Chapitre 3-Maman

Ma fille a disparu. Ces quatre mots résonnent dans ma tête comme le marteau sur l'enclume du forgeron. Chaque coup me fait trembler un peu plus, et chaque coup menace de me briser le crâne et le cœur en mille morceaux. La police est chez moi depuis une demie heure, et c'est à peine si elle est parvenue à me faire sortir plus de trois mots de la bouche. Mon ex-mari l'a emmenée à Yverdon, passer un moment avec elle. Ils ont logé dans un hôtel en ville, ils se sont couchés normalement. Mais le matin en se réveillant, Mia n'était plus avec lui dans la chambre. Je ne comprends pas ce qui a pu se passer, et d'après les dires de la police, lui non plus. Elle ne serait jamais sortie seule, ce n'était pas la première fois qu'elle se retrouvait dans un hôtel. Pourtant, les policiers dans mon salon penchent pour cette option, car la porte n'a pas été forcée.

- Madame, je sais que vous traversez un moment difficile, mais les premières heures sont cruciales lors d'une disparition. Les chances de retrouver votre fille diminuent d'heure en heure. Nous aurions besoin d'une photo de Mia, la plus récente possible, et où elle est facilement identifiable. Nous aurions également besoin que vous répondiez à certaines questions concernant les habitudes de votre fille, dans le cas d'une fugue. Je sais que vous ne penchez pas pour cette option, mais nous ne pouvons pas l'écarter.

La policière qui me parle a réellement l'air de se préoccuper du sort de mon bébé, mais elle ne semble pas comprendre ce que cela signifie pour moi. Elle est perdue, seule, apeurée, en danger, à la merci de tout et de tous, dans une ville qu'elle ne connait pas. Peut-être n'y est-elle-même plus, peut-être est-elle déjà en Egypte, en Chine ou je ne sais où, victime d'un trafic international d'enfants. Peut-être même pire. Pendant que toutes ces pensées me tournent dans la tête, je réponds aux questions, de manière mécanique, l'esprit relayé au second plan. Devant mes yeux, je ne vois que l'image de ma fille enfermée dans une cave, terrifiée, couverte de sang, aux portes de la mort. On me demande si je souhaite émettre un avis de recherche dans les journaux locaux, quels numéros on peut mettre pour me joindre. Je commence à remplir de la paperasse, à signer des documents dont j'ignore le contenu. Je n'ai aucune conscience de ce qui se passe. Uniquement cette image, qui s'intensifie au fil des papiers qu'on me présente. Pour une raison qui semble m'échapper, les policiers m'emmènent avec eux. Ils ont probablement dû m'en expliquer la cause, mais elle n'a pas atteint mes oreilles, encore moins mon cerveau.

Une fois au poste de police, je me retrouve assise sur une chaise, dans une petite pièce bleue, à la luminosité agréable. Elle me procure une sensation d'apaisement. C'est le premier moment de calme que j'ai depuis ce matin. Le silence environnant bourdonne plus fort que le bruit et l'agitation que je viens de vivre, comme un acouphène. Mais je préfère de loin cela. Enfin je respire. Le flot déferlant de pensées commence à se calmer, comme si les murs pouvaient me protéger du monde extérieur. Ça ne dure que peu de temps. Très vite, un policier vient briser ma bulle de sécurité en entrant dans la salle, accompagné de mon ex-mari. Il nous explique qu'il doit encore nous poser quelques questions et nous demande si ça nous dérange d'y répondre ensemble. Dans une situation normale, j'aurais refusé. Je n'ai plus rien à lui dire, et moins j'ai de contact avec lui, mieux je me porte. Mais maintenant, ça ne compte pas. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour retrouver ma fille.

Ce nouvel interrogatoire me semble durer des heures. Que portait-elle ? Où aime-t-elle aller ? Avait-elle une raison de fuguer ? Est-ce que quelqu'un lui voulait du mal ? Ou à nous ? Cette dernière question me laisse perplexe.

- Pourquoi à nous ?

- Ce n'est qu'une supposition, bien évidemment, me répond le policier en se grattant la moustache, mais il arrive parfois qu'une personne s'en prenne à un enfant pour se venger des parents. Ou pour obtenir quelque chose en échange. Connaissez-vous quelqu'un qui pourrait être dans cette situation ?

- À part lui, dis-je en pointant du doigt l'homme que j'ai épousé dans ce qui me parait être une autre vie, je ne vois pas.

Je suis prise d'un rire nerveux, accablée par la fatigue et le désespoir.

- Comment ça ? Qu'est-ce que vous voulez dire ?

