Failles
Sardàn
Épuisé, je suis Meranwë et Gil vers le fond de la salle animée pour rejoindre nos chambres. À mi-parcours, une silhouette avachie sur le bar attire mon regard. Je m'immobilise au milieu de la cohue, les yeux braqués sur cet elfe qui porte son verre à ses lèvres. Mes compagnons ont continué leur avancée sans réaliser mon absence, mais je compte bien les rattraper. Oui. Pas question de m'appesantir sur son cas. Son comportement puéril depuis mon arrivée de ce matin n'est pas digne d'intérêt. Il agit comme si c'était moi le méchant dans l'histoire, comme s'il était la victime.
Je me force à dévier le regard et à reprendre ma route. Du coin de l'œil, je le vois osciller dangereusement en essayant de descendre de son tabouret. Mon corps réagit avant ma raison et je me précipite dans sa direction. D'une main sur le comptoir, il rétablit sa position et se rassoit maladroitement. Je me fige à nouveau à quelques pas de lui, le cœur battant. Qu'est-ce que je fais ? Pourquoi m'inquiété-je pour lui, après qu'il m'ait abandonné sans un mot, sans une explication ? Pourquoi mes doigts tremblent-ils rien qu'à l'idée de le toucher ?
Quatre ans... Quatre longues années ont été nécessaires pour trouver le courage de revenir. Quatre ans à recoller pièce par pièce chaque morceau de mon cœur qu'Inil avait réduit en cendre. Il m'a fallu tellement de force et de détermination pour réussir à l'affronter. Et me voilà, après tout ce temps, incapable de m'éloigner de lui.
Sans même pouvoir m'en empêcher, je l'observe, le détaille, l'étudie. Il n'est plus que l'ombre de lui-même et pourtant, il me paraît toujours aussi fascinant et désirable. Sauf qu'à la place de son visage doux, de son sourire enjôleur et de ses rires cristallins, je me retrouve face à un elfe brisé qui semble trouver son unique réconfort dans la boisson. La part de moi qui l'aime, car elle existe encore, je ne suis pas fou au point de ne pas en avoir conscience, voudrait l'enlacer pour le rassurer et le ramener vers la lumière, vers moi. L'autre part, la plus grande, la plus forte, celle que je me suis forgée pendant ma longue absence, sait parfaitement ce qu'il me reste à faire. D'un pas décidé, je m'approche et lui arrache des mains sa pinte de bière déjà largement entamée.
— Arrête de boire ! lui ordonné-je durement.
Ses yeux vitreux se tournent mollement vers moi. Il me regarde sans me voir vraiment, sans me reconnaitre. Il n'est même plus conscient de ce qui l'entoure et mon cœur se brise une nouvelle fois à cette constatation.
Oh, Inil... Qu'es-tu devenu ?
— Je te ramène à ta chambre.
Je n'attends pas de réponse et l'empoigne avec fermeté. Il se débat vaguement en baragouinant des mots incompréhensibles. Emporté par ma poigne, il se lève en chancelant, mais ses jambes le lâchent. Il s'effondre contre moi dans un couinement incohérent et s'accroche à mon cou. Je ferme les paupières une seconde, une minuscule seconde. Son corps contre le mien. La sensation de son souffle contre ma peau. Et la tempête qui s'abat sur moi...
Cette situation me ramène quinze ans en arrière lors de cette nuit chez les nains où notre relation a pris un tournant décisif. Il était ivre et je mourais de désir pour lui. Je me remémore ces mains indécentes qui me tâtaient sans vergogne et ce baiser... Comme j'aimerais retourner à ces instants bénis où tout était nouveau, où tout était possible, où nous avions un avenir commun.
Non. Je ne dois pas me laisser attendrir. Je repousse de toutes mes forces ces émotions déstabilisantes. D'un geste agacé, je me penche pour lui attraper les cuisses et le soulever. Il retombe comme un animal mort sur mon épaule. J'ignore les plaisanteries douteuses sur mon passage et fonce vers sa chambre, mon chargement sur le dos.
