines de médicaments de toutes sortes. Certainement périmés, mais en bon état de conservation. Antiseptiques, antidouleurs, anesthésiants, régulateurs cardiaques et thyroïdiens, insuline, ainsi que du matériel de chirurgie encore sous scellé stérile, et bien sûr, des antibiotiques. Je me suis retrouvé tel un enfant trop gâté, blasé devant la montagne de cadeaux accumulés sous le sapin de Noël, car Os, ayant dévoilé leur contenu à l'avance, a gâché mon ébahissement.

Égoïstement, j'ai ressenti plus d'engouement pour la seconde découverte. En prophète blanc qui s'apprêtait à dévoiler les grâces de son dieu, il m'a guidé à travers une descente d'escaliers tortueux, sous l'ancien bâtiment municipal. Préservant cette fois le suspense, il m'a cédé le privilège d'ouvrir l'antique porte des bénédictions. Et quelle extase !

— Une bibliothèque !

Les rangées livresques dessinent un dédale
Au motif sibyllin noyé dans un noir voile
Fières colonnes en monolithes invaincus
Grattent la poussière de la cime repue

L'émotion fébrile au bout des doigts
Je trace contours des écrins de bois
Parcours fiévreux les tranches flétries
Et m'abandonne aux effluves vieillies

Préservés des intempéries
Ces trésors tiraillent l'envie
Et les pages blanches professent
Promesses en lettres d'allégresse.

Un recueil de Vladimir Maïakovski dans une main et un roman de Fiodor Dostoïevski, dans l'autre, j'accapare et dévore de mes yeux voraces. Besoin compulsif de s'assurer de leur tangibilité ; frayeur accablante de les voir fondre en poussière. Il n'en est rien. Les vestiges dérangés dans leur sommeil séculaire résistent.

Les pages sentent encore le papier frais avant les remugles. Je trépigne et sautille, enfant enthousiaste arpentant les rayonnages. Je les cartographie par obsession : histoire, économie, romans jeunesse, poésie... Hélas, la langue de Tolstoï prédomine et, si je sais en déchiffrer l'alphabet, l'assoiffé de savoir en moi déplore de n'en saisir le sens. Ce détail ne saurait pour autant abattre la joie espiègle qui m'habite en feuilletant ces merveilles.

— As-tu parlé de ce sanctuaire à quelqu'un d'autre ?

Je m'adresse à Os, les yeux rivés sur un traité de chirurgie dite « moderne » dont je scrute les photographies, à défaut de m'attarder sur les encarts.

— Non, seulement à toi.

— Tant mieux. N'en parle à personne, s'il te plaît.

Je ne relève la tête que pour le voir hocher la sienne, compréhensif. Si Marika me laisserait sans doute emporter quelques livres « utiles » comme ces encyclopédies médicinales ou les cartes de la région, je redoute que le reste, discriminé pour ses glyphes obscurs, finisse en combustible.

— Je dois y aller, m'annonce-t-il alors que j'ai déjà reporté mon attention sur mes précieuses trouvailles. Les Rafales attaquent dans une heure.

— Je fais vite alors. Je vous rejoins.

Et quand bien même je serais trop absorbé par mes lectures, je ne doute pas que, même du sous-sol, je saurais entendre l'affrontement. L'avantage d'être le seul médecin de la colonie est qu'on m'épargne de devoir prendre une arme pour participer à l'assaut. L'inconvénient est que ma présence s'avérera indispensable par la suite. Nos ennemis ne sont pas de tendres agneaux.

À la lueur de ma frontale, je me hâte de combler mon sac en jute de romans inspirants et recueils poèmes séduisants. Ces velléités distractives assouvies, je me concentre sur les revues de presse, classées dans des tiroirs près du comptoir de l'entrée. L'espace arrondi en bulle de confort se parsème de fauteuils en mousse pour accueillir les curieux séants. À mon tour, je prends mes aises.

La bibliothèque dispose d'une seule collection en anglais ancien dont le dernier numéro date du 29 septembre 2030. Date de la fin du monde ou date à laquelle les éditeurs ont cessé les impressions papier ? Impossible de le savoir. Les postes d'ordinateurs poussiéreux, incrustés dans les accoudoirs des fauteuils, sont hors service.

