Légende


Sardàn

Immobile, Inil me dévisage avec effroi. Oui, meleth nín*, je suis bien devant toi... Je savais que nous allions nous revoir, je me doutais que cette confrontation ne serait pas facile et pourtant... La douleur que j'ai ressentie quand un ogre d'une tonne m'est tombé dessus, n'est rien à côté de ce que j'éprouve à cet instant. Cette sensation que mes côtes se resserrent jusqu'à réduire mon cœur en bouillie me met au supplice. Respirer est un calvaire. Nous nous observons en silence pendant un temps infini, indifférents à nos amis qui nous surveillent avec inquiétude. S'ils craignent que les choses tournent mal, qu'ils se rassurent, cela fait longtemps que j'ai fait un trait sur lui. Même si mes sentiments sont toujours intenses, je suis persuadé que ce n'est qu'une question de temps pour qu'ils s'érodent comme une pierre se transformant en sable. J'ai toute l'éternité pour ça, je dois juste serrer les dents et attendre que ça passe.

— Qu'est-ce qu'il fait là ? tonne-t-il en s'éloignant d'un pas.

— Inil... tente de l'apaiser Gil. Ça doit être un choc, mais...

D'un geste brusque, Inil braque son regard furieux sur son ami en reculant à nouveau.

— Tu m'as menti ? Tu as dit que nous serions trois.

— Je sais. Pardonne-moi, le supplie-t-il en réduisant la distance entre eux. J'avais peur que tu refuses de nous accompagner.

Un rire amer le secoue tandis qu'il s'écarte un peu plus, comme si être aussi proche de moi était tout simplement insupportable. Je ne réagis pas et reste de marbre, attendant que la tempête se calme.

— Comme tu es perspicace. D'ailleurs, vous êtes bien assez pour cette mission, je m'en vais !

Il se détourne et commence à s'enfuir d'un pas raide.

— Tu abandonnerais ta reine à son pauvre sort ! lancé-je froidement.

Il se fige instantanément, le dos contracté.

— C'est de notre devoir de lui venir en aide, ajouté-je.

Avec lenteur, il me fait face, la rage qui défigure ses traits me transperce le cœur comme une épée. Je serre les doigts sur le pommeau de mon arme pour garder mon masque de désinvolture.

— Qui es-tu pour me parler de devoir ? crache-t-il avec une haine que je ne lui connaissais pas. Je t'interdis de me regarder, de t'adresser à moi. Tu n'es rien ! Tu entends ? Reste loin de moi !

— Inil ! rugit Meranwë nous faisant tous sursauter. Nous avons une mission et notre temps est compté. Je n'hésiterai pas une seconde à faire usage de la force pour te faire grimper dans cette barque ! Si tu ne veux pas que nous finissions tous au fond du lac avec cette soi-disant bête qui y loge, je te conseille de te calmer et d'y monter de ton plein gré.

Même s'il n'est plus dans l'armée, Meranwë garde cette autorité naturelle qui ferait plier n'importe qui. Et Inil ne déroge pas à la règle. D'un regard noir, il me fait bien comprendre que j'ai intérêt à me tenir à distance. D'une démarche furieuse, il regagne l'embarcation, l'enjambe et s'y assoit en croisant fermement les bras sur son torse. Gil le rejoint, mais ne récolte qu'une indifférence feinte et un mutisme dédaigneux.

Meranwë s'approche de moi, avec un sourire mêlant désarroi et contentement.

— Sardàn... souffle-t-il avant de m'enfermer dans une accolade chaleureuse.

Je la lui rends avec reconnaissance, le remerciant en silence de sa présence. Quatre ans, c'est si long. Nous nous lâchons et aussitôt je me courbe avec déférence pour lui offrir tout le respect qu'il mérite.

Fanthur*.

— Pas de ça avec moi. Tu n'es plus sous mes ordres aujourd'hui. C'est moi qui devrais m'incliner devant toi, commandant !

Une pointe d'orgueil mêlée à du regret me pique la poitrine. J'ai effectivement pris du grade suite à son départ. Je suis toujours empli de fierté d'accomplir mon devoir envers mon pays et mon peuple, pourtant, le faire sans Meranwë n'a plus tout à fait la même saveur. Trop accaparé que je l'étais par Inil, je ne prends conscience qu'à cet instant que mon ancien supérieur a beaucoup changé.

— Jolie coiffure... le taquiné-je.

Dans un rire gêné, il passe ses doigts dans les mèches rebelles sur le sommet de son crâne.

— J'avais besoin de changement, se justifie-t-il dans un sourire contrit.

Je l'observe, étonné de le découvrir si différent et pourtant, toujours égal à lui-même. Cette nouvelle coupe lui confère une aura dangereuse et libérée, digne d'un brigand, alors que je vois toujours en lui le grand général commandant notre armée.

— Ta mission chez les ogres s'est bien déroulée ? Ça n'a pas dû être une partie de plaisir, s'enquiert-il avec sollicitude.

Par réflexe, je porte ma main à mon flan douloureux pour replacer mon armure. J'ai intercepté son message sur le chemin du retour et me suis précipité sur le lieu du rendez-vous sans prendre le temps de me changer.

— La situation est sous contrôle à présent. Nous avons arrêté les ogres qui fomentaient une rébellion contre l'Àlfhmeir. Dès que la tête du groupe a été maîtrisée, les sous-fifres sont revenus à la raison. Nous sommes restés positionnés à la frontière quelques mois de plus pour nous assurer que plus aucun danger n'était à craindre.

Il m'observe de son regard scrutateur. Je sais qu'il comprend mieux que personne tout ce que mes mots impliquent : trois années de combats, des corps à corps avec des monstres de trois mètres de haut, le froid, la souffrance d'être loin de chez soi, puis une longue attente, constamment sur le qui-vive. Même si, sur ce dernier point, je ne suis pas tout à fait honnête. J'ai effectivement détaché un groupe de mes hommes à la frontière, mais si moi je ne suis pas revenu au pays, c'est pour une tout autre raison. Mon attention se porte vers Inil et la douleur s'amplifie. Je m'oblige à inspirer lentement pour la faire refluer. Le regard de Meranwë suit le mien et les lignes de son front se froissent.

— Est-ce que sa présence va poser problème ?

— Bien sûr que non, affirmé-je même si je sais pertinemment que ça en sera un.

Je suis un soldat, je n'ai pas d'états d'âme. Nous avons une mission et c'est tout ce qui compte à l'heure actuelle. La souffrance qui me scie la poitrine va bien finir par disparaître. La douleur ne m'a jamais arrêté, ce n'est pas maintenant qu'elle va commencer. Il m'offre une dernière pression sur l'épaule.

— Alors, ne perdons pas de temps.

Il s'avance vers nos compagnons qui nous attendent et je lui emboîte le pas. Mon cœur s'emballe un peu plus à chaque mètre parcouru, car il me rapproche de celui qui me déteste aujourd'hui. Avec Meranwë, nous poussons la barque sur le sable pour rejoindre le lac. Dès que nous avons de l'eau jusqu'aux genoux, nous grimpons à l'intérieur. Je m'assois à l'autre extrémité pour être le plus loin d'Inil comme il l'a exigé, mais l'espace est minuscule, il suffirait que je tende le bras pour le toucher. Dans un sursaut, il prend conscience de notre proximité. Ses yeux rencontrent un bref instant les miens avant qu'il ne se détourne pour se cramponner au bord de l'embarcation et se plonger dans la contemplation de ce qui nous entoure.

Meranwë et Gil se munissent des pagaies et nous éloignent du rivage. De longues minutes se passent dans un silence gêné, ponctué par le bruit des rames qui rompent l'eau.

— Avons-nous une idée de la position de la reine ? demandé-je, incapable de supporter cette tension une minute de plus.

— Je vais tenter de la... commence Gil avant d'être interrompu par son conjoint.