— Tu n'as pas intérêt à me vomir dessus, sifflé-je en hâtant le pas.
Enfin à destination, je ne cherche pas à y aller avec délicatesse et le dépose sans ménagement sur le matelas. Inconscient, il se laisse manipuler sans protester et s'étale sur les draps. Une rage folle me gagne quand j'imagine ce qui aurait pu lui arriver si je ne l'avais pas récupéré. Par la Lune ! Est-il immature à ce point ? Nous sommes en mission ! Je déambule comme un forcené face au lit où il gît, profondément endormi. L'envie de le réveiller juste pour lui lancer sa stupidité au visage m'amène à la limite de la démence. Si une bagarre avait éclaté et qu'il s'y était retrouvé mêlé ? Et si l'un des soiffards de ce soir avait voulu abuser d'un petit elfe inconscient ?
Des images d'Inil allongé sous un de ces débauchés, inerte et sans défense me donnent des idées de meurtre. Je serre les poings, sentant les dernières brides de mon sang-froid me quitter. D'anciennes obsessions exploitent mon moment de faiblesse pour revenir me tourmenter. A-t-il eu d'autres amants pendant mon absence ? Combien d'elfes, ou elfines ont pu profiter de son corps pendant ces quatre ans ?
Inil est à moi ! Je ne laisserai personne le toucher.
Réalisant le court de mes pensées, j'empoigne mes cheveux en grognant. Non ! Il ne l'est plus. Nous ne sommes plus rien l'un pour l'autre. Je dois me calmer. Je dois m'éloigner. Être si proche de lui fissure les murs que j'avais édifiés avec tant de difficulté. Je trouve enfin le courage de me diriger vers la sortie quand un geignement me statufie sur place. Avant même de l'avoir décidé, je me retrouve agenouillé à ses côtés, repoussant délicatement les mèches moites sur son front.
Par la Lune. Sa beauté me poignarde comme une lame. Ses lèvres pleines frémissent et laissent s'échapper de faibles plaintes, ses yeux papillonnent sous ses paupières closes, ses sourcils se froncent.
Inil... Comment en sommes-nous arrivés là ? Je t'aimais tellement...
— Je t'aime toujours... soufflé-je en caressant sa peau d'un geste tendre.
Une goutte d'eau tombe sur sa joue et glisse le long de sa mâchoire. Surpris, je porte mes doigts à mon visage et découvre qu'il est baigné de larmes. Dans un mouvement brusque, je me détache de lui, me remets sur mes pieds en titubant et regagne la porte pour m'enfuir le plus loin possible. Je me l'étais promis ! Tous ses efforts réduits à néant en un instant.
Une fois dans le couloir vide, j'inspire profondément pour calmer les tremblements de mon corps. Je ne dois plus l'approcher, c'est trop dur. Me sentant incapable de trouver le sommeil, je m'éloigne de ma chambre et retourne vers la salle principale. Je me glisse entre les tables pour éviter les conversations un peu trop animées et regagne rapidement l'extérieur. Une fois englouti par la pénombre, je reprends peu à peu pied. J'inspire et expire à plusieurs reprises l'air frais de la nuit. J'avise un muret à l'écart du passage et surtout, reconnait l'elfe Obscur qui y a également trouvé refuge. Le soulagement que m'apporte sa présence me fait sourire. Je m'approche et m'assois à ses côtés. Il ne semble même pas surpris de me trouver ici.
— Dure journée ?
— Dure soirée, répond-il en levant la tête vers le mince quartier de Lune.
Nous restons un long moment en silence, à observer les étoiles et à nous laisser apaiser par les rayons de notre astre vénéré. Nous n'avons pas besoin de parler. La simple présence de mon compagnon a toujours été un baume tranquillisant. Nous avons vécu tellement de choses ensemble, tellement de combats, tellement d'épreuves. Le lien qui nous attache est indéfectible. Je réalise que l'amitié se montre bien plus solide que l'amour. L'un est apaisant, l'autre est... Je ne trouve pas les mots : douloureux, fragilisant, destructeur ? À quoi bon aimer si c'est pour souffrir ?
