Nuit

J'ouvre la porte de l'auberge d'un geste assuré et pénètre dans le brouhaha ambiant. Il faut croire que la tombée de la nuit est l'heure propice à la réunion de tous les poivrots du coin. Nous sommes enfin arrivés dans ce village après des heures de marche. Nous y avons trouvé de quoi reconstituer nos réserves et avons loué de nouveaux chevaux. J'espère rattraper notre retard en repartant à l'aube et en chevauchant sans faire halte. Pour l'heure, nous allons nous restaurer et essayer de glaner des informations. Pendant que je m'approche du comptoir pour réserver nos chambres et commander nos repas, mes compagnons s'installent à une table. En attendant notre pitance, je jette un coup d'œil circulaire à la salle. Les conversations vont bon train et l'ambiance est joviale. Les pintes de bière se boivent à foison. C'est un excellent terrain pour une enquête discrète.

Mon attention se reporte sur notre groupe où pas un mot n'est échangé. Je sais pertinemment que notre recherche d'informations n'en est pas la cause. Une atmosphère pesante règne depuis ce matin et encore plus depuis que Sardàn et moi avons laissé Gil et Inil seuls. J'ai la nette impression que leur discussion s'est mal passée. Je n'ai pas eu l'occasion d'en parler avec mon conjoint, mais la peine qui creuse ses traits ne laisse pas de place au doute. J'ai hâte d'être en tête à tête avec lui pour en savoir plus. Ami ou pas, si Inil lui a fait du tort, il le regrettera !

L'aubergiste revient enfin avec nos commandes. Au moment de régler, je lui glisse une pièce en argent supplémentaire et me penche vers lui.

— Auriez-vous eu comme cliente une elfe Obscur voyageant seule ces derniers jours ?

Il m'observe en fronçant ses sourcils broussailleux.

— P't-être ben qu'oui, p't-être ben qu'non...

Je me retiens de l'attraper par le col pour lui passer l'envie de se moquer de moi, mais je choisis la diplomatie. Une seconde pièce, en or cette fois, vient rejoindre la première. Un sourire carnassier découvre ses dents pourries. Mes pots de vin disparaissent rapidement dans sa bourse. Tout en saisissant une coupe qu'il se met à astiquer, l'elfe à l'hygiène douteuse me répond enfin avec un air de conspirateur.

— Il y a deux nuits, y'a cette pouliche qui débarque. Même pas effrayée, la donzelle. Toute seule qu'elle était. Mais j'ai jamais vu un visage si triste. Ah ça ! je l'ai ben traité. J'lui ai filé ma meilleure chambre. Elle est partie au matin, sans un mot.

Deux nuits... Nous devons accélérer si nous voulons la rattraper. Au moins me voilà rassuré sur un point : elle est vivante et en bonne santé. Je la préfère seule qu'en mauvaise compagnie. La reine Tyrande est suffisamment puissante pour se défendre contre des malotrus un peu éméchés.

— Connaissez-vous la tribu des Oromë ?

La serviette crasseuse qui s'acharnait sur le verre se fige et ses yeux s'écarquillent d'effroi.

— Vaut mieux pas aller par là, si vous voulez mon avis.

— Pourquoi ? Ils représentent un danger ? insisté-je.

Il déglutit péniblement, se débarrasse à la hâte de son torchon, rattrapant in extremis la coupe qui lui a échappé des mains.

— J'veux dire que j'veux pas attirer le mauvais œil sur mon commerce. J'suis un honnête elfe et j'veux pas d'ennuis.

Mon instinct se réveille face à sa réaction apeurée.

— Ne vous inquiétez pas, rien ne vous arrivera. J'ai juste entendu parler d'eux, je me posais des questions.

— Ben, arrêtez de cogiter, c'est pas bon pour le ciboulot. Si vous voulez un conseil, repartez d'où vous v'nez !

Sur ces mots, il file dans l'arrière-boutique, sans demander son reste. Je vérifie autour de moi que personne n'ait écouté cette étrange conversation et rejoins mes compagnons. Un silence pesant m'accueille. Gil, caché sous sa capuche, semble profondément perdu dans ses pensées. Inil se jette sur les chopes de bière que je ramène et en avale une longue gorgée. Seul Sardàn s'intéresse un tant soit peu à mon retour parmi eux.