— Tu ne feras rien du tout ! Nous savons où elle va et c'est bien suffisant. Elle a forcément contourné le lac pour se rendre vers les grottes des Oromë. Nous allons la trouver.

— Mais je... insiste l'elfe de Lumière.

— J'ai dit non. Ce n'est pas négociable. Les deux derniers jours n'ont pas été de tout repos. C'est une nécessité d'économiser ton énergie, nous ne savons pas ce qui nous attend là-bas, argumente-t-il en désignant les silhouettes rocheuses qui se dessinent dans la brume.

— Il n'est plus un enfant ! marmonne soudain Inil avec un air mauvais.

— Pardon ? s'étonne l'elfe Obscur, choqué par cette remarque acide.

— Il peut la trouver, alors pourquoi l'en empêcher ? réplique l'effronté. Il n'a pas besoin d'être surprotégé. Il sait très bien le faire tout seul !

— Inil ! s'écrie Gil médusé. Ne lui parle pas sur ce ton. Il ne veut que mon bien !

— Ton bien ? s'esclaffe-t-il avec dédain. Il veut juste te garder bien au chaud dans une cage ! Car nous ne serons jamais assez forts, assez parfaits, assez puissants pour arriver aux chevilles de ces elfes Obscurs !

— Ne dis pas de bêtises ! s'énerve à son tour son ami.

— Tu n'es plus libre d'utiliser ta magie comme tu l'entends. Tu es assez intelligent pour savoir quelles sont tes limites. Il me semblait même que tu étais le plus intelligent de nous tous, alors, pourquoi te laisser brider ?

— Je ne me laisse pas brider ! C'est simplement que je comprends ses arguments...

— Tu parles ! Nous ne sommes pas dans l'armée et nous ne sommes pas ses soldats. Prends tes décisions par toi-même au lieu d'attendre son assentiment !

Dans un calme froid, Meranwë pose sa rame dans le fond du bateau avant de planter son regard meurtrier dans celui d'Inil qui ne cille pas.

— Inil, je ne vais le dire qu'une fois et te laisser une chance, parce que je sais que tu vis une période difficile et que tu es l'ami de Gil : sois tu surveilles ce qui sort de ta bouche, soit je te passe par-dessus bord...

Une rougeur inquiétante se propage dans le cou du concerné. J'ai la nette intention qu'il ne se calmera pas malgré la menace. Je m'apprête à intervenir, mais une vague venue de nulle part fait trembler notre embarcation, nous coupant dans notre élan.

— Par la Lune ! Qu'est-ce que c'était que ça ? lancé-je en me penchant pour vérifier d'où provient la déferlante.

Tous m'imitent et nous restons immobiles, à inspecter les flots. Rien ne bouge, tout est calme, pourtant un mauvais pressentiment me gagne. Vu la mine sombre de mes compagnons, je ne suis pas le seul à m'inquiéter.

— Vous croyez que la légende est vraie ? murmure Gil.

— Nous n'allons pas attendre pour le savoir, tranche Meranwë qui s'empare de sa rame et recommence à pagayer avec ardeur.

Nous sommes à mi-chemin, en plein milieu du lac. Pas un bruit ne vient troubler la quiétude du moment et pourtant, nous sommes tous aux aguets.

— Ce n'était sûrement rien, lance Gil dans une tentative de détendre l'atmosphère.

— Oui, sûrement... acquiesce Meranwë, malgré ses sourcils froncés.

Une nouvelle secousse, plus puissante encore, fait dangereusement tanguer notre frêle embarcation. Nous nous accrochons à ce que nous pouvons pour ne pas basculer.

— Ça, ce n'était pas rien ! s'exclame Inil. Je vous l'avais dit...

Son reproche se perd dans un cri quand la proue où il se trouve se soulève avant de retomber brusquement dans une gerbe d'eau.

— Ramez ! hurle Meranwë en redoublant d'efforts.