Briser la malédiction était peut-être une erreur. J'étais bien plus serein quand les sentiments ne compliquaient pas mon quotidien. Aujourd'hui, alors que j'ai atteint une place estimée et renommée dans l'armée, que je suis craint et respecté par tous, je ne me suis jamais senti aussi insignifiant, vide et sans valeur. L'amour m'a arraché une partie de moi. Retrouverai-je un jour la sérénité ?
Un long soupir de Meranwë me confirme que ma réflexion n'est pas dénuée de sens. Son air abattu et contrarié atteste que les sentiments compliquent tout et n'apportent pas que le bonheur.
— Vous voulez en parler ?
Il soupire à nouveau, les yeux toujours levés vers le ciel nocturne.
— Ce n'est pas nécessaire. Il faut juste...
Il ferme les paupières une seconde et une profonde douleur se propage un court instant sur son visage. Comme je la comprends. Le même tourment me comprime les entrailles. Je presse une main amicale sur son épaule, la laisse jusqu'à ce qu'il se tourne vers moi, un sourire reconnaissant sur les lèvres.
— Je suis vraiment heureux que tu sois là.
C'est à mon tour de lui sourire et acquiesce sans un mot, parce que moi aussi, je suis sincèrement heureux d'être avec lui à ce moment précis.
Le lendemain, nous nous retrouvons à l'aube pour reprendre notre route. Vu nos traits tirés et nos mines fermées, aucun de nous n'a trouvé le repos cette nuit. Mon intuition de la veille se révèle exacte : une tension palpable se devine entre Gil et Meranwë. La tristesse qu'il affichait hier était bien en rapport avec l'elfe de Lumière. Ce dernier tente à plusieurs reprises de s'approcher de son conjoint qui lui accorde à peine un regard. Même pour un couple qui paraissait heureux et uni, un rien peut rapidement tout remettre en question.
Inil, de son côté, semble payer le prix de ses débordements. Le teint blême, les yeux rougis, il reste plongé dans son marasme et agit comme si nous n'étions pas là.
Pas un mot n'est échangé et c'est dans une atmosphère accablante que nous montons sur nos chevaux et repartons sur les chemins. Aussitôt, nous adoptons une allure soutenue, et c'est tant mieux. Cela évite de raviver les querelles et, personnellement, cela me vide la tête. Je me concentre donc sur le bruit des sabots frappant la terre, sur le souffle de mon pur-sang et sur les montagnes qui se dessinent un peu plus nettement à chaque heure qui s'écoule.
Deux jours durant, nous galopons, nous arrêtant juste pour ne pas épuiser nos montures et nous restaurer. Nous ne croisons pas âmes qui vivent et ne trouvons aucune trace de la reine. Nous n'en parlons pas, mais je vois que Meranwë est de plus en plus inquiet pour elle. C'est maintenant une certitude qu'elle a rejoint les Oromë et nous ne savons toujours pas à quoi nous attendre.
Au crépuscule du deuxième jour, nous atteignons ce que nous supposons être les terres de ces elfes mystérieux. Nous faisons halte aux pieds des montagnes, ombres fantomatiques dans la lumière du Soleil couchant. Plusieurs cavités se dessinent dans la roche, sûrement l'entrée de leur habitat souterrain. Pas un bruit ne se fait entendre, aucune sentinelle n'est visible.
— Que faisons-nous ? murmuré-je à Meranwë qui scrute les ouvertures avec inquiétude.
— Nous restons sur nos gardes. Laissons les chevaux à l'écart et tentons une approche. Gardez vos armes à la ceinture pour ne pas les effaroucher, mais soyez prêt à dégainer en cas de menace.