— Vous avez appris quelque chose ?

J'acquiesce en distribuant une assiette et une boisson à chacun, bien qu'Inil se soit déjà emparé de la sienne qui est maintenant à moitié vide.

— La reine a dormi ici il y a deux nuits.

À ces mots, Gil relève les yeux et se concentre enfin sur moi.

— Deux nuits ? Nous n'arriverons pas à la rattraper à temps.

Je comprends son défaitisme, mais je ne m'avoue pas vaincu.

— Nous allons nous reposer quelques heures et nous repartirons à l'aube. Si nous chevauchons sans relâche, nous...

— Tu rêves ! ricane Inil.

Je serre les dents pour garder mon calme. Cet elfe de malheur commence vraiment à m'horripiler. Déception amoureuse ou pas, il n'a pas à se comporter comme ça. J'ai bien envie de lui apprendre à respecter ses amis.

— Inil... grondé-je.

— Si tu crois que nous la rattraperons, insiste-t-il d'un air éméché, c'est que tu es...

La porte qui s'ouvre avec fracas nous surprend tous. Un elfe rondelet entre en beuglant :

— Vous ne devinerez jamais ! Y'a un groupe de s'coués qui a tenté la traversée du lac !

L'hilarité générale s'élève. Un joyeux vacarme nous submerge, ponctué par des remarques caustiques. Notre petite escapade n'est pas passée inaperçue et semble bien réjouir les habitants du coin.

— Loknnà n'a pas dû apprécier d'être dérangée !

Des rires gras accompagnent des tintements de verres.

— Au moins, elle aura eu un bon repas ! Paix à leurs âmes ! se délecte un autre.

— Mais nous ne sommes pas morts ! se vexe Gil en rabattant un peu plus sa cape sur son visage.

— Il vaut mieux ne pas le leur préciser, j'ai l'impression, ajouté-je, en trouvant malgré tout cette situation cocasse. Laissons-leur profiter de ce moment d'allégresse.

— Bien sûr ! Laissons-les s'amuser à nos dépens, riposte Inil d'un ton teinté d'agressivité. Si vous n'y voyez pas d'inconvénient, je vais me coucher.

D'une traite, il termine sa bière, puis se lève en vacillant légèrement. Sardàn tend aussitôt le bras pour le soutenir. Inil esquive dans un mouvement de recul tout en le foudroyant du regard. Il se redresse d'un air digne et s'éloigne de la table en se faufilant à travers la foule.

— Il n'a même pas touché à son dîner, se lamente Gil.

J'aimerais pouvoir rassurer mes deux compagnons, qui arborent une mine contrariée, leur dire qu'il faut juste lui laisser du temps, qu'il s'en remettra, mais j'en doute moi-même. Je soupire et n'ajoute pas un mot de plus. Dans un silence pesant, nous finissons notre repas et regagnons nos chambres. À peine notre porte close, que je m'approche de Gil et l'enlace avec tendresse.

— Que t'arrive-t-il ? soufflé-je au creux de son oreille. Tu n'es pas dans ton état normal.

Il ferme les paupières et se laisse aller contre moi. Il ne répond pas tout de suite et je lui donne le temps de trouver le courage de me parler tout en le berçant doucement. Mes doigts se faufilent naturellement sous sa tunique pour caresser sa peau nue.

— C'est Inil, n'est-ce pas ?

Un long soupir vient frôler la naissance de mes cheveux. Comme pour se cacher, il se niche au creux de mon cou.

— Il t'a fait du mal ? insisté-je devant son mutisme.

— C'est surtout moi qui lui en ai fait, affirme-t-il d'une voix étouffée.

Je le repousse pour capturer son regard et découvre son visage chiffonné de chagrin.

— Je te connais, tu ne voulais que son bien.

Il se détache complètement de moi, se tourne vers le lit pour se délester de sa cape et de ses armes cachées dans sa ceinture. Depuis notre victoire sur Herumor, il ne se déplace jamais sans un minimum de protection.

— Même si mes intentions étaient bonnes, le résultat est identique : il me déteste aujourd'hui, tout autant que Sardàn, si ce n'est plus. J'ai trahi sa confiance. L'embarquer dans cette mission était une erreur. Nous nous retrouvons avec un compagnon qui est tellement rongé par le ressentiment qu'il se noie dans l'alcool, à défaut de l'eau du lac. Comment ferons-nous si nous sommes confrontés au danger ? C'est un risque trop grand pour lui et pour nous.

Je me place dans son dos, mes paumes caressant doucement ses bras. Ce qu'il avance n'est pas dénué de bon sens et si ça ne tenait qu'à moi, j'aurais renvoyé Inil directement chez lui. Pourtant, je sais pertinemment que si l'elfe qui nous cause autant de soucis devait nous quitter, Gil ne le supporterait pas. Il est incapable de laisser quelqu'un derrière lui.

— Mettons de côté notre objectif de retrouver la reine pour ce soir. En tant qu'ami, que veux-tu faire pour l'aider ?

Ses épaules se voutent un peu plus, comme si un poids immense s'était abattu sur lui.

— Je n'en ai pas la moindre idée... C'est mon meilleur ami et je ne sais absolument pas quoi faire pour le soutenir. Peut-être que je ne devrais pas m'immiscer entre eux. Je me mêle de ce qui ne me regarde pas et fais plus d'erreurs que de bons choix.

— Tu as raison. Inil ne mérite même pas tout le mal que tu te donnes.

Comme je m'y attends, il se retourne aussitôt, la colère remplaçant l'abattement.

— Inil est mon ami ! Jamais je ne l'aban...

Sa voix se meurt devant mon rictus amusé. Il lève les yeux au ciel avant de s'emparer d'un geste autoritaire de mon cou pour plaquer ses lèvres contre les miennes. Je souris pendant notre baiser, heureux de le retrouver. Ses doigts resserrent leur emprise et remontent à l'arrière de ma nuque à nue. La sensation est toujours aussi bizarre depuis que je n'ai plus mes longues mèches et me tire un frisson qui se répand jusqu'en haut de mon crâne.

— Si je ne te savais pas si fou de moi, je serais presque jaloux de ton attachement pour lui... susurré-je en me détachant doucement de sa bouche avant de la reprendre d'assaut.

Il grogne en saisissant mon visage à deux mains pour approfondir notre baiser. Puis c'est à son tour de me lâcher en restant à l'orée de ma bouche, aguicheur.

— Tu es bien sûr de toi, me provoque-t-il en me dévorant des yeux. Après tout, je le connais depuis bien plus longtemps que toi.

Par la Lune, il me cherche...

Je glisse les mains autour de sa taille pour le ramener fermement contre moi. Nos deux corps se percutent. Surpris, il pousse un petit cri, s'accroche à mes épaules pour se stabiliser. Je l'emmène d'un pas impatient vers le lit. Sans plus de cérémonie, je nous laisse tomber sur les draps et le recouvre de mon corps.

— Il me semble qu'une certaine prophétie parlait de nous deux et pas de toi et d'Inil...

Il s'enfonce dans l'oreiller pour mieux m'observer, un éclat joueur dansant dans ses pupilles.

— Je n'ai pas le souvenir que nos noms aient été spécifiés. En y réfléchissant, il pourrait s'agir de n'importe qui.

— Gil ! le menacé-je en approchant mon visage du sien. Tu m'étais destiné. À moi ! Rien qu'à moi.

Je ponctue l'évidence en fondant sur son cou pour le marquer de ma tendre morsure. Dans un gémissement, il s'étire pour me donner l'accès à ce point sensible sous son oreille que je m'empresse d'attaquer. À tâtons, il cherche ma main pour emmêler nos doigts et renouer ce lien entre nous qui ne faiblit jamais, malgré les épreuves et les années.

— Toi et ta foutue possessivité... souffle-t-il, les yeux clos en écartant les cuisses pour m'inciter à venir m'y loger.

Je me fige malgré l'invitation et me soulève lentement en poussant sur mes bras. Surpris par mon interruption, il rouvre les paupières et m'interroge du regard.

— Tu me trouves vraiment trop possessif avec toi ?

L'étonnement agrandit ses yeux. Je me redresse pour m'asseoir et il se glisse jusqu'à la tête du lit pour s'y adosser en me dévisageant, les sourcils froncés.

— Non... Je ne voulais pas dire ça... C'est juste que tu es parfois...

— Quoi ?

Il ne me quitte pas du regard et semble chercher ses mots. Je n'avais jamais perçu de doute chez Gil, jusqu'à aujourd'hui. N'est-il pas parfaitement heureux avec moi ? Parce que moi, je le suis. J'appréhende ce qu'il s'apprête à dire et une rancune envers Inil gonfle en moi. Comment a-t-il pu fissurer aussi facilement notre stabilité et notre bonheur avec quelques phrases ?

— Alors ? Réponds, insisté-je. Je suis quoi ?

L'ambiance vient de tourner à l'orage en une seconde. L'irritation qui se dessine sur le visage de mon amant me confirme que ce qui va sortir de sa bouche ne va pas me plaire. Fini les batifolages, nous voilà en plein règlement de compte et je n'aime pas ça. Pas du tout.

— Tu es... trop.

— Comment ça ? « Trop » ? Trop quoi ? Amoureux ? Soucieux de ton bien-être ? Trop investi dans notre couple ?

Il soupire en levant une nouvelle fois les yeux au ciel. La colère, vicieuse, remplace définitivement le désir et fait bouillonner mon sang. Par la Lune, je jure que s'il recommence une fois encore ce geste, je ne réponds plus de rien. Moi qui croyais que nous étions parfaitement heureux, je me prends la réalité en pleine figure.

— Explique-toi Gil, avant que je ne dise des choses que je pourrais regretter.

D'un mouvement brusque, il quitte le lit pour s'éloigner de moi.

— Tu vois ! On ne peut jamais discuter avec toi. Si ça ne va pas dans ton sens, tu te braques immédiatement.

Je me lève à mon tour, furieux.

— Je n'appelle pas ça discuter. Tu ne dis rien ! Jamais ! Quand tu ne vas pas bien, quand tu es inquiet ou malheureux, tu gardes tout pour toi.

— Bêtises ! Tu es le premier vers qui je me tourne quand quelque chose me tracasse, s'énerve-t-il.

— Vraiment ? Ta conversation avec Inil, m'en as-tu parlé ? Je dois toujours te tirer les vers du nez pour savoir ce que tu penses. Et si on discutait de ta santé ? Tu me caches ta fatigue depuis des mois. Tu crois que je suis aveugle ?

Il croise les bras sur son torse et me lance un regard meurtrier.

— Je vais parfaitement bien et tu es le seul à qui je me confie. Comment pourrais-je n'en dire pas assez ? Nous vivons dans notre bulle, sans jamais en sortir, sans jamais voir personne. Inil a raison quand il affirme que je l'ai abandonné. Il n'y a plus que toi dans mon monde.

— Je t'aime et je veux passer chaque minute de chaque jour avec toi. Où est le mal ?

— Mais justement ! C'est ça qui est « trop » ! Nous ne vivons que l'un pour l'autre.

Estomaqué, je serre les poings pour contenir ma colère.

— Donc, tu as vraiment l'impression que je te garde en cage ?

Il ne répond rien, mais son silence ne laisse pas la place au doute. Comment j'ai pu être aussi aveugle à son mal-être ? Soudain, je réalise que, contrairement à moi, Gil n'est pas totalement épanoui dans notre vie et ça me déchire le cœur.

— J'ai besoin de prendre l'air, lancé-je en me détournant pour m'approcher de la porte.

— Attends !

Ma fuite est arrêtée net par ses doigts sur mon poignet.

— Je ne voulais pas te blesser, Meranwë. Pardonne-moi. C'est simplement que je m'inquiète pour Inil et il sait appuyer là où ça fait mal. Il me connait trop bien.

Je soupire longuement avant de me tourner à nouveau vers lui. La colère a disparu, seules la peine et de la contrariété sont inscrites sur ses traits. Je contiens difficilement l'envie de porter mes doigts à son visage pour dissoudre tous ses tourments.

— C'est donc qu'il y a un fond de vérité ?

Il entrouvre les lèvres pour contester, pourtant il reste muet à me fixer de ses grands yeux tristes. D'un geste délicat, mais ferme, je détache sa prise sur ma peau. Je continue ma route vers la sortie, lui lance un dernier regard et quitte la pièce. 

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