Je regarde l'agent de police, sidérée qu'il apporte tant d'importance à ce que je viens de dire. Je n'étais pas sérieuse, j'ai juste laissé ma rancœur envers lui s'exprimer un peu trop librement. C'est ce que je lui explique. Je lui dis pour le divorce, les longues années de dispute, la haine que nous nous vouons l'un à l'autre depuis quelques temps. Je lui parle même de sa schizophrénie. Pas très importante, tant qu'il prend ses médicaments. Je ne sais pas pourquoi je dis tout ça. Ça me sort juste de la bouche, comme si le flot de pensées qui m'envahit depuis ce matin venait de trouver une sortie. Tout se déverse. Le policier écoute attentivement. On dirait que chaque mot que je prononce est une piste de la plus haute importance pour retrouver Mia, alors que ce n'est pas le cas. Je suis juste en train de relâcher toute la pression qui s'est accumulée en moi depuis trop longtemps, au mauvais moment, au mauvais endroit et devant les mauvaises personnes. Mon ex-mari garde les yeux fixés sur la table pendant tout mon laïus. Il ne dit rien, et aucune expression ne traverse son visage. Cette froideur ne lui ressemble pas. D'habitude, il se laisse facilement emporter. Là, il commence presque à me faire peur. On dirait une statue, le regard sévère, les traits figés, à jamais sculptés dans la pierre. Quand enfin je m'arrête de parler, le policier se tourne vers l'homme à ma droite et lui demande s'il prend bien ses médicaments. Je m'apprête, pour une raison que j'ignore, à le défendre, en demandant le rapport avec la disparition de ma fille, quand il dit, d'une voix tellement neutre et dénuée d'émotion qu'elle me donne des frissons dans le dos :

- Non.

Nous restons tous un moment silencieux, à nous regarder, incrédules. Je laisse le temps à sa réponse de monter jusqu'à mon cerveau, que j'imprègne les conséquences de ce que cela veut dire.

- Quoi ? Comment as-tu pu ? Quand tu étais avec notre fille ? Et si tu avais eu une crise ? Si quelque chose s'était passé ? D'ailleurs quelque chose s'est passé ! Tu te rends compte que c'est de ta faute ? Sans tes médicaments tu n'es pas capable de gérer une enfant !

Je suis en train de crier, les larmes aux yeux, et lui, tout ce qu'il trouve à faire est de continuer à fixer la table, avec son air de statue. Le policier doit sentir que je suis à bout, car il me fait sortir de la salle et demande à sa collègue de me ramener chez moi. Juste avant que je parte, il me dit de me reposer, que nous finirons demain, qu'il a tout ce dont il a besoin pour l'instant, et que, bien sûr, il me préviendra s'il a la moindre nouvelle.

Nous sommes dimanche. Cela fait plus de 24 heures que Mia a disparu. Je n'ai eu aucune nouvelle depuis hier. Je n'ai pratiquement pas dormi de la nuit. Comment aurais-je pu ? J'ai pourtant essayé, mais je n'ai fait que me retourner dans mon lit, traversée de sueurs froides et de sursauts au moindre bruit. Ce n'est qu'à 16h48 que quelqu'un sonne enfin à ma porte. Je me précipite dessus, comme un chien affamé à qui on présente un morceau de viande. C'est le policier d'hier, celui de la salle bleue. Il est accompagné de la gentille femme qui m'avait ramenée après ma crise de nerfs. Je suis d'abord pleine d'espoir. S'ils sont là, c'est qu'ils ont du nouveau. Mais quand je regarde plus attentivement leurs expressions du visage, je comprends que quelque chose ne va pas. L'homme est résigné, mais tellement sérieux, avec ce qui me semble être un océan de tristesse dans le regard. La femme, elle, à l'air de vouloir se trouver partout ailleurs, mais pas ici. Comme si au moindre mouvement brusque, elle allait partir en courant.

- Qu'est-ce qui se passe ? Où est ma fille ?

- Madame, dit le policier, la voix deux octaves plus basses qu'hier, vous devriez vous asseoir.

