Chapitre 1 - Des cris et de l'huile
Des cris. Trop de cris.
Je me hâtai d'éponger cette mare rouge qui ne cessait de sortir de son corps. Les cris d'épouvantes des jeunes femmes autour de moi ne m'aidaient pas à me concentrer.
J'essuyai avec mon bras les gouttes de sueur qui perlèrent mon front. La situation était délicate.
« Apportez-moi plus de linges et de l'huile ! »
Quand je vis qu'elles ne bougeaient pas, terrorisées par le spectacle que je leur offrais, je leur criai dessus. La matrone les expulsa dehors, et j'espérai sincèrement qu'elles reviendraient avec les objets demandés.
Avec cette femme aux cheveux bruns qui régnait en terreur sur les femmes du château à mes côtés, je continuai d'éponger le peu de sang s'écoulant encore. Je m'emparai ensuite d'une dague dont je chauffais la pointe au feu ardent de la cheminée. Le fer fut enveloppé d'une couleur rougeâtre que j'appréciais. Si la belle endormie ne se réveillait pas, j'allai devoir l'ouvrir. J'espérai sincèrement ne pas à avoir recours à cette méthode.
À mon grand soulagement, les femmes revinrent avec les draps et l'huile. Je m'enduisis les avant-bras de la substance visqueuse et collante puis plongeai une main dans l'ouverture sombre et étroite. Des hoquets de stupeur suivirent ma démarche, mais je ne les écoutais plus.
Je remarquai la chaleur de l'antre et enfonçai plus profondément ma main. Je touchai enfin une surface gélatineuse. Je pris cette surface et la tournai pour qu'elle se décoince. Enfin vers la sortie, je retirai la partie étrangère de son corps et laissai la tête passée doucement par le passage étroit.
Heureusement, ce fut à ce moment-là que la jeune mère se réveilla en poussant un cri strident. La matrone se précipita sur la femme et lui tint la main qu'elle pressait avec force.
« Élisabeth, calme-toi, tout va bien, dis-je à la patiente. Elle me regarda enfin avec de grands yeux apeurés.
– J'ai mal, souffla-t-elle.
– Je sais, mais c'est bientôt fini. À chaque fois qu'il y aura une contraction, il faudra pousser, d'accord ?
– Non, non, non... » murmura-t-elle affolée.
Ses pleurs redoublèrent, mais je n'eus pas le temps de lui parler, car une contraction vint nous déranger.
« Poussez ! » cria la matrone, autoritaire comme à son habitude.
Après quelques minutes de souffrances, les endorphines firent effet. Et les cris des bambins envahirent la chambre. Toutes les femmes laissèrent leurs joies exploser avec des rires et des accolades. Je laissai la matriarche et les autres femmes s'occuper du placenta et des jumeaux qui venaient de naître. Ils devaient subir des rituels spécifiques.
Les nouveau-nés furent nettoyés dans un bain de rose et d'autres fleurs tandis que la mère fut changée elle aussi. J'avais laissé le placenta au soin à la matrone. J'espérai qu'aucune infection ne se manifesterait plus tard. De mon côté, j'essayai tant bien que mal d'enlever toute l'huile qui ornait mes bras, tout en lavant mon visage taché de sang. Par contre, ma robe était fichue. Même un lavage à l'eau froide ne ferait pas partir les taches rouges.
« Merci, » chuchota Élisabeth.
Je me retournai pour la voir avec ses petits dans les bras. Elle était radieuse, malgré ses cernes grises surplombant son joli visage. Je souris, puis m'avançai pour voir ma nièce et mon neveu. Encore roses, ils avaient les yeux fermés et ne faisaient plus autant de bruits qu'avant.
La vieille femme reprit du poil de la bête et lança des ordres à tout-va aux femmes. Elles s'exécutèrent et se hâtèrent de ranger la pièce et de rassembler les vêtements ensanglantés dans un coin de la chambre, et bien sûr, à l'abri du regard de Dame Élisabeth.
Épuisée et heureuse, je sortis de la chambre en prétextant une fatigue. J'ouvris la porte et me confrontai à une certaine fraîcheur. Je titubai en marchant dans le couloir éclairé par des torches. Arrivée dans une autre pièce plus illuminée, je bâillai et m'étirai de tout mon long. Soudain, en fixant les personnes devant moi, je m'arrêtai les bras en l'air.
« Que faites-vous encore là ? » demandai-je, étonnée.
Le visage apeuré d'un homme aux mêmes cheveux sablés que les miens me fixa. Il n'arborait pas souvent cette figure si vulnérable. Il était le seigneur après tout. Il devait faire en sorte d'être toujours présentable même dans les situations les plus critiques. Mais il avait laissé cette étiquette pour se présenter comme un simple homme devant moi.
