1 - Les Tours Englouties
Fen
Un pied hors du cockpit et mon cuir frit déjà sous les bourrasques sableuses. Je peine à claquer la porte, en pleine prise au vent. Manquerait plus qu'elle se déboulonne, cette maline. J'ai l'impression de ne pas pouvoir me caler sur du solide tant la surface du désert se meut en tourbillons de quartz et de latérite.
Deux jours qu'on trace droit sans réfléchir. Même moteurs rugissants à fond et poussés par des bourrasques à plus de cent kilomètres-heure, cette tempête de sable ne nous lâche pas. Et selon notre brave Talinn, géologue et météorologue de talent — et cependant pas fichu de nous éviter l'apocalypse — le cœur mugissant sera sur nous aujourd'hui.
Pour une fois, ça trombine pas fier dans les rangs. Que dites-vous de ça ? Nous, les Rafales des Dunes, le groupe de pillards le plus terrifiant et impitoyable des terres désolées, accouchés du moteur du Saint Chromé lui-même, qui plie face à une ridicule tempête !
Heureusement, Zilla, le chefaillon de notre bande de chochottes, cette vipère au sang chaud, n'est pas prêt à passer l'arme à gauche.
Il sort de son camtar, tirant en laisse, le petit « rien que la peau sur les os », renommé Os. Ces deux-là se dirigent sur une avancée plus proéminente de la falaise qui permet d'avoir une meilleure vue sur la « ville ». Je mets les guillemets parce qu'honnêtement, avec une visibilité réduite à cinq mètres, on est bien obligés de croire le mioche à ce sujet, plutôt que nos yeux. Ah ! Il me fait bien rire Luth, notre cartographe et navigateur, calé en crabe avec ses jumelles. Tu vois quoi Luth ? Du sable ! Cool, merci Luth.
J'essaye de m'avancer, pas que ce soit difficile avec une poussée pareille, sauf si on veut garder les pieds sur terre. Zilla et Os progressent en parallèle. Je me demande vraiment par quelle magie ils ne décrochent pas ces deux-là, gringalets comme ils sont, surtout le petit Os. À croire que les éléments n'ont plus d'emprise sur lui. De sa part, plus rien ne peut me surprendre.
Je les rejoins sur la corniche, avec Grimm, Wolf et Luth. Ils ont pris garde à ne pas se coller à deux millimètres du bord, fort heureusement. De toute façon, on n'aurait pas mieux distingué la vague silhouette de quelques tours sombres et émiettées comme des tubercules trop secs.
Zilla lâche la laisse. Le petit Os s'effondre à genoux alors qu'il aurait très bien pu tenir sur ses guibolles. Difficile de lui en vouloir : deux mois parmi nous à être traité avec autant de déférence qu'un cafard irradié lui ont fait adopter une tendance à la génuflexion. Le menton incliné, ses yeux de chien se perdent dans le vague de l'étendue sableuse. C'est l'assurance qu'au moins, Zilla ne sera pas tenté de lui coller une taloche juste parce qu'il le peut.
Sur le haut de son crâne, sa tignasse blanche comme le lait d'une Mama danse avec les courants de silice. Zilla, aussi, a adopté l'attitude cheveux au vent ; pas forcément de sa volonté. La bourrasque a eu raison de son habituel catogan savamment enchevêtré dans son keffieh. Je n'ai jamais connu que lui pour s'adonner à de telles coquetteries. Nous autres, on se rase. C'est quand même plus commode.
Les mauvaises langues ne se risquent plus en commentaires graveleux sur la longueur de ses cheveux — l'avantage de la position de chef. Aujourd'hui, ils flottent et fouettent dans un chaos spectaculaire son visage émacié et ses traits angéliques. Ceux-là induisent en erreur ses ennemis le croyant capable de douceur. Il a gardé ses hublots, informes lunettes de soudure. Même si la sensation est désagréable, on est au moins sûr de ne pas se faire abraser les rétines par d'insidieux grains de sable.
De derrière le verre patiné, je devine ses yeux d'une couleur émeraude fascinante, qui dardent l'horizon comme pour le sommer de se soumettre à sa volonté.
o
Luth
Je repose mes jumelles dans la boucle de ma ceinture et évite de penser au temps que je passerai, plus tard, à les démonter pour essuyer les pièces grippées par le sable. Le reconnaître sabre, une fois de plus, mon estime à fleur de peau, mais Os a eu raison. Ce qui s'offre en contrebas n'est pas qu'un énième village en paille et terre cuite, prêt à finir enseveli sous une nouvelle dune après une tempête pareille, mais une véritable ville ! Immense, sous les bâtiments d'une taille aberrante s'étirait probablement un colossal réseau souterrain.
L'heure n'est pas à se demander quels prodiges du vieux monde nous y trouverons, mais plutôt de savoir comment déraciner la population établie dans ces vestiges. Deux mois auparavant, Zilla aurait proposé, au vu de l'urgence de la situation, la stratégie classique : attaque frontale de l'avant-garde composée des quatre Mack hérissés de piques et de tourelles. En soutien, les ailiers, plus rapides avec leurs deux-roues, rejoindraient la mêlée par les flancs, tandis que l'escadrille légère resterait à distance pour couvrir. Mais ces reliques d'assauts barbares se sont raréfiées. Depuis qu'Os est là.