Face à la situation, nos querelles et nos différends disparaissent. Pour affronter n'importe quel danger et sauvegarder nos vies, nous devons pouvoir compter les uns sur les autres. Nous redevenons cette équipe que nous étions par le passé et qui se rallie derrière notre chef. Meranwë n'est plus mon supérieur, pourtant, il restera toujours à mes yeux le seul capable de nous guider. L'important à cet instant est d'accomplir notre mission : retrouver la reine et la ramener saine et sauve. Nous obéissons sans hésiter, et Meranwë en tête, nous approchons de la plus grande entrée.
Avec le soleil qui se cache derrière les montagnes, la lumière décline rapidement. C'est silencieux. Trop silencieux. Même les oiseaux de nuit se font discrets. Nous avançons pas après pas, les sens aux aguets, conscients que nous nous dirigeons vers l'inconnu. Une faible lueur se diffuse dans les profondeurs des galeries, signe que ces lieux sont bien habités. Pourtant, nous ne voyons toujours personne.
À quelques mètres de l'entrée, un martèlement sourd retentit dans le silence. Nous nous figeons aussitôt, alarmés. Je suis incapable d'en définir la source, il semble jaillir de partout. Les pulsations s'amplifient, se répercutent sur la paroi rocheuse et nous traversent. Elles résonnent en nous comme un pouls, se mêlant à nos propres battements de cœur. En position de défense, nous inspectons du regard les alentours sans succès. Puis, alors que nous n'avions rien perçu, des flammes jaillissent des ténèbres et une dizaine d'elfes se détache de la nature environnante pour nous encercler.
À la seconde où nous nous retrouvons cernés, les vibrations cessent et le silence nous englobe à nouveau, malgré la présence inquiétante de ces étrangers. À peine vêtu d'un pagne, leur corps est entièrement recouvert de tatouages. De nombreux dessins, mélange complexe d'arabesques, de lignes et de traits sombres, se dévoilent à la lumière de leur torche et sillonnent leur peau jusqu'au sommet de leur crâne glabre. Il se dégage d'eux quelque chose de primitif et de farouche. Les Oromë nous observent sans un signe d'hostilité. Pour autant, ils nous empêchent de battre en retraite ou d'accéder aux grottes. Meranwë finit par avancer d'un pas.
— Peuple Oromë, je me nomme Meranwë de la Forêt d'Onyx. Nous ne vous voulons aucun mal. Nous sommes ici pour retrouver notre souveraine, la reine Tyrande.
Leur cercle se fend et un nouvel elfe s'approche de nous. Comme tous les autres, son corps longiligne est entièrement tatoué. Deux traits noirs soulignent ses yeux et s'étirent sur ses pommettes. Plusieurs points barrent son front, de la naissance de ses sourcils jusqu'à ses cheveux blonds coiffés en des tresses complexes qu'il est le seul à arborer. Son cou, ses épaules et sa poitrine sont habillés d'une multitude de colliers de pierres, tel un vêtement minéral. De sa démarche féline, ses lourds bijoux cliquetant à chaque mouvement, il nous rejoint et se poste devant nous. Il nous détaille, longuement, comme pour s'assurer que nous ne représentons pas de danger. Puis son attention se fixe tout particulièrement sur Meranwë, qui ne cille pas face à cet examen. Les deux elfes s'observent, jusqu'à ce que le nouvel arrivant reprenne la parole :
— Tu es Meranwë, fils de Nimrodel ?
Surpris, mon compagnon fronce les sourcils à l'évocation de sa mère et jette un coup d'œil furtif à Gil, qui se trouve tout aussi déstabilisé.
— Oui, finit-il par répondre, méfiant.
Aussitôt, d'un même mouvement, tous les Oromë qui nous entourent mettent genoux à terre. D'un geste plein de déférence, l'elfe qui semble être le chef de cette tribu incline la tête à son tour.
— Aran nin*. Bienvenue chez toi...
Aran nin : « Mon roi » en langue elfique.
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