Je me retourne pour agripper la planche sur laquelle j'étais assis et l'arrache d'un geste. Sans plus attendre, je m'en sers pour accompagner mes compagnons. Nous filons sur les flots le plus rapidement que nous le pouvons, mais ce qui se cache sous la surface est plus agile. L'eau qui nous entoure commence à bouillonner.

— Plus vite !

Inil se met à ramer à la force de sa main, plongeant le bras jusqu'au coude.

— Par le Soleil ! beugle-t-il en se levant violemment. J'ai frôlé quelque chose !

Son mouvement brusque fait balancer notre embarcation. Je l'agrippe pour l'obliger à se rasseoir.

— Tu veux tous nous tuer ! Reste à ta place.

Il me lance un regard courroucé bien vite remplacé par de la terreur quand il découvre un corps gigantesque qui se faufile sous la barque.

— La légende disait vrai. Il y a bien un monstre ! couine-t-il en se recroquevillant contre les sacs.

Je dégaine mon épée et me tiens prêt à agir en sondant les profondeurs alors que Gil et Meranwë continuent à nous faire avancer avec obstination.

— Viens, sale bête, sifflé-je entre mes dents serrées. J'ai combattu des ogres deux fois plus haut que moi. Je n'ai pas peur d'un poisson.

Je regrette aussitôt ma provocation quand un tentacule immense couvert d'écailles scintillantes s'élève au-dessus de nous avant de retomber aussi vite, soulevant des milliers de gerbes d'eau. La vague nous submerge et nous projette contre le bord de la barque. Trempés, nous nous agrippons désespérément pour ne pas passer par-dessus bord. C'est un miracle que notre frêle esquisse soit encore entière.

— Fini de jouer ! grogne Meranwë qui se redresse avec difficulté.

Il ferme les paupières et commence à psalmodier :

Ô Isil !

Oh Lune !

Melodith o siuli maelir gasdhaer in gaili

Protège-nous de cette nouvelle menace venue de l'eau.

Macha men i calas goa

Donne-moi la force nécessaire.

Hi !

Maintenant !

Il tend les bras et une onde d'énergie s'échappe du bout de ses doigts. Elle frappe la surface liquide et nous fournit une poussée puissante. Le bateau est propulsé vers l'avant et se met à avancer à une vitesse folle. Avec soulagement, je vois la rive s'approcher à vive allure. Mais ma joie est de courte durée. Un nouveau tentacule crochète la proue et stoppe net notre progression. Je perds l'équilibre à cause de l'arrêt brutal et me retrouve affalé sur Inil. Les yeux écarquillés, il se débat pour se délivrer de mon emprise. Je me hâte de me relever et resserre le poing sur mon pommeau. Le membre spongieux s'enroule autour du bateau qui émet des grincements inquiétants. Dans un cri, j'abats mon épée qui tranche net la chair. Libérés, nous redémarrons notre course folle sur les flots grâce à la magie de Meranwë.

Le rivage n'est plus qu'à quelques mètres de nous. Pourtant le monstre ne semble pas vouloir abandonner son butin. Alors que nous y sommes presque, trois tentacules gigantesques se dressent derrière nous et se jettent vers le bateau. Sans que nous ayons le temps de réagir, elles prennent d'assaut notre barque et commencent à l'écraser.

— Sautez ! ordonne Meranwë.

Sans hésiter, nous plongeons juste avant que ce qui nous a servi d'embarcation se fait broyer. Les derniers vestiges disparaissent dans les eaux sombres et tumultueuses. Haletants et noyés, nous atteignons enfin le bord. Inil s'écroule à genoux dans le sable. Je m'empresse de lui venir en aide, mais d'un geste enragé, il me repousse.

— Ne me touche pas !

Il se relève avec difficulté, la respiration hachurée, les vêtements dégoulinants.

— Ne me touche plus jamais, crache-t-il avant de s'éloigner de la rive.


meleth nín : « Mon amour » en langue elfique.

Fanthur : « Maître » en langue elfique.

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