Je frémis en sentant sa présence s'immiscer dans notre dos. Il peut entendre tes pensées, ta crainte qui suinte, me fustigié-je.
Les décideurs réunis, un suspense flotte dans l'air. Qu'attendons-nous au juste ? Qu'Os ouvre la bouche ? Que Zilla braille ses instructions ? Que je déploie un compte-rendu de la situation ? C'est le chef qui s'active en premier, en envoyant une taloche sur le crâne du mioche à genoux.
— Parle !
— J'ai soif.
Sa voix est faible, un murmure échappé de ses lèvres gercées, camouflé dans le souffle du vent. Pourtant, nous l'entendons distinctement.
— T'auras à boire quand tu nous auras dit ce qu'il y a là-dessous !
La patience limitée du chef ne perd pas de temps dans le boucan de la tempête.
Os relève la tête. Il ne porte pas de lunettes de protection, pourtant ses yeux sont grands ouverts. Les iris rougeoyants irradient un éclat qui ne reflète aucun soleil. Même meurtries par le sable, pas un instant ses persiennes ne songent à cligner. Elles nous fixent sans nous voir, avec une attention à glacer le sang.
La transe ne dure pas. Il revient à lui, le souffle court et battant des paupières, avant de déclarer d'une voix limpide :
— Quatorze vigies. Trois dans la tour est — il pointe du doigt les constructions invisibles derrière le mur de sable —, deux sur le toit du centre commercial au nord-est. À l'intérieur du bâtiment, une trentaine de personnes, non armées. Quatre gardes au niveau du parking aérien. Un escadron de vingt-deux hommes au sud, vous n'aurez pas le temps de vous en occuper avant la tempête, et réciproquement. Le reste du corps armé s'abrite dans la gare. C'est ce que vous devriez faire aussi.
— La gare ? répété-je bêtement.
D'aussi loin que je me souvienne, les trains, ces colosses de rouilles et d'acier crochetés les uns aux autres, m'ont toujours fascinés. En plissant les yeux sur leurs rails qui s'étiraient vers un horizon infini, l'enfant en moi se plaisait à imaginer la Terre Promise vers laquelle ils pourraient m'emmener. Puis j'ai rejoint les nomades et déchanté : la Terre Promise n'existe pas.
— C'est assez grand pour tenir toute la brigade ? questionne Zilla avec pragmatisme.
— Tout le convoi même, camions compris.
Os annonce la nouvelle avec le flegme d'Aristote, notre cuistot, lorsqu'il déblatère le menu du jour : son sempiternel fennec aux panais. Pourtant, la perspective de pouvoir abriter tout le monde de la tempête, y compris notre précieuse mécanique, relève de l'inespéré.
Une enivrante rumeur agite l'assemblée restreinte sur ce promontoire, avant que Zilla n'y coupe court en déployant la stratégie d'assaut. De temps en temps, il demande des précisions à Os sur l'équipement, la position des gardes, leur état de vigilance... L'expérience lui a montré que le médium se fiche comme de sa première dent de lait du sort des Rafales des Dunes. Pourtant, il est enclin à livrer une quantité astronomique d'informations exhaustivement détaillées, lorsqu'on le lui demande.
Zilla envoie Wolf, le chef combattant de l'aile tribord, s'occuper des sentinelles à l'est avec une dizaine de tireurs longue distance. Grimm, l'ailier bâbord investira le centre commercial, avec ses hommes. Enfin, la proue du cortège — les rutilants hurlants emmenés par Fen, Zilla, mais surtout, l'artillerie lourde d'Armin, notre lancier — attaquera frontalement la gare.
o
Grimm
C'est ça, bébé ! Vrombis sous mes cuisses comme une femme au bord de la délivrance ! Mais t'es fidèle, toi. Hein, ma belle ! Si j'te dis de foncer dans la mêlée, de faire fi des corps et des balles qui éraflent ta peinture, tu obéis ; t'es fidèle, toi.
Cette couille molle de tireur croit qu'il peut nous avoir avec son fusil en mousse. Baltringue ! Reste planqué derrière tes tôles à claquer des chicots : je viens te chercher.
J'avise un tremplin improvisé sur la route défoncée et envoie les gaz. Je te sens excitée, ma belle, et moi je bouffe du sable à en faire des pâtés avec cette foutue tempête qui faiblit pas. Rapports poussés au max : on s'élance, on décolle, on vole ! Sbam ! On mange sévère à l'atterrissage ; pas autant que leurs défenses moisies. Grimm : 1 – Barricade : 0.
Je dégaine la mitraillette et arrose généreusement le comité d'accueil. Reprenez-en, c'est ma tournée !
