Disparition

Meranwë

Nous arrivons à la Cité Blanche aux premières lueurs de l'aube, après avoir chevauché à bride abattue. Là où, d'ordinaire, il faut deux jours de voyage tranquille, cela nous aura pris une nuit. Depuis la réception de cette lettre, l'inquiétude ne me quitte plus. Comment la reine a-t-elle pu disparaître ? Qui a fomenté cet enlèvement ? Quelles menaces pèsent encore sur l'Àlfheimr ? Et pourquoi tout paraît-il si calme quand nous atteignons la Cité ? Seules les bannières arborant fièrement la Lune fusionnant avec le Soleil, nouveau symbole de l'unité de notre peuple, flottent doucement dans la brise matinale. Je m'attendais à trouver les soldats à pied d'armes, les mages en conciliabule, la population en panique, mais seule la quiétude règne ici.

Gil et moi nous ruons vers la salle des trônes espérant y obtenir des réponses. Je pousse les lourdes portes travaillées sans prendre la peine de frapper et découvre Norcàn, le Premier ministre de la reine, en pleine conversation avec les autres conseillers. Malgré son âge avancé, le temps n'a pas laissé de marques sur son visage hâlé. Cependant, même s'il discute posément, je repère ses traits crispés qui font place au soulagement dès qu'il nous aperçoit. Il se lève, sa longue toge d'un blanc laiteux se déploie dans le mouvement quand il approche pour nous accueillir.

— Seigneur Gil, Maître Meranwë, que le Soleil et la Lune vous apporte la clarté, nous salue-t-il. Merci d'être venus si vite.

Je ne prends même pas la peine de répondre à son salut, trop anxieux et déconcerté par la tranquillité ambiante.

— Que se passe-t-il ? Pourquoi tout est-il si calme ici ?

Il m'empêche d'en dire plus d'un geste de la main ornée d'une chevalière en or et se tourne vers les personnes présentes dans la pièce.

— Veuillez nous laisser, s'il vous plaît.

Tous s'inclinent avant d'obéir paisiblement. Je trépigne d'en savoir plus en les regardant quitter la salle, les uns après les autres. Dès que le dernier ferme la porte derrière lui, Norcàn nous invite à nous asseoir.

— Vous devez être exténué après ce long voyage de nuit.

— Nous allons bien, le rassure Gil pendant que nous nous installons autour de la table. Dites-nous ce que vous savez sur la reine.

Aussitôt, l'angoisse assombrit son regard et il se met à jouer nerveusement avec l'anneau à son doigt.

— Je suis terriblement inquiet pour elle. Elle devait se rendre dans sa maison d'été, mais nous n'avons plus aucune nouvelle.

— Sa résidence secondaire ? insisté-je. Dans la Forêt d'Onyx ?

— Oui, elle voulait prendre du repos et s'épargner la canicule. Elle est partie il y a six jours et n'est jamais arrivée à destination. C'est pourquoi je vous ai fait parvenir cette lettre.

— Je peux vous confirmer que la reine ne l'a pas atteinte. Sa venue est toujours remarquée et fêtée. De plus, nous n'avons pas croisé le cortège royal sur notre trajet. A-t-elle été attaquée ? Avez-vous une idée de ce qui aurait pu lui arriver ?

— Pas la moindre. Le pays est en paix, nous n'avons reçu aucune menace et la route est sûre entre ici et l'autre rive.

— Une personne aussi importante et respectée ne peut pas s'évaporer comme par magie ! m'énervé-je sur le pauvre conseiller qui se rembrunit aussitôt.

Je ne devrais pas m'en prendre à lui. Il a l'air tout aussi inquiet que nous le sommes, Gil et moi, pourtant toute cette situation me semble invraisemblable.

— Et sa garde rapprochée ? A-t-elle disparu ? A-t-on retrouvé des corps, des traces de combats ? s'enquiert Gil.

Soudain, le ministre paraît hésitant. Il ne nous dit pas tout, j'en suis persuadé.

— Nous avons besoin d'en savoir un maximum pour définir un périmètre de recherche, le pressé-je. Nous parlons de centaine de lieux entre ici et la Forêt d'Onyx. Elle peut être n'importe où ! Le moindre indice est capital, vous devez tout nous dire.

Il se lève et commence à déambuler au milieu de la pièce, le froissement du tissu accompagnant sa marche agitée.

— Vous devez comprendre que je suis dans une situation délicate. Cette disparition arrive au plus mauvais moment...

— Je n'ai que faire de vos difficultés ni de vos préoccupations politiques, Norcàn ! Seul compte la sécurité de la reine. Et pour l'heure, vous semblez prendre tout ça bien peu au sérieux ! Pourquoi ne pas avoir envoyé l'armée ? Vous auriez dû mettre en place des recherches depuis des jours !

Quand Tyrande est remontée sur le trône après la mort du roi Freyr, Norcàn s'est tenu à ses côtés pour la soutenir. Il croyait aussi fermement qu'elle que nos deux tribus pouvaient vivre en harmonie, puisant dans nos racines communes tout en s'enrichissant de nos différences. Il y avait de nouveau un représentant de chacune des nations à la tête du pays de l'Àlfheimr : une elfe Obscure et un elfe de Lumière. Tyrande a toujours pu compter sur lui, cependant je ne comprends pas comment une telle chose a pu se produire. Il demeure à présent immobile. Ses yeux perçants, en partie dissimulés par ses mèches d'un noir profond, nous fixent avec insistance, comme s'il nous jaugeait, comme s'il étudiait la possibilité d'être totalement honnête avec nous.

— Si vous ne nous faites pas confiance, pourquoi faire appel à nous ? le défié-je.

Ma patience arrive à son terme. Pendant que nous perdons du temps à palabrer, Tyrande est peut-être en danger. Norcàn finit par reprendre sa place à table dans un mouvement d'étoffe et nous regarde tour à tour d'un air solennel, les paumes à plat sur le bois.

— Ce que je m'apprête à vous révéler doit rester confidentiel. Il n'y a pas que la sécurité de la reine qui est en jeu. Tout l'équilibre de son règne est en danger et par conséquent, toute la stabilité de l'Àlfheimr.

Je jette un coup d'œil à mon compagnon qui semble aussi sceptique que moi. Moi qui croyais que tout allait bien, que les atrocités du passé étaient derrière nous, j'ai soudain l'impression d'avoir été trop naïf. Mon bonheur avec Gil m'aurait-il rendu aveugle ? Je réalise une nouvelle fois que le malheur n'est jamais très loin, même si nous faisons tout pour lui échapper.

— Dites-nous, Norcàn, le pressé-je. Nous ne pourrons pas l'aider si vous nous cachez des informations capitales.

Il soupire en se passant une main nerveuse sur le visage avant de faire tourner à nouveau la bague autour de son index.

— L'escorte de la reine va très bien. Ils m'ont prévenu de la situation il y a cinq jours. Elle a disparu lors de leur escale entre ici et la Forêt d'Onyx. Je leur ai ordonné d'explorer les abords de leur campement. Ils ont cherché en vain, puis sont rentrés. Je les ai interrogés les uns après les autres, mais je n'ai toujours aucune piste.

— Qui a bien pu déjouer la vigilance de la garde rapprochée ? se questionne Gil.

— La reine elle-même...

J'ai un mouvement de recul devant l'énormité de cette réponse et mon conjoint semble aussi abasourdi que je le suis. Pourtant, le ministre a l'air sûr de lui.

— Par la Lune, c'est impossible ! m'emporté-je. Elle ne se mettrait pas volontairement en danger, voyons !

— J'ai bien peur que si.

— C'est une personne sensée, consciente de son rôle et de son importance, argumente Gil. Elle n'a pas pu faire une chose pareille.

— La reine n'est plus celle que vous connaissiez... soupire Norcàn. Ces dernières années, je l'ai vu peu à peu s'enfoncer dans une sorte de mélancolie. Elle n'avait plus goût à rien, n'avait plus la force de faire face à ses responsabilités. Cela fait des mois que je gère seul les affaires courantes du pays. Les meilleurs guérisseurs l'ont auscultée, aucun d'eux n'a trouvé de trouble physique, aucune de leur potion n'a eu d'effet. C'est moi qui l'ai poussée à prendre du repos loin de la Cité Blanche. Je pensais que cela lui ferait du bien. Je n'imaginais pas qu'elle fausserait compagnie à la garde.

