Amitié



Gil

À bout de souffle, je touche enfin terre et me hisse sur la berge. Par le Soleil, nous l'avons échappé belle. Cette bête était bien réelle et bien décidée à nous dévorer jusqu'au dernier. Incapable de me lever pour le moment, je reste à genoux sur le sable pour récupérer. Ma fatigue n'empêche cependant pas mon cerveau de se remettre à turbiner et à étudier ce que nous venons de vivre. Dès que nous rentrerons, il faudra que je fasse des recherches sur ce monstre marin. Je suis impatient d'en apprendre un peu plus. Ces immenses tentacules étaient incroyables, sans pitié, mais très impressionnants. Je lève la tête en inspirant profondément pour retrouver une respiration normale et me dépêtre de ma cape gorgée d'eau. Je n'ai jamais nagé aussi vite de toute ma longue vie. Meranwë s'approche de moi, l'inquiétude plaquée sur le visage.

— Tu n'es pas blessé ?

Je le rassure d'un signe de tête alors qu'il m'aide à me relever. À peine suis-je sur mes pieds qu'il tâte mes membres à la recherche de plaies.

— Je vais bien, m'agacé-je en le repoussant doucement. Je suis juste éreinté et frigorifié.

De longs frissons parcourent mon corps trempé. Le Soleil est haut dans le ciel, mais des nuages sombres et lourds de pluie empêchent ses rayons de nous atteindre. Son front se plisse un peu plus en me voyant trembler.

— Nous allons nous éloigner de la rive pour allumer un feu. Nous prendrons le temps de nous réchauffer et de nous restaurer. Nous repartirons une fois secs, ordonne-t-il à la cantonade.

Pourquoi le fait que ce soit lui qui prenne cette décision m'irrite subitement ? Je jette un coup d'œil à Inil qui ne nous attend pas pour s'enfoncer dans les bosquets. Ces paroles ont-elles un fond de vérité ? Je secoue la tête pour me sortir ces idées incongrues de l'esprit. Meranwë m'aime plus que tout, tout comme moi. Son inquiétude est légitime et justifiée. Même si j'ai du mal à me l'avouer, je ne suis pas au meilleur de ma forme depuis un certain temps. Meranwë prend juste soin de moi.

Rasséréné par cette pensée, je saisis délicatement ses doigts et les mêle aux miens. Surpris par ce geste tendre, il reporte son attention sur moi. Je lui offre un sourire reconnaissant. Ses traits se détendent enfin et sa paume brûlante se pose sur ma joue. Je ferme les yeux une seconde pour profiter de ce contact. Instinctivement, je m'approche de lui pour sentir la chaleur qui irradie de son corps. D'une main ferme sur ma nuque, il me colle à lui et m'enferme entre ses bras. Je soupire d'aise, mes tremblements s'apaisent. C'est si bon de l'avoir contre moi. Je niche la tête dans la courbe de son cou, inspirant son odeur...

— Vous vous bougez ou vous restez là ? crache Inil qui a rebroussé chemin et nous fixe avec colère.

Il n'attend pas notre réponse et repart d'un pas furieux. Sardàn nous lance un regard désolé et suit l'enragé.

— Je te préviens, s'il continue à se comporter comme ça, il ne va pas faire long feu, m'annonce mon conjoint.

Je serai presque tenté de ne pas l'en empêcher tellement le comportement d'Inil est désagréable. Je ne reconnais plus mon ami. Une peine lourde et gluante m'étreint la poitrine. Je sais pourquoi il agit comme ça, je ne le sais que trop bien. Je pensais l'aider en l'emmenant avec nous pour cette mission. Je voulais le secouer un peu, lui faire prendre conscience que sa vie n'est pas finie malgré sa rupture avec Sardàn. J'espérais que peut-être... s'ils se voyaient, s'ils s'expliquaient... Leur liaison s'est arrêtée si brutalement. Quatre ans de séparation et de non-dits c'est bien trop long. Je réalise que je me suis sûrement fourvoyé, leur ressentiment est bien trop fort. L'amour a été capable de détruire le mal absolu, pourra-t-il vaincre l'orgueil et la rancœur ?

— Je vais lui parler.

— Je ne suis pas certain qu'il t'écoute...

Meranwë a raison, Inil est encore trop sous le choc du retour de Sardàn pour le faire. Il m'en veut et je le comprends.

— Je vais quand même essayer.

— Je n'en doutais pas un instant, s'amuse-t-il avec un sourire en coin débordant d'amour et de fierté.

Je me penche et dépose un baiser sur ses lèvres provocantes.

— Allons rejoindre nos amis, avant qu'ils ne s'entretuent.

— Tu es la voix de la sagesse !

Il se détache de moi, tout en gardant mes doigts emmêlés aux siens, récupère ma cape au sol et m'emmène dans la direction prise par nos compagnons. Nous les retrouvons une centaine de mètres plus loin, au centre d'une clairière. Sardàn a déjà amassé un tas de branches sèches pour allumer un feu, pendant qu'Inil porte une flasque à sa bouche, en boit une longue gorgée en me jetant un coup d'œil furibond. Il replace la fiole dans sa pelisse étendue à ses côtés et se détourne pour bouder dans son coin, tout en grelottant de froid. Je n'ose l'approcher pour le moment et préfère m'intéresser à la préparation du foyer.

— Nos provisions sont au fond de l'eau, avec nos sacs et la majorité de nos armes, note Meranwë. Nous devons trouver un village pour y refaire le plein et louer des chevaux. Avec un peu de chance, nous obtiendrons aussi des informations sur la reine. Elle a forcément dû s'arrêter quelque part.

— Nous devrons être discrets. Si la rumeur de sa fuite s'ébruite, cela ne l'aidera pas, ajouté-je en proposant à l'Obscur une pierre de feu que j'avais dans une bourse à la ceinture.

Sardàn me remercie d'un hochement de tête et ne tarde pas à créer une étincelle qui embrase les feuillages. Je tends aussitôt les mains vers les flammes. Meranwë se place derrière moi et me frotte les bras pour me réchauffer.

— Une elfe d'une telle beauté et qui voyage seule ne passe pas inaperçue. Même si la traversée du lac a été cahoteuse, elle nous a fait gagner pas mal de temps. Si la reine avance à une allure normale, nous ne devons plus être très loin d'elle. En ne relâchant pas nos efforts, nous la rattraperons demain, dans deux jours maximum.

Je lève la tête et observe les montagnes qui s'élèvent au-dessus de la forêt.

— Mais s'il nous faut deux jours de plus, elle aura le temps d'atteindre les Oromë...

— C'est une possibilité. Nous aviserons quand nous y serons. J'ai bon espoir que si la reine s'y rend sans escorte, c'est qu'ils ne représentent pas de danger. Nous essaierons de glaner des renseignements sur eux lors de notre escale.

— Oui, autant faire une pierre, deux coups.

Il hoche la tête avant de déposer un baiser sur ma tempe.

— Je vais tenter de trouver de quoi nous restaurer. Sardàn, tu m'accompagnes ?

— Bien sûr, Fanthur, s'empresse-t-il de répondre en se redressant.

— Arrête avec ça, rouspète Meranwë en levant les yeux au ciel.

— Pardonnez-moi. Les vieilles habitudes.

D'une bourrade affectueuse, son ancien supérieur le bouscule en riant.

— N'oublie pas : nous sommes juste des amis aujourd'hui. D'ailleurs, nous l'étions bien avant que je ne quitte l'armée.

Un sourire ému lui répond et les deux elfes Obscurs partent en discutant. Leur complicité me fait chaud au cœur. Je sais que l'absence de Sardàn a beaucoup pesé sur Meranwë. Vivre aussi proche de quelqu'un pendant si longtemps laisse des marques et c'est difficile de le voir s'éloigner. Nos vies ont radicalement changé depuis quinze ans. J'ai trouvé l'amour, mais j'ai parfois l'impression d'avoir perdu une petite partie de moi. Je me tourne vers Inil qui n'a pas bougé, grelottant à l'écart du feu. Une boule douloureuse se forme au creux de mon estomac. Retrouverai-je un jour la complicité que nous avions jadis ? Je prends mon courage à deux mains pour m'approcher, bien décidé à crever l'abcès.

— Ne reste pas si loin, tu vas mourir de froid.

— Qu'est-ce que ça peut te faire ? grogne-t-il en se détournant.

— Tu es frigorifié. Viens te réchauffer.

Il marmonne de longues minutes, le corps tremblant, avant de se lever. Il me passe devant, sans un regard, le dos droit et s'affale près des flammes, les mains tendues vers le foyer. Je m'installe à ses côtés. Il me jette un coup d'œil mécontent et se décale pour instaurer une distance entre nous. Je soupire, agacé et peiné par son comportement.

Nous restons sans nous adresser la parole, nous réchauffant peu à peu. Je prends le temps de tordre mes cheveux pour déloger le maximum d'eau et de les attacher en chignon pour éviter qu'ils goutent dans mon cou. Je réalise que je repousse le moment de lui parler, j'ai tellement peur de sa réaction. Je rassemble mon courage et me lance :

— Pardonne-moi Inil.

Surpris, il se tourne vers moi avant de se reconcentrer sur les flammes sans relever. Je décide de ne pas abandonner. Notre amitié n'est pas la seule à être en jeu.

— Je ne voulais pas te blesser. Je pensais que cela t'aiderait...

— Me mentir et me tendre un piège, c'est ta définition « d'aider » ? me rabroue-t-il froidement.

Je note son haleine alcoolisée. Ce n'est certainement pas de l'eau dans sa flasque. Cette constatation augmente d'un cran ma frustration et bien malgré moi, elle se mêle à la colère.

— Arrête de faire l'enfant ! Tu te terres dans ta maison depuis des années, tu ne fais rien de tes journées ! J'espérais juste te sortir de ton apathie. Peut-être que ce n'était pas le meilleur moyen, mais je me disais que le voir te ferais enfin réagir.

Il me dévisage, la stupeur déformant ses traits. Je regrette aussitôt mon éclat de voix. Je soupire ne sachant plus comment lui parler. C'était si simple, si naturel entre nous avant. Tout a changé et j'ai la désagréable sensation d'être devant un étranger aujourd'hui. J'ignore ce qui se passe dans sa tête et ça me perturbe. J'aimerais tellement retrouver mon ami, celui avec lequel je partageais tout, qui était à mes côtés quoi que je fasse, même quand j'ai décidé de partir à l'aventure à l'autre bout du pays.

— C'est simplement que tu me manques... finis-je par avouer. Je voulais retrouver notre complicité d'autrefois. Te retrouver. Je n'avais envie de repartir sur les routes avec personne d'autre que toi, car je te fais confiance. J'y voyais une opportunité de passer du temps ensemble et de renouer avec notre ancienne amitié.

Moi qui croyais que ma confession sincère apaiserait son ressentiment... C'est tout le contraire qui arrive. Une colère brute défigure son visage.

— Tu n'aurais pas eu à me retrouver si tu ne m'avais pas abandonné ! aboie-t-il en se dressant face à moi, rouge de rage.

Estomaqué, je me lève à mon tour.

— Que racontes-tu ? Je ne t'ai jamais abandonné !

— Quinze ans que je te vois à peine et seulement la moitié de l'année quand tu n'es pas à l'autre bout du pays. Dès que ces satanés elfes Obscurs sont arrivés, tu ne voyais plus que par eux. Je n'existais plus et tu as le culot de me dire que je reste enfermé chez moi et que je te manque ?

— Je ne voulais pas te mettre de côté, mais j'ai ma vie avec Meranwë et...

Il éclate d'un rire sans joie qui me soulève le cœur. L'elfe qui se tient face à moi n'est plus le Inil que je connais.

— Sardàn, Meranwë et toi, vous n'êtes pas mieux les uns que les autres. Vous êtes tous partis pour vivre de votre côté et vous m'avez laissé seul ! Vous n'êtes pas des amis. Quand tu es apparu à ma porte ce jour-là, j'ai vraiment cru pendant une minuscule seconde que, peut-être, je te manquais et que tu étais venu me voir spécialement, que notre attachement avait une importance pour toi. Comme je me suis trompé.

— Inil... Tu fais fausse route. Tu comptes pour moi. Tu es mon meilleur ami...

Il me fixe avec un tel mépris que les larmes me montent aux yeux.

— Je vais continuer cette mission pour la reine et parce que nous sommes déjà trop loin pour faire demi-tour. Cependant, n'essaie même pas de trouver de nouvelles excuses pour te faire pardonner. Tu m'as profondément blessé et le pire c'est que ça ne date pas d'aujourd'hui. Au lieu de passer du temps avec moi, de me parler, tu as préféré la ruse et le mensonge. Ça aurait été plus simple pour toi, n'est-ce pas, que je me remette avec Sardàn ? Au moins, tu aurais pu retourner à ta petite vie tranquille avec Meranwë. Pas de chance pour toi, ça n'arrivera jamais.

La culpabilité me percute de plein fouet et me coupe le souffle.

— Inil... le supplié-je. Je suis désolé...

— Tout est clair pour moi à présent. Je sais que notre amitié est morte. Dès que nous rentrerons, je ne veux plus jamais vous voir. Aucun de vous.

Sur ces mots, il s'éloigne à travers bois et me laisse complètement chamboulé. 

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