11. Chars titans
Delvin
— À l'aube du monde était un fleuve. Jaillissant, poussif et gorgé, il abreuvait nos champs, nos masures et nos progénitures. Au matin, des ingénieurs, des architectes et des promoteurs ont investi le fleuve. Ils voulurent le dompter, le dériver, envahir ses berges et boire ses offrandes jusqu'à la dernière goutte. Au firmament du jour, le flot s'amoindrissait et le fleuve se mourrait d'avoir donné plus que ce qu'il ne pouvait renouveler. Au crépuscule, la source était tarie. Les cupides comprirent alors que la fin était proche. Face à leur sort inéluctable, loin de faire amende honorable, ils consommèrent jusqu'à l'implosion les fruits de leur soutirage. La nuit tomba et les hommes avec.
Les mains calleuses de Nona se lèvent et les enfants reculent de frayeur. Les ombres rougeoyantes de son visage ondulent au rythme du feu qui se consume dans l'âtre. Le rythme de sa voix profonde et gutturale donne corps à son récit. Son auditoire est captivé.
— Nous avons survécu, mais nous portons le poids de nos erreurs passées. Chaque pas que nous foulons sur cette terre sèche nous rappelle que nous ne sommes que des parasites. Nous devons payer cette dette que nos ancêtres ont laissée et qui nous incombe. Ce n'est qu'à cette condition que la Terre Promise s'ouvrira à nous.
Le souffle decrescendo marque la fin du conte de la doyenne. Aussitôt, la petite Brianna se penche, ses longues nattes frisées frottant sur Diego, son voisin, tandis qu'Annette dénoue ses jambes, prête à bondir pour harceler Nona de questions.
— À quoi ressemble la Terre Promise ?
— Comment on sait ce qu'il reste à payer ?
— Est-ce que si je donne de l'eau à une fleur, la Nature elle sera contente ?
Les pommes ridées de Nona s'élargissent en un sourire tendre devant l'enthousiasme des bambins débordants d'énergie.
La scène me plonge dans une nostalgie cotonneuse, alors que je contourne le feu pour rejoindre Marika.
Combien de fois ai-je entendu ces fables ? Je suis née dans cette colonie et j'avais l'âge de la petite Brianna quand Nona racontait déjà ses histoires. Nous avons voyagé sur une distance que je n'ose calculer, mais nous n'avons jamais trouvé la Terre Promise. Qu'importe où nous nous arrêtons, ne gisent que vestiges ensevelis sous les eaux ou le sable. Rien de plus naturel d'après Nona ; la Terre Promise se mérite. La doyenne sait enrober ses fables d'une multitude de couleurs et d'une variété de sons différents, mais la morale reste. Dette et devoir de rédemption.
En grandissant, j'ai commencé à nourrir une certaine amertume à l'encontre de ces idées. Quand je regarde les cicatrices de nos combats, nos muscles affaiblis par la faim et nos pieds cornés d'avoir tant marché, je me dis que j'ai suffisamment payé ma part et que la Terre Promise n'existe pas. Marika rigole toujours quand je lui fais part de mon pessimisme. « C'est juste pour divertir les enfants, tu sais. » Pourtant, je ne peux retenir l'impression que ces divertissements résonnent au même diapason que les religions néfastes de l'Ancien Monde.
J'attrape, auprès de Sara, une assiette garnie de viande faisandée, de tubercules et fleurs sauvages. Puis, m'assois en tailleur aux côtés de Marika. Sa fière silhouette trône sur une caisse d'armes et me surplombe. Je dévore, avant ma nourriture, les reflets des flammes sur sa peau dorée, la courbe de son crâne rasé et ses lèvres sensuelles épaisses. Elle ne peut me rendre mon regard. Elle écoute Louve ; dériver son attention serait impoli. Alors elle compense d'une main en vadrouille dans le creux de mes omoplates. Cette caresse légère électrise mes sens. J'en ronronnerais si j'étais un chat.
Je m'attaque à mon assiette en attendant que Rana, Louve et Allan mettent fin à leurs tergiversations. Le débat du jour porte sur la ville que mon groupe d'éclaireurs a aperçue au nord de l'embouchure du fleuve sec que nous remontons. C'est à ce moment-là que Marika tourne enfin ses yeux de braise vers moi.
— Qu'en penses-tu ?
— Il n'y avait pas âme qui vive, d'après nos observations...
— Oui, je les en avais déjà informées, coupe Allan.
Je fronce des sourcils réprobateurs. Allan met un point d'honneur à se montrer irrespectueux ; une manière de montrer aux matrones qu'il ne se sent pas concerné par notre autorité. Si l'arrivée du petit nouveau a pu faire redescendre son égo d'un cran, c'est au moins ça de pris.