Gil et moi restons sans voix, sidérés. Pourquoi ne m'en suis-je pas rendu compte ? Depuis que j'ai quitté l'armée, je suis moins proche de la reine, pourtant, j'aurais dû le voir !

— Dans quel but aurait-elle fait ça ? Où pourrait-elle aller ? le questionne Gil.

— Je ne sais pas... J'ai peur pour elle. Et c'est pourquoi j'ai fait appel à vous. Nous devons la retrouver coûte que coûte, mais sa disparition doit rester secrète. Depuis la révélation de l'existence de Herumor, depuis les atrocités qu'il a commises, la confiance du peuple n'est plus aussi inébranlable. Plusieurs tribus remettent en question sa légitimité au trône, en pointant les mensonges et les dissimulations du couple royal. Je me bats depuis quinze ans pour qu'elle garde la place qui lui revient de plein droit. Je suis persuadé qu'elle vit une mauvaise passe et qu'elle réussira à se relever, comme elle le fait toujours. Pour ne pas réduire à néant tous ces efforts, personne ne doit apprendre qu'elle s'est enfuie. Imaginez si elle devait abdiquer, ce nouvel équilibre entre les nations que vous avez contribué à créer avec elle serait en grand danger. Nous ne pouvons pas laisser ça arriver.

Norcàn nous supplie du regard de lui venir en aide. Sa loyauté à notre souveraine vibre dans chacun de ses mots. Gil et moi nous nous concertons en silence. Il est évident que nous n'allons pas rester sans agir.

— Très bien. Nous allons partir à sa recherche.

Il se lève aussitôt, le soulagement allégeant son sourire.

— Je vais faire préparer les meilleurs chevaux et des vivres pour votre voyage. Je peux aussi détacher des soldats dignes de confiance.

Une nouvelle fois, je jette un coup d'œil à mon compagnon. Nous savons pertinemment avec qui nous souhaitons accomplir cette mission.

— Pas la peine. Nous avons les personnes qu'il nous faut.

Il hoche la tête et se hâte de quitter la pièce pour s'occuper des préparatifs. Je le suis du regard jusqu'à ce qu'il franchisse la porte, avant de reporter mon attention sur mon conjoint. Je le découvre les paupières closes, les mains sur la table, paumes tournées vers le ciel, des vagues de magie irradiant de tout son être.

— Gil ! le menacé-je. Arrête ça tout de suite.

Comme d'habitude, il ne m'écoute guère et continue son incantation. Depuis la disparition de la malédiction qui pesait sur les elfes et les empêchait d'aimer, depuis que nous avons retrouvé notre immortalité, nous avons perdu les immenses pouvoirs que la Cascade Sacrée nous avait offerts. En grande partie en tout cas. Je sais que Gil s'entraîne en secret pour récupérer ces capacités hors du commun. Mais utiliser une magie aussi puissante va le vider de toute son énergie et il en aura besoin dans les jours à venir. Je déteste quand il fait passer son devoir avant son bien-être.

— Gil !

— Je veux juste essayer...

Il fronce les sourcils, comme s'il fournissait un effort immense.

— Le Soleil soit loué, elle est vivante !

Ses poings se serrent et il se courbe au-dessus de la table. La souffrance défigure ses traits. Ma chaise raclant sur le sol, je me lève pour le rejoindre, prêt à l'arrêter dans cette folie. Nous n'avons pas besoin de son sacrifice pour la retrouver, nous avons bien d'autres moyens pour y parvenir. Une fois à sa hauteur, une lame de magie m'empêche de l'atteindre et me fait reculer d'un pas.

— Elle va bien, physiquement en tout cas, m'informe-t-il, inconscient de l'inquiétude qui enfle en moi. Même si elle érige des murs autour d'elle, je peux sentir sa peine et sa détermination. Elle refoule ma tentative d'accéder à son esprit, je ne peux pas lui parler...

— Ne fais pas ça ! Nous saurons la retrouver sans tes pouvoirs, le supplié-je en forçant de ton mon poids sur son armure invisible.

— Je dois juste trouver une brèche... Je peux y arriver !

Les ondes magiques s'amplifient et me tétanisent sur place. Au ralenti, son corps se soulève de sa chaise et lévite dans les airs. Un vent violent se lève dans cette minuscule bulle qui l'entoure. Impuissant, je suis traversé par son rayonnement intense. Il est magnifique dans cette tempête, les bras écartés, le visage tourné vers le ciel, les cheveux voletant furieusement et je suis pétrifié par l'angoisse.

— Je la vois... Je... sens sa détresse.

Sent-il la mienne ? Il va bien trop loin. Ne pouvant plus supporter la douleur inscrite sur ses traits, je fais appel à mon tour aux vestiges de cette force en moi. Je l'accumule au creux de mon ventre, la concentre et dans un cri, la laisse exploser autour de moi. L'onde de choc déstabilise sa position. Surpris, il ouvre les yeux avant de tomber lourdement sur le sol. Enfin libre de mes mouvements, je me rue vers lui et l'accueille dans mes bras.

— Ne refais plus jamais ça ! m'énervé-je en pressant son visage moite contre mon torse. Tu es fou de prendre autant de risques.

Il demeure immobile, la respiration difficile, frottant sa joue contre ma peau.

— Je suis désolé, mais je devais essayer.

— Pourquoi es-tu toujours aussi têtu ? Tu es resté le même jeune imprudent.

Son rire vibre contre mes côtes et détend un peu l'angoisse tapie au creux de mon ventre. Je suis inquiet pour lui, en permanence, même si je n'ai aucune raison de l'être. C'est plus fort que moi. Je l'aime et ne supporterai pas qu'il lui arrive quoi que ce soit. Il le cache bien, mais je sais que notre vie a des répercussions sur sa vigueur. Je l'observe dans les cernes qui soulignent bien trop souvent ses yeux, à son teint pâle. Je ne connais pas les mêmes difficultés, la Lune est présente où que l'on vive, à la Forêt d'Onyx comme à la Cité Blanche. Lui, par contre, subit l'ombre constante dès que nous arrivons dans le lieu qui m'a vu naître.

Norcàn nous rejoint alors que nous sommes toujours enlacés sur le sol. Il se fige en nous découvrant ainsi.

— Est-ce que tout va bien ? s'inquiète-t-il alors que j'aide Gil à se relever.

— Parfaitement bien, le rassure mon conjoint avec une expression victorieuse qui fait briller ses pupilles. Je connais sa destination...

Stupéfait, Norcàn m'interroge du regard avant de faire un pas vers Gil.

— Comment ? Vous... Comment se porte-t-elle ? Où est-elle ?

— Elle va bien. Elle n'est pas en danger. En tout cas, pas dans l'immédiat. Elle se dirige à l'Est vers la tribu Oromë.

— La tribu Oromë ! s'étrangle le Premier ministre qui devient blême. Pourquoi veut-elle aller si loin ? Il n'y a rien là-bas.

Je fouille ma mémoire pour me souvenir : c'est un petit clan d'elfes à l'extrême est du pays. Ils vivent reclus dans des grottes en totale autarcie. Cette ethnie isolée et mystérieuse reste volontairement à l'écart du monde. Que peut bien chercher la reine dans ces contrées reculées ?

— Vos chevaux sont prêts, nous informe Norcàn, toujours sous le choc de la nouvelle. Retrouvez-la au plus vite. Empêchez-la de commettre cette folie et ramenez-la saine et sauve.

Gil et moi ne perdons pas de temps et prenons congé de notre hôte.

— Je vais prévenir Inil. Rendez-vous aux écuries, m'avertit Gil en bifurquant vers le couloir de droite alors que je prends la direction opposée.

— Et moi, je vais envoyer un message à Sardàn. Sa mission dans les terres des Ogres arrive à son terme. Avec un peu de chance, il nous rejoindra en chemin.

Prenant conscience de nos paroles respectives, nous nous stoppons pour nous dévisager.

— Ça risque d'être compliqué... Sardàn est parti depuis longtemps, déplore-t-il.

Je soupire, sentant d'ores et déjà que je n'aurai pas la patience d'endurer leurs retrouvailles.

— Ils ont intérêt à se tenir correctement ! grogné-je en reprenant ma route. 

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