C'est un moindre mal. Rien que dans ce dernier numéro, dont la couverture provocatrice titre : « Attentat de Portland, quelles mesures envisager contre la menace psychique ? », j'apprends déjà des choses que j'ignorais.

o

Luth

Encore un coup de tournevis et ça devrait...

— Ça s'est débranché ! crie d'en bas Gregor, notre vieil ingénieur. Tu dois pas être dans l'axe. Recommence.

Je peste en démontant à nouveau les écrous de l'arbre central. Fichue éolienne pas foutue de fonctionner correctement ! Et ce chef qui m'envoie grimper sur les toits des camions pour réparer ces malheurs de faux-contacts ! Pourquoi est-ce toujours moi qui récolte les tâches ingrates ? Le tournevis manque de m'échapper des mains alors que je m'énerve sur l'assortiment de câbles électriques.

Calme, Luth. Calme.

Loin d'arranger ma situation, le départ d'Os a presque signé mon arrêt de mort. Zilla ne me fait plus confiance.

Certes, il m'a délégué la navigation, deux fois. La première, nous avons heurté une légère tempête, celle-là même qui a désaxé l'éolienne. La seconde, la route tracée s'est révélée trop endommagée. Impraticable. Il a fallu faire demi-tour ; une honte pour les Rafales.

Je ne pouvais prévoir ni la météo ni l'état du terrain, mais le chef a saisi l'occasion pour faire sauter un fusible gênant.

Et maintenant qu'on arrive sur une ville, il pourra conforter la bande dans l'idée qu'il est le seul apte à gérer la navigation.

C'est en jouant ainsi de la malchance que je me retrouve à roussir sous le soleil de l'après-midi. Au sens propre comme au figuré.

Maudit Grimm ! Je paye le prix de ses lubies de grandeur, tandis qu'il s'en tire comme une fleur. Zilla ronge son frein. Car Grimm est dangereux ; pas toi.

Nous nous heurtons à deux difficultés : la période de faste s'est achevée avec la disparition du médium et les tensions, pour le moment cristallisées, menacent d'exploser à la moindre étincelle.

Jamais je n'aurais cru pouvoir imaginer la fin des Rafales de mon vivant et pourtant, c'est ce qui risque d'arriver si, entre le camp Grimm et le camp Zilla, l'un des deux ne capitule pas.

Un vrombissement étouffé par le relief du lit du fleuve me tire de mes angoisses. Je souhaite qu'il n'en véhicule pas de nouvelles.

Un nuage de sable accompagne le retour du groupe d'éclaireurs, faisant fi de toute discrétion. Inhabituel. Je m'empare de mes jumelles, toujours accrochées sous ma chemise, et constate que le groupe s'est réduit de trois à un. Tyron revient seul, penché sur le buggy comme s'il était blessé.

— Gregor, va prévenir le chef ! On a un problème.

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Fen

Manquait plus que ça ! On n'était pas déjà assez dans la merde comme ça ? Doit y avoir une loi cosmique pour expliquer que l'emmerdement arrive toujours par lot. Faudrait quand même pas que t'aies le temps de solutionner les problèmes au fur et à mesure, ce serait trop simple.

Alors, voilà. Deux éclaireurs en moins. Comme ça, pouf ! Et comme par hasard, le seul qui survit, c'est le petit nouveau qui ne s'attendait pas à ce qu'une ribambelle de gonzesses lui tombe sur la gueule et lui fourre du plomb dans la fesse à coups de pistolet mitrailleur. Remarque, ça aurait aussi surpris un vétéran.

Alvin, le toubib, tente tant bien que mal de le caler en biais pour panser son cul qui pisse le sang. Ce pauvre Tyron en est tellement chamboulé que ce n'est pas de la tarte de recoller les morceaux. On finit par capter grosso merdo le tableau : une armada de femelles énervées et armées, une barge tentaculaire de bric et broc en guise de caravane et environ cent-cinquante péquenots tassés là-dedans. Ça ne ressemble pas à un camping d'abricots ordinaires, plutôt au portrait de ces charognards de Vautours. J'espérais qu'on finirait par s'en débarrasser à force de cramer les miettes de nos pillages... Ils sont coriaces, ces pots de colle.

Ils semblent même avoir installé suffisamment de défenses autour de la ville pour résister à trois invasions zombies. Qu'est-ce qu'ils foutent aussi bien préparés ? Je tourne la tête vers Zizi. Il a beau s'efforcer de rester sérieux alors que le pauvre Tyron bégaye son rapport, l'enfoiré ne peut pas me cacher son sourire en coin.

Ok, c'est bon, ça fait tilt dans mon cerveau : ces fumiers ont ramassé Os sur la route – dans notre sillage, quoi. Et, avec ses conseils de voyante bon marché, ils se sont sentis pousser des ailes et ont donc décidé de nous tendre une embuscade ! Ahah, merde, moi non plus j'arrive pas à retenir mon hilarité. J'y crois pas ! Cette bande de truies et de cochons de lait s'imaginent qu'ils peuvent nous tenir tête ? Même avec trois fois moins de monde et un leadership en pagaille, on a encore largement de quoi écraser ces impertinents !

Grimm a l'air de mon avis. Il ne fait même pas semblant de cacher sa jubilation. Faut dire que la brute s'enthousiasme à la moindre perspective de combat. Surtout s'il revêt un minimum de challenge et de quoi booster l'adrénaline.

Il n'y a que Wolf ou les poules mouillées de l'acabit de Luth qui tirent un peu la tronche. Dans le cas de Wolf, je sais que c'est parce qu'il n'aime pas cogner sur le sexe faible. Mais bon, je le connais. Une fois dans le feu de l'action, il ne souciera plus vraiment de qui tient le fusil en face.

Le récit de l'éclaireur terminé et la situation mise au point, les gars observent un moment de silence en attendant que le chef rende le verdict. Il se passe alors quelque chose que j'ai pas vu venir : Zilla s'adresse à Grimm.

— On a assez joué les mascarades hypocrites ces dernières semaines. Tu ne m'aimes pas et rassure-toi, c'est réciproque. Tu serais prêt à marcher sur mon cadavre si je venais à tomber. Moi, en revanche, j'estime que tu es le meilleur ailier dont cette bande puisse rêver. À cinq kilomètres de là, nous attend un charmant comité d'accueil. J'ai comme l'impression qu'ils ne seront pas aussi faciles à mater que le menu fretin habituel. Aussi, je propose de remettre nos querelles à plus tard et de pallier au plus urgent. À savoir : leur apprendre ce qu'il en coûte de nous défier, nous, les Rafales des Dunes !

Des exclamations enthousiastes retentissent. Peu importe les mots ; entre le ton enflammé et le port altier, le bougre saurait te vendre un four en plein cagnard.

En face, Grimm se la joue mi-figue mi-raisin. Je me doute qu'il doit pester contre le chef qui l'affiche publiquement et le place au pied du mur. Dans la situation présente, il n'a pas d'autres options que d'accepter sa trêve, signée à l'encre amère. Alors il tend une main, allégeante mais ferme. Je crois qu'autour on se sent tous un peu soulagés par cette poignée, plus symbolique que sincère.

— Assaut frontal ? grogne Grimm.

— À la manière d'Auron, ouais... Avec quelques subtilités en rab.

Zilla réquisitionne Wolf et Armin pour peaufiner la tactique d'attaque. En quelques minutes, les quatre tombent d'accord et le plan est rodé. Aussi fluide qu'un cylindre de moteur bien huilé.

Bien sûr, je ne suis pas né de la dernière pluie. Je sais que Grimm recommencera à comploter à l'instant où cette bataille sera pliée. Et je sais que Zilla a un objectif précis en tête avant la victoire : récupérer Os.

Mais ça, je m'en tamponne bien comme il faut. Tant qu'on vainc nos ennemis. Et nos ennemis, c'est les autres.

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