Prologue : La Glorieuse Fédération Terrienne

Les vagues claquaient en une cacophonie dissonante.

La mer d'ombres tournoyait en une frénésie proche de la tempête.

Dans les abysses, toute une vie bioluminescente se mouvait au gré de violents courants. Elle s'amassait autour de masses plus sombres, aux allures de récifs, avant de nager vers d'autres pairs. Leurs éclats, bien trop frêles, peinaient à déchirer les flots de ténèbres. Ce qui n'était nullement le cas de deux soleils incandescents, flottant au-dessus des obscurs remous. Les firmaments se canalisaient en puits de lumières aveuglantes. Ils convergeaient vers un même point, si bien qu'un unique îlot émergeait de l'océan de noirceur.

Les rayons de clarté frappaient un imposant bureau. Ils ricochaient contre la surface de bois verni pour lécher les contours d'un buste et d'un visage. Si le costume monochromatique happait le moindre photon à sa portée, la chevelure poivre et sel ainsi que la barbe grisonnante scintillaient de mille éclats. Cette pilosité chatoyante n'éclipsait nullement le regard anthracite de leur porteur. Rien ne le pouvait : les iris aux profondes pupilles flamboyaient avec une incommensurable bienveillance, tels des phares dans la nuit.

Quant aux filets de lumière qui évitaient l'homme, leur course se terminait sur d'épais rideaux de velours aux teintes azurées et opalines. Un drapeau, arborant les mêmes couleurs, se déployait en travers du tissu. Il représentait un aigle, majestueux, ceinturant la Terre de ses ailes en une pose protectrice.

— Monsieur le Président ?

L'homme derrière le bureau releva la tête. Il devina la silhouette du technicien parmi l'océan de pénombre, derrière les projecteurs.

— Vous serez à l'antenne dans moins de trente secondes, Monsieur le Président.

— Bien. Très bien.

Léopold Nikolaï se redressa dans son siège de cuir noir. En un geste inconscient qui fit certainement crisser les maquilleurs, il ne put s'empêcher de passer une main dans son abondante chevelure pour la plaquer en arrière. Puis il se remémora brièvement les grands axes de son discours. Lorsqu'il fut certain que chaque mot, chaque tournure se trouvaient bien au chaud dans sa tête, prêts à jaillir de sa gorge, il poussa un profond soupir afin de s'aider à garder sa sérénité.

Son regard s'ancra sur la diode de la caméra qui clignotait d'une lueur écarlate.

L'ouragan qui agitait l'équipe technique se dissipa en un silence concentré.

Tout s'immobilisa.

La lumière vira au rouge continu.

La barbe grisonnante s'ouvrit en un sourire éclatant.

— Citoyens et citoyennes de la Terre, en cette année, célébrons la plus belle réussite de l'humanité. En ce jour, célébrons le premier siècle de notre union mondiale. En cette heure, célébrons notre glorieuse Fédération Terrienne.

La voix, chaude et agréable, coulait, aussi sirupeuse pour les oreilles qu'un miel sonore.

— Rendons-lui hommage avec les honneurs, car notre nation bien-aimée n'est pas seulement notre berceau, mais aussi notre avenir. Par sa volonté de paix, elle ne s'est pas contentée de mettre un terme à la troisième guerre mondiale, elle nous a élevés vers un idéal de paix et de sécurité. Par sa volonté d'union, les tribus éparses d'antan ont fusionné en une société d'harmonie. Par sa volonté de progrès, les ruines de l'âge d'or se sont magnifiées en gigapoles technologiques.

Les globes dans le noir ne parvenaient à se détourner du magnétisme de Léopold Nikolaï. Ils oscillaient à chaque pause, en un courant d'assentiment unanime. Grâce à ses allures de vénérable patriarche, le président du monde inspirait, même à travers un écran ou des haut-parleurs, une confiance inébranlable.

Comme seul un parent peut en susciter chez ses enfants.

Une aptitude unique, que bon nombre de ses confrères et opposants lui jalousaient, et qui lui avait valu l'affectueux surnom de « Père des Terriens ».

— Mais il serait injuste de ne flatter que notre Fédération Terrienne pour ces évolutions sans précédent. Après tout, qu'est-ce qu'une nation sans les individus qui la composent ? Je vous l'affirme sans sourciller : rien. Rien d'autre qu'un vide conceptuel. Un néant d'idéal. Un vent stérile.

Un index pointa le verre de la caméra.

— Tout cela, c'est grâce à vous. Des antiques mégalopoles européennes aux centres agricoles africains, des gratte-ciels américains qui tutoient les nuages aux gigapoles asiatiques bariolées de lumières, des cités-usines océaniennes aux villes d'extraction orientales. Vous êtes la Fédération Terrienne. Vous incarnez son tissu vivant. De l'abstrait, vous l'articulez au réel. Par vos voix. Vos concepts. Vos choix. Et vos actes. C'est avec solennité que je vous demande, qu'ensemble, nous continuions de tisser le futur.

Le visage patriarcal s'assombrit. Le regard se fit perçant, comme pour chercher à travers les écrans et les ondes les âmes de toute une planète. Même la voix de miel se cristallisa, en vibrations plus lentes, plus graves, plus rêches.

— Malheureusement, certaines personnes ne trouvent pas leur place dans ce maillage d'unité. Ils tentent de refermer leur prise sur l'un des fils et de tirer pour nous séparer les uns des autres. Pour détricoter notre glorieuse nation. Pour nous détruire, dans la profondeur de notre essence. Ils argueront de motivations diverses et variées qui, systématiquement, se révéleront saugrenues, incohérentes, aberrantes au moindre examen. Penchons-nous, par exemple, sur les mouvances qui ont récemment secoué les régions indiennes. Sur les insurgés de Himachal Pradesh, dont la brutalité sans borne se justifiait par une appétence d'indépendance.

La tête oscilla avec une lenteur délibérée de gauche à droite.

— Ces sombres énergumènes souhaitaient rendre aux territoires indiens leur statut de nation indépendante en recouvrant la souveraineté passée de leur état. Ceci, afin de s'extraire d'une chimérique aliénation de notre douce Fédération. Ceci, sans se rendre compte qu'ils s'embourbaient eux-mêmes dans la folie du nationalisme. Ce spectre du passé, dont la résurrection serait synonyme d'escalade de la haine. Un spectre aux ombres de violence qui nous précipiterait de nouveau vers la préhistoire de l'homme. Cette époque, pas si lointaine, où nous nous divisions en hordes stériles, où les intérêts divergents de pays abscons s'entravaient les uns les autres, où leurs dirigeants se déchiraient par masses humaines interposées, où l'humanