12. Chars titans

Hector

Souquent les Vautours
Qui, à la fuite du jour
Serrent les amarres !
Une danse de savoir
Qui prévoit repos
Pour les valeureux héros

Le pachydermique vaisseau s'est décidé à jeter l'ancre aux abords d'un canyon émacié. À l'orée du goulot d'étranglement, les vents s'engouffrent et gonflent bajoues colériques contre les échardes de grès qui osent faire front. Loin du silence d'une pause méritée, la tôle de ma frêle hutte hurle sous les houles furieuses, tandis qu'au-dehors, les pales des éoliennes faîtières tourbillonnent, endiablées.

Ce vacarme laisse Os imperturbable.

Il a guéri de sa blessure, pourtant mortelle, à une vitesse ridiculisant mes prédictions de médecin chevronné. Puis-je vraiment m'étonner de la guérison surnaturelle d'un individu qui effraie même cet insupportable fanfaron d'Allan ?

Nombre de discordes agitent les Vautours, néanmoins ce jeune homme accomplit l'exploit d'accorder tout le monde : il n'est pas normal. Humain ayant muté au gré des radiations, visiteur d'une autre étoile ou hallucination collective ? Le sujet de débat anime, sans s'épuiser, les beuveries vespérales de mes compagnons de route.

Os manifeste une indifférence constante face au magma foisonnant des théories sur sa personne. Il dit qu'il ne sait pas, qu'il ne se souvient pas et, jugeant cette explication suffisante, se montre plus inébranlable que les granites millénaires des montagnes.

J'aurais pu – et dû – le renvoyer de l'infirmerie, une fois son rétablissement complet. Je ne l'ai pas fait.

On ne peut guère rêver d'un colocataire plus calme. Si l'on ne reste pas attentif, on risque même d'oublier sa silhouette silencieuse, tapie dans un coin. Je reconnais ma curiosité d'éthologue titillée par cet étrange animal. Je l'observe sous toutes les coutures, note les effets des micro-expériences que je lui inflige discrètement et guette ses réactions comme si cela pouvait m'ouvrir la porte de ses mystères. Bien sûr, il est parfaitement au fait de mes lubies scientifiques, mais jouer les cobayes ne semble guère l'incommoder.

Pour l'heure, sa silhouette osseuse s'étire sur toute la longueur de mon antique canapé à fleurs dont la plupart des ressorts sont rompus. Os semble l'apprécier. Allongé, il brandit, à bout de bras, un traité sur les propriétés médicinales des plantes sauvages. La plupart des pages sont cornées et de nombreuses notes dépassent de la tranche, preuve de l'obsession fanatique que j'ai vouée à son étude. Les offrandes de la nature sont plus à portée et, parfois même, plus efficaces que les médicaments périmés grappillés dans les ruines.

Je lui ai demandé d'y faire attention, aussi tourne-t-il les pages avec minutie. Son manège m'intrigue.

— Est-ce que tu sais lire au moins ?

— Je crois, oui.

— Qu'est-ce que ça dit, alors ?

Il ne décolle pas ses yeux de la gravure d'une herbacée messicole rouge. Sa réponse étant pour le moins évasive, j'éprouve le besoin de vérifier ses dires. Même si la doyenne de notre colonie s'efforce de préserver le savoir de la lecture, parmi les adultes rescapés dans nos rangs, rares sont ceux à n'avoir jamais usé d'un livre autrement que comme cale porte. Cette lacune ne concerne visiblement pas Os qui récite d'une traite le paragraphe descriptif.

— Le coquelicot est une plante herbacée annuelle à tiges dressées, généralement non ramifiées, hérissées de poils, pouvant atteindre soixante centimètres de haut. Le système racinaire est formé d'une racine pivotante et de racines fines et superficielles. Les cotylédons sont longs, minces, linéaires et prostrés. Les feuilles, généralement alternes, présentent un limbe lancéolé, aux formes variables...

Il s'interrompt et tourne dans ma direction la page comportant plusieurs photographies de l'espèce.

— Ils disent que c'est une variété commune, mais je n'en ai jamais vu.

— Normal. L'espèce s'est éteinte suite à l'utilisation massive d'herbicides par le passé. Où as-tu appris à lire ?

Déçu, il ramène le livre contre son torse et replonge dans sa lecture. Je devine sans mal sa réponse sans qu'il ait besoin de la formuler : si Os n'a pas d'explication à apporter, c'est qu'il n'en connaît pas. Je le devine, à force de le voir afficher cet air renfrogné – l'une de ses rares expressions – lorsqu'on le confronte au vide béant laissé par ses souvenirs absents.

Un jappement lancinant attire mon oreille. La tête pataude, auréolée d'oreilles en chou-fleur, du braque étale ses babines flasques sur les cuisses de son nouvel allié. La touffe albumineuse d'Os pivote d'un quart vers la bouille coulante du quadrupède. Même sans esquisser le moindre sourire, je peux deviner que l'animal allume plus d'affection en lui que la plupart des êtres humains de cette colonie.

Évidemment, j'ai tiqué en voyant débarquer, au retour d'une chasse, ce monstre de poils et de bave dans mon antre. Qui sait quels parasites et autres bactéries peuvent l'infester ? Je dois me faire trop crème. J'ai bien vite abandonné ma première pulsion : « Qu'il reste dehors ! » une fois que j'eus constaté qu'il savait se tenir. En plus d'un chien intelligent, il s'est avéré sain. Pas de tiques ni de puces ; en parfaite santé ! Comment une bête pareille a-t-elle su se préserver de son environnement hostile ? Même calibrées pour la chasse, ces espèces de canidés ont été dépendantes de l'homme si longtemps qu'on ne les imagine pas retourner à la vie sauvage. Et pourtant...

— Tu lui as trouvé un nom ?

— Pas encore. Comment tu l'appellerais, toi ?

Je fais mine de réfléchir, pour finalement déballer la première association d'idées qui me vient.

— Pourquoi pas Moelle ?

Les doigts d'Os s'entremêlent tendrement sur le poil rêche de l'animal.

— Il aime ?

— Nos mots n'ont pas de signification pour lui. Il n'accorde pas d'importance à notre manière de l'appeler.

L'animal émet un sifflement de contentement alors que les ongles du garçon grattent sa jugulaire.

— Cependant, je crois qu'il apprécie ce nom.

Des bruits de pas secs et affirmés claquent dans l'escalier métallique qui grimpe jusqu'à mon antre. Au rythme cadencé et à la vibration lourde, je devine à qui appartiennent ces bottes.

Louve passe en hâte sa tête entre les tentures sans s'embarrasser de politesse. Elle fait partie de ces matrones qui estiment que leur ascendance hiérarchique autorise ce genre de passe-droits.

Aussi, je jubile – juste un peu – de la voir sursauter en manquant de se heurter au cerbère massif. Sa bouche d'amazone s'ouvre, prête à lâcher un salmigondis de jurons, mais son devoir la rappelle à la raison.

— Os, Marika veut te voir. Suis-moi.

Même en pleine activité, il aurait été difficile de négocier l'ordre implacable de Louve, alors affalé oisivement sur le canapé fleuri... Le pantin hagard se lève, obéissant, m'abandonnant avec la compagnie de Moelle qui tourne des yeux suppliants vers moi.

— On va se promener, mon grand ?

o

Marika

Le moment serait-il enfin arrivé ? À quelques mètres d'ici, le feu rougeoie et crépite de santé. Ça ne durera pas. Le bois mort se consume vivement ; trop rapidement. Est-ce ce qui nous attend ?

Les yeux de chats courroucés de ma Delv' roulent lourds sur mon dos. Je comprends sa colère. J'aurais dû lui en parler plus tôt ; je n'en ai pas eu la force. Je savais que je ne trouverais pas les mots pour la convaincre, alors je la place devant le fait accompli pour enrayer toute alternative. Lâche.

Il ne faut pas longtemps à Louve pour revenir, martiale, accompagnée de la présence requise, dans son sillage. Os, toujours aussi volubile, avance droit, comme détaché de toute connexion à son environnement : les enfants qui courent, les hommes qui se repaissent de leur butin de chasse et d'autres qui reprisent les voiles. Voit-il seulement tout cela ?

Alors que Louve regagne sa place, le psychique se retrouve planté devant cet oratoire improvisé en demi-cercle. Il m'arrive de laisser mariner quelques secondes les personnes que je convoque, afin d'extraire de primes informations de leur langage corporel. Ce manège s'avère inutile avec ce garçon étrange. Autant entrer dans le vif du sujet.

— Les éclaireurs de Delvin ont confirmé les ruines d'une ville à l'embouchure du fleuve sec. Exactement comme tu l'avais décrit. Tes prédictions concernant les Rafales tiennent-elles toujours ?

Il répond sans tergiverser.

— Oui. Ils seront là-bas dans trois jours.

Delvin bondit comme un chat que l'on réveille brutalement d'un demi-sommeil. La surprise n'est pas réciproque, j'ai anticipé sa réaction.

— As-tu perdu l'esprit, Marika ? Attends-tu que l'on tende une embuscade à un groupe de pillard armés et fous à lier ?

Je me le demande. Quel grain de folie a pu germer en moi, pour accorder ma confiance à cet être sans conscience plutôt qu'à la raison ? Et pourtant, j'ai mes raisons.

— D'après Os, leur groupe est affaibli et déchiré par des tensions internes. Nous avons l'avantage du nombre, de la surprise et du terrain. Ils se sont longtemps reposés sur leurs lauriers en ne s'octroyant que des victoires faciles. Opposons-leur des adversaires qui n'auront pas peur de leur renvoyer la monnaie de leur pièce.

Delvin me dévisage, livide, et les yeux écarquillés, comme si je venais de lui enfoncer une lame dans l'estomac. Peut-être est-ce ce à quoi je la condamne sans le savoir ?

— Notre rôle de matrone consiste à protéger la colonie. Pas à la pousser vers le danger !

— Notre rôle est aussi d'assurer sa survie et sa prospérité. Comment pouvons-nous le faire si nous nous contentons des miettes ramassées dans le sillage de ces pillards ?

— En prenant une autre route ! Allons explorer de nouvelles contrées. Pourquoi s'obstiner à nous accrocher à leur traîne ?

— Parce qu'ils sont notre vengeance.

Louve se dresse. Sa carrure imposante jette une ombre sur Delvin.

— Tu as grandi dans cette colonie, tu n'as connu que le cocon rassurant dont t'ont enveloppé les précédentes matrones, mais ce n'est pas le cas pour nous toutes. J'ai vu ces ignobles pillards violer et tuer ma sœur pendant que j'étais cachée pour leur échapper. Je ne me suis endurcie que parce que je me suis promis, un jour, de leur faire payer.

Je reprends le flambeau. Bien que je respecte la douleur de Louve, je préfère limiter le parasitage émotionnel de la situation et m'en tenir aux arguments pragmatiques.

— Nous avons grand besoin de leur citerne d'eau, de carburant, de leurs réserves de médicaments, de leurs véhicules...

— À mesure que nous avancerons vers l'est, les ruines se feront plus éparses et les ressources plus rares. Si vous laissez les Rafales tout posséder, il ne restera pas assez à votre colonie pour pérenniser.

Je ne m'attendais pas à entendre Os prendre le relais. Jusqu'à présent, il n'a jamais livré la moindre information sans qu'on la lui demande explicitement.

— Mais pourquoi l'est ? Ne pouvons-nous pas suivre d'autres routes ?

Delvin pose là une question judicieuse. J'ai laissé ce garçon nous guider depuis dix jours et je reconnais mon tort : tant que nos écuelles étaient remplies, je ne me suis pas demandé si le choix de la direction suivait un dessein particulier. Je ne m'attends pas à ce que ce soit le cas. Et pourtant...

— Parce que c'est à l'est que se trouve la Terre Promise.

À ma gauche, la bouche de Louve s'agrandit de stupéfaction ; à ma droite, le teint de Delvin blanchit ; en face, Allan hausse un sourcil septique, voire moqueur. Quant à moi, je suis sans voix. Delvin s'emporte la première et éclate d'un rire nerveux.

— Qu'est-ce qu'il ne faut pas entendre ? Ouvre les yeux, Marika ! Ce n'est pas un devin, mais un illuminé ! J'ai voyagé toute ma vie sur ces terres. Au nord, au sud, à l'ouest et aussi à l'est ! Le paysage est le même partout : mort et stérile ! La Terre Promise est un conte pour enfants. Alors, cesse de polluer nos esprits avec ces sornettes !

Je sais tout cela, Delvin. Je le sais. Quand bien même, je ne peux m'empêcher de vouloir y croire, malgré les déceptions qui s'accumulent à l'usure des années. Louve ose encore, la voix tremblante sous l'émotion.

— À quoi ressemble-t-elle cette Terre Promise ?

De sa part, nous pourrions presque nous attendre à un descriptif détaillé accompagné de repères directionnels et de données topographiques. Pas cette fois.

— Je ne sais pas. Je ne l'ai pas vue... précisément.

Loin de faire preuve d'empathie à l'égard du dépit de Louve, Delvin s'esclaffe.

— C'est ridicule ! Faites ce que vous voulez. Affrontez ces pillards sans vergogne si ça vous chante ! Moi, j'irai mettre les enfants à l'abri, loin de ces conflits absurdes.

Je hoche la tête, mais elle n'a pas attendu mon accord tacite pour se retirer dans la pénombre, du pas gracieux du félin blessé dans son orgueil. Je connais suffisamment Delvin pour savoir que sa réaction tempête n'est que le miroir des rêves dont elle a dû faire le deuil. Bien sûr qu'elle aurait adoré qu'Os lui décrive une terre de pâturages verdoyants, de forêts ruisselantes, de lacs d'eau fraîche et de vie, surtout ! Insectes, batraciens, fruits sauvages... Peu importe la nature tant qu'elle tient tête, fièrement, tout comme elle.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top