Tragédie dans une famille lausannoise

Un drame s'est produit durant le weekend dernier. En effet, une jeune fille du nom de Mia Vilya avait disparu lors de la nuit de vendredi à samedi. Elle séjournait avec son père à l'hôtel des Bains, à Yverdon, lorsque la tragédie a eu lieu. L'enfant a été retrouvée morte dans la Thièle ce lundi. Ce qu'on aurait pu prendre pour une simple noyade au premier abord s'est en fait révélé être un meurtre, commis par le père de la fillette, âgée alors d'à peine plus de huit ans. Après avoir questionné les parents, les enquêteurs se sont rendus compte que Mr. Vilya souffrait de schizophrénie, et qu'il avait arrêté de prendre ses médicaments depuis un certain temps. Ils ont alors demandé une consultation avec un psychiatre, qui a permis l'obtention des aveux du coupable. Il se trouve que l'homme venait de se séparer de sa femme, la mère de l'enfant, et que cela a été un traumatisme pour lui. C'est à partir de ce moment qu'il a cessé de se soigner. Dès lors, selon ses dires, une violente haine et un désir de vengeance se sont installés en lui, ainsi que la cruelle envie de garder sa fille pour lui et de la protéger de sa mère, qu'il tenait pour responsable de son malheur. Il a donc décidé de lui prendre son enfant, chose qui semblait résoudre tous ses maux. Cela lui octroyait sa vengeance et lui permettait de garder à jamais sa fille pour lui, en souvenir. L'homme a déclaré avoir drogué l'enfant, puis l'avoir vêtue de sa robe préférée, une petite robe rouge avec des cerises sur la jupe, afin qu'elle puisse passer l'éternité dans sa plus belle tenue. Il l'a ensuite enveloppée dans un grand sac de toile, dans lequel il a ajouté des pierres, puis l'a jetée dans la Thièle.

Tous les faits affirmés par Mr. Vilya se sont avérés corrects, selon la police. La petite fille a bel et bien été retrouvée dans la Thièle, dans la robe décrite plus tôt, avec des traces de GHB dans le sang. Le sac de toile a été découvert dans les heures qui ont suivi, en amont de la rivière. Toutes nos pensées se tournent vers la mère de la petite, Mme Vilya, qui doit traverser cette terrible épreuve.

Morte. Mon bébé est. Morte. Ce mot tourne en boucle dans ma tête. Morte. C'est impossible. Ce n'est pas un adjectif qu'on peut utiliser pour la décrire. Elle qui est toujours si pleine de vie, si chaleureuse. Morte. Morte. Morte. Plus je me le répète, plus sa réalité m'écrase, me coupant le souffle. J'ai comme un trou qui se forme dans ma poitrine, qui grandit à chaque seconde, détruisant tout à l'intérieur de moi. J'ai envie de crier. Je crie. Tout est devenu noir, tout se résume à mon cri. Je veux faire sortir ce trou de mon être, mais je n'y arrive pas. Des larmes coulent sur mes joues, torrents de douleur et d'incompréhension du monde. Comment a-t-il pu faire ça ? À sa propre fille ? Tout cela est de ma faute. Si je n'avais pas demandé le divorce, si je ne l'avais pas cherché, Mia serait encore en vie. Elle serait là, riant devant un dessin animé, faisant un puzzle, ou je ne sais quoi. N'importe quoi d'autre que.

Morte.

Morte.

Morte.

Bien après que les policiers soient repartis, je n'arrive toujours pas à bouger. Je suis roulée en boule dans mon lit. Chaque respiration est un enfer, une torture. Pourquoi je respire, moi, et elle pas ? Je donnerais tout pour que ce souffle soit le sien, et non le mien. Ils m'ont dit d'appeler quelqu'un, de ne pas rester seule. Mais je n'y arrive pas. Je n'arrive pas à lever le bras pour prendre le téléphone, je n'arrive pas à ouvrir la bouche pour parler. Je n'arriver même plus à pleurer. Je suis éteinte, frissonnant dans l'obscurité de ma chambre. Je fixe la photo de nous sur ma table de chevet. Juste nous deux. Elle a été prise le jour où je l'ai emmenée à Europa-Park pour la première fois, il y a moins de six mois. Elle était si pleine de vie, si heureuse. Son sourire, sur cette photo, est la plus belle chose au monde. Tout son être respirait le bonheur. Ses yeux, qui brillaient de l'étincelle la plus pure au monde, ses petites dents de devant espacées, lui donnant une petite bouille de lapin. Et sa robe. Cette fameuse robe. Même les cerises semblaient déborder de bonheur. Maintenant, tout ça est parti. Tout ça est mort. Et c'est moi qui l'ai tuée. C'est de ma faute. Comment pourrais-je vivre avec le poids de ce que j'ai fait ? Comment pourrais-je vivre dans un monde où elle ne vit pas ?

Mort tragique d'une lausannoise

Il y a environ six mois, une tragédie a ébranlé le canton de Vaud. Une enfant de huit ans a été assassinée par son propre père, Mr. Vilya. Hier dans la soirée, le corps de la mère a été retrouvé, sans vie, dans son appartement en banlieue lausannoise. La femme s'est suicidée, à l'aide d'une forte dose de cachets. Une lettre a été trouvée sur la table de chevet, à côté d'une photo de l'enfant, dans laquelle elle expliquait les motivations de son acte. Elle n'a pas supporté ce qui est arrivé à sa fille. Pour des raisons évidentes de confidentialité et par respect pour la défunte femme, nous ne publierons pas ladite lettre. Nous envoyons tous nos vœux de soutien à la famille Vilya, qui a déjà dû traverser tant d'épreuves.

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