Deux jours plus tôt, Marika a sommé notre groupe d'éclaireurs de faire un détour surprenant par le nord. Os lui aurait parlé d'une ville déserte et encore fournie en ressources. Cela semble être le cas.
Je poursuis mon rapport.
— Il devait y avoir plusieurs centaines de maisons, mais on ne distingue plus que quelques fondations. Il y a des restes d'immeubles, mais les toits et étages supérieurs sont largement abîmés. C'est sans doute pour cela qu'elle passe inaperçue si l'on ne grimpe pas les collines. Elle a pu être épargnée par les pillages. Il reste encore debout un de ces lieux de culte marqué de la croix, un grand centre en forme d'arche et peut-être un hôpital.
Je bute sur la dernière énonciation. J'ai cru reconnaître les signes distinctifs de ces lieux qui servaient à soigner les blessés, mais je n'ose être sûre de rien. Si seulement, nous pouvions y trouver des médicaments. Louve interrompt mes rêvasseries d'espoirs et me rappelle au réel.
— Des risques ?
— Les relevés terrestres indiquent de nombreux creusements non naturels après le delta. Le terrain pourrait être miné.
— Eden et Georg sauront s'en occuper.
— Des défenses ?
La question provient de Marika. Je m'en étonne, car je ne saisis pas bien l'intérêt de cette information concernant une ville a priori inhabitée. Je réponds néanmoins.
— Pas vraiment. Il reste un pont de béton encore entier sur lequel pourraient se placer des tireurs et les nombreuses ruines font office de barricades de fortunes, mais à part cela...
— Cela pourrait suffire.
Marika fronce les sourcils en proie à la réflexion. Je connais cette expression. Celle de quelqu'un qui s'apprête à prendre une décision difficile et lourde de conséquences. Je ne comprends pas. Il s'agit d'un pillage gratuit. Nous avons tout à y gagner et presque rien à perdre.
— Pourrais-tu aller chercher Os, s'il te plaît, Louve ? J'ai besoin de son avis.
La matrone acquiesce et Allan semble fulminer. Quant à moi, je ne sais quoi dire à Marika. J'ai comme l'impression que son scénario est déjà bouclé et qu'elle n'a pas jugé bon de m'y associer. Cela ne me plaît pas.
o
Allan
Je peste intérieurement en entendant son nom. Os. Il persifle et crisse dans mon crâne comme de la craie sur une carrosserie. Je me méfie de ce garçon, qui qu'il soit et quoi qu'il soit. Il n'est pas le premier psychique que je rencontre, mais c'est assurément le premier qui ne m'inspire aucune confiance.
Pour la simple et bonne raison que je ne peux pas le sentir.
Chaque individu possède une signature de son esprit ; comme nous avons tous une odeur corporelle ou un timbre de voix. De par mes capacités hors-normes, je me félicite de pouvoir identifier l'empreinte mentale de n'importe quel individu. Pas la sienne.
J'ai essayé, à plusieurs reprises, de déployer mes vibrisses neuronales pour tenter de humer sa psyché. En vain. Un mur de parasites, une fréquence chaotique et sans motif ont débouté mes assauts.
A contrario, je suis bien incapable de savoir ce qu'il a pu cartographier du mien, d'esprit. J'ai dressé mes barricades, élevé et fortifié les couches de ma structure cérébrale. Je n'ai détecté aucune intrusion. Juste une vague froide et douce qui ne m'a décollé qu'un vague frémissement dans l'échine.
Ainsi ce parasite ose me reléguer au même rang qu'un cerveau mou, ordinaire ; bas de gamme ! Il m'insuffle ce sentiment que je réserve aux rampants, incapables de s'élever aux extraordinaires arcanes de l'exploration mentale : l'impuissance. Mes nerfs s'électrisent, mon sang bouillonne d'une rage froide.
Je ne le sens vraiment pas.
Mais avec un peu de chance, je n'aurai bientôt plus à croupir dans cette tribu en phase terminale. Armés de leurs seuls bons sentiments, ils n'ont survécu que par la bonne grâce de mon aide inestimable. Je mérite autre chose que le partage de leur misère et de leur lutte quotidienne pour la survie.
Je suis heureux d'avoir enfin pu convaincre Marika d'affronter les Rafales. Certes, son revirement est en grande partie liée à la confiance qu'elle place dans ce nouveau parasite, mais j'ai su apposer le dernier mot.
Les Vautours ont peu de chance d'en sortir vainqueur.
En revanche, c'est l'occasion de prendre mon envol ! Maintenant que la place de psychique est vacante au sein des Rafales, mon intuition me souffle que mes talents seront accueillis à bras ouverts et enfin reconnus à la leur juste valeur.
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