Le hall du centre commercial ressemble plus à rien, repeint de sang et poinçonné de plomb. Même avant que j'y ajoute ma touche, les squatteurs se contentaient d'un réchaud et de caisses pour poser leurs fiacs. Y'en a pas un qu'aurait songé à balayer le sable ! Bah... c'est pas moi qui vais leur reprocher la négligence.
Clang
Je baisse une tronche ahurie sur ton pare-choc. Le fumier a pas pigé le message de la première salve et persiste à m'envoyer ses pets de fouine depuis le premier étage. Il va tellement payer... Je lève le chien à mon œil, calcule à l'instinct sa position derrière les barricades en agglo qui lui servent de couvert, et tire. Les balles percent ses défenses minables comme du papier. Trois jolis trous, un râle.
Et le calme revient ; si on oublie la tempête qui braille toujours comme un chiard.
C'est fini.
Putain ! C'EST DÉJÀ FINI ?
Et mon adrénaline ? Mon endorphine ? Ma dopamine ?
Daïb me rejoint à l'intérieur. Mon second tire une tronche de trois kilomètres. Paraît que son nez cassé et sa mine patibulaire donnent des cauchemars aux gosses. Mais on en a jamais laissé en vie assez longtemps pour le vérifier. Sa peau noire se colore de sable et de poussière. T'auras beau chasser ça à coups de revers de manche, il en reviendra toujours. Il beugle pour couvrir le vacarme du dehors.
— On a fini de nettoyer, chef ! Les autres ont investi la gare, Zilla ordonne qu'on s'y replie.
Je grince des dents — un automatisme à chaque fois que son nom irrite mes oreilles. C'est plus fort que moi, je supporte pas ce bouffon, cette princesse de pacotille qui se soucie plus de sa manucure que de ses hommes. C'était déjà pas folichon avant que son toutou Nonosse ne débarque, mais alors depuis qu'il lui chuchote ses merdes de médium, on n'existe plus !
Quelle idée à la con, Auron, — que ton âme hurle avec les chevauchées ardentes — de le nommer à ta succession ?
Ok, Zilla sait naviguer, je dis pas. Il n'a pas son pareil pour étudier les traces dans le caillou, éviter les zones irradiées à t'en cuire le ciboulot, adapter la vitesse et la formation du convoi au terrain et se diriger comme s'il avait une putain de carte dans sa tête — c'est pas pour rien qu'il était notre nav' avant Luth. Il sait piloter aussi, je peux reconnaître. C'est vrai qu'une fois sur sa bécane, une vieille cylindrée débridée, il est intouchable.
Pour ce qui est du combat, je peux pas non plus dire qu'il sait pas se battre. Ah ça, il est rapide ! Vif même. Les six premiers mois, il y a quand même eu quatre têtes brûlées pour se risquer à l'affronter en duel dans l'espoir de lui piquer le perchoir. Seulement, c'est pas un combat qu'on a vu, mais une exécution. Le Zi, il a pas trop le sens du spectacle, plutôt que de faire des moulinets avec une hache, il te case un mouvement précis et sbam ! tu te retrouves la jugulaire entaillée sans avoir eu le temps de prier ta maman. Faut pas cligner des yeux !
Peu importe. Ça suffit pas à faire un chef.
Un chef prend des risques, un chef enfonce sa trombine dans la mêlée, un chef répand son sang avec celui de ses ennemis. Un chef, ça sait faire juter l'adrénaline en toi au point où tu ne sens plus la machette te tailler un bifteck dans le biceps !
Zilla sait pas faire ça. Avec lui, c'est toujours prudence et évitement. Un petit hameau de péquenots armés de fourches ? Allons-y doucement et discrètement ! Sait-on jamais qu'y en ait un qui réussisse à planter son trident dans un bide par accident ? C'est pas comme ça qu'on va mouiller notre calbute, nous, l'aile bâbord des combattants. Et puis ça nous fait passer pour quoi au juste ?
Auparavant, nous étions la Terreur des Déserts. La rumeur de notre hargne et de notre frénésie était soufflée de l'infinie flaque salée au nord-nord-ouest, jusqu'aux dunes de granit du sud-est. Les femmes pleuraient et les mômes faisaient dans leur froc en apercevant le cortège galvanisé de nos moteurs peints à la rouille et au sang. Aujourd'hui, ils n'ont même plus le temps de nous voir débouler : on attaque de nuit et par surprise.
Alors c'est sûr, on a moins de cadavres — à nous, j'entends — à enterrer après les joutes... Et pourtant ce que j'en retire, moi, c'est un goût fade et amer dans la bouche. Saveur lâcheté.
Je n'ai même pas pu passer mes nerfs sur ces bouseux, tombés comme des mouches dans cet assaut pathétique.
J'empoigne ma fidèle bécane — on va te rentrer au bercail avant que ce méchant sable ne grippe ta belle mécanique — et suis Daïb. Les autres gars ont eu le temps de sauver quelques butins. Mais ce soir, je noierai pas ma frustration dans l'alcool et les gonzesses.
Il faut qu'on règle le cas de Zilla et de sa pute.
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