« Élisabeth ? Comment va-t-elle ? »
Les quelques chevaliers et conseillers du seigneur attendaient ma réponse avec avidité. Chaque mot que j'allais prononcer semblait vital. Aussi décidai-je de les faire patienter un peu.
« On ne vous a pas encore informés ?
– On ne nous a rien dit, déclara un conseiller avec agacement.
– Je croyais que la matrone avait envoyé quelqu'un pour vous avertir, soufflai-je à voix haute.
– Personne n'est venu ! Maintenant, dites-nous ce qu'il s'est passé, je vous prie ! s'écria un autre conseiller qui perdait patience.
– Ne lui parlez pas sur ce ton ! Dois-je vous rappeler que vous vous adressez à la princesse de ce royaume ? » gronda doucement la voix du seigneur du château.
Je lui touchai le bras pour qu'il se calme. Cette colère ne lui servait à rien et ne faisait qu'alimenter son attente insoutenable. Il croyait au pire comme la plupart des personnes de cette époque. Les femmes et les nouveau-nés qui mourraient à la couche étaient fréquents et désolants. Si les conditions étaient plus hygiéniques et les connaissances sur l'anatomie plus poussées, j'étais convaincue que des milliers de nouveau-nés et de mères pouvaient être sauvés.
« Félicitations, tu es père d'une fille et d'un garçon, » annonçai-je avec un sourire.
Son visage s'illumina et ses yeux scintillèrent d'un éclat plus vivant.
« Et Élisabeth ?
– Et Élisabeth se porte très bien. Elle est juste fatiguée, donc ménage-la un peu, » dis-je en lui mettant une tape sur l'épaule.
Il se précipita avec un grand sourire vers la chambre tandis que j'éclatai de rire.
Les conseillers montrèrent aussi leurs joies entre eux en s'envoyant de vifs hochements de tête et des poignées de mains.
Je continuai mon chemin vers ma chambre pour pouvoir enfin me dévêtir et surtout enlever cette odeur de sang séché, d'huile, et de peur.
Une peur que j'avais pris soin de cacher jusqu'à maintenant. Je rentrai dans ma chambre, et aperçus que le feu crépitait déjà dans son âtre.
Je me dirigeai vers le miroir puis fermai les yeux face à mon reflet. J'avais l'air d'une femme hystérique. Mes cheveux blonds former en chignon laissaient échapper d'innombrables mèches. Je pris une dague et coupai le corset en deux. Je retirai la robe encombrante et tachée pour la jeter à terre. Je vis tout le sang qui restait encore sur ma fine robe blanche qui servait de dessous.
Des larmes s'échappèrent de mes yeux aux iris bleus. Bientôt, un torrent de perles brûla mes joues et mon visage se crispa sous la douleur.
J'avais failli la perdre. Elle allait peut-être mourir. Ils allaient mourir. Et moi j'aurais échoué en laissant mon frère dans une profonde dépression. Je pouvais bien imaginer ce qu'il adviendrait. Un règne sombre et dictatorial.
« Ah ! » s'écria une voix qui m'était familière.
Une petite femme aux formes généreuses me prit dans ses bras.
« Elle allait mourir, Elena, bégayai-je en tremblant.
– Mais, vous l'avez sauvé. Elle et ses enfants. Ils sont en vies. »
Elle se balança d'avant en arrière tout en m'entraînant avec elle. Mes sanglots diminuèrent petit à petit pour s'effacer complètement. Elle essuya mes joues puis m'incita à me lever. J'avais relâché toute la tension dans mon corps et me sentais plus légère.
Elle me déshabilla et m'invita à rentrer dans le bain d'eau chaude qu'elle avait coulé pour moi. Je me détendis et me lavai le corps tandis qu'elle s'occupait de mes longs cheveux emmêlés et sales. Elena était ma femme de chambre, celle qui s'était occupée d'Ambre Stewall depuis sa naissance.
Moi, Ambre, m'était réveillée dans ce corps de jeune fille deux années plus tôt. Après un accident où le seigneur croyait que j'étais morte, je m'étais introduit dans le corps de la jeune Ambre. C'était ainsi que nos voyages fonctionnaient. Nous nous réveillions dans un nouveau corps aux différentes caractéristiques physiques et dans un Nouveau Monde dont on ne connaissait rien.
Heureusement, j'avais atterri dans un monde où l'époque était semblable à notre Moyen-Age. Je n'étais donc pas trop dé-paysager. De toute manière, en me réveillant, j'avais feint une amnésie partielle. Ainsi, j'avais pu tout réapprendre concernant les mœurs et coutumes du pays. J'étais avide de connaissances, donc cela ne me dérangeait pas. Mais je n'étais plus l'Ambre qu'ils connaissaient tous. Pour eux, j'avais changé. Et ce fait me désolait, parce que leur Ambre était morte et ne reviendrait plus jamais.
Après avoir ôté toute mauvaise odeur, je remerciai Elena et lui dit que je souhaitais dormir. Elle comprit, et s'en alla en me couvant de tendres baisers.
Le lendemain, Elena vint ouvrir les lourds rideaux couvrant les fenêtres tout en s'égosillant. Elle m'avait apporté de quoi bien manger ne m'étant pas nourrie hier.
Ce rituel se faisait tous les matins malgré mes protestations. Je sortis enfin de ma chambre pour m'aventurer dans la salle du trône où mon frère y était sûrement. Ou peut-être pas. Après tout, les jumeaux qu'il avait eus devaient prendre tout leur temps maintenant. Je souris à cette pensée.
J'avais changé leurs destins. Ou eu moins fait avancer leurs vies dans le bon sens. C'était pour cela que j'avais été envoyé ici. Pour changer un tant soit peu leurs vies.
À chaque arrivée sur un Nouveau Monde, je devais retrouver le « héros » de cette histoire. Ce pouvait être un homme ou une femme, et je devais l'aider à accomplir sa mission, sa destinée, ou que sais-je d'autre. Malheureusement, je n'avais plus aucun souvenir des mondes que j'avais visité auparavant. À chaque fois que nous arrivions devant le Destin, nos souvenirs étaient effacés. Donc seule la mémoire de notre monde d'origine était présente dans nos esprits.
C'était un handicap tout comme un avantage.
En voyant mon frère assis sur le trône et gardant ce visage concentré en écoutant ses deux conseillers, je soupçonnai qu'il était le héros de cette histoire, mais je n'avais aucune certitude pour le moment. Je devais l'aider à accomplir une grande chose. Étant donné qu'il était seigneur peut-être que gagner une guerre suffirait ?
Parfois, je déprimai n'arrivant pas à l'aider du mieux que je le pouvais.
Le seigneur leva la tête vers moi et me sourit tendrement. Je lui rendis son signe d'affection tout en marchant vers lui. Les deux conseillers restèrent en retrait tandis que je montais les marches.
« Comment vas-tu ? demandai-je à ce jeune père.
– Bien, mais Élisabeth semble dépasser. Deux enfants...
– Oui, ça peut être éprouvant, mais vous allez vous en sortir, l'encourageai-je.
– Merci, Ambre. Pour tout. »
Un grand sourire fendit mon visage. Ses remerciements me touchèrent. Ce n'était pas souvent qu'il utilisait mon nom et surtout qu'il me remerciait devant tout le monde.
« Mais, je dois te parler d'une chose qui pourrait te déplaire, annonça-t-il prudemment. Je le sentis revêtir son masque de Roi et non plus de frère aimant et chaleureux.
– Qu'est-ce ?
– Un... bal est organisé par un seigneur d'une contrée lointaine..., commença-t-il.
– Non, je n'irai pas à ce bal, refusai-je avec clarté, mais il continua son discours.
– En me renseignant, j'ai pu connaître que toutes les jeunes femmes non mariées ont été conviées à cet événement pour... danser, expliqua-t-il comme si c'était une idée saugrenue.
– Très bien, donc ce n'est pas nécessaire que j'y aille.
– Au contraire, je pense que ce bal masqué te changera les idées. Cela fait deux années maintenant... »
Je fermai les yeux sachant où il voulait en venir. Deux ans auparavant, un tragique accident avait causé la mort de mon mari. Ou plutôt du mari de la vraie Ambre, celle dont je possédais le corps. Et c'était aussi à cette même date que la vraie Ambre était morte et que je l'avais remplacé.
D'après ce que j'avais compris, c'était un mariage arrangé, mais au bout de quelques mois, les deux mariés s'étaient aimés. Finalement, peut-être que c'était une bonne chose qu'elle soit morte aussi. Elle et son mari. Ensemble.
Étant dans mes songes, Alexandre vint me secouer les épaules avec douceur, inquiet de mon attitude.
« Je suis désolé, déclara-t-il.
– Ce n'est rien. J'irai à ce bal, si c'est ce que tu veux, » déclarai-je à sa stupéfaction.
Satisfait, il sourit, puis repartit à ses occupations seigneuriales.
Il ne devait ignorer ce qu'était vraiment un bal, comme la plupart des personnes de cette époque. Ce fait me prouva que mon compagnon de voyage ou un autre couple de voyageurs avait organisé cet événement. Je devais absolument m'y rendre. Peut être retrouverai-je mon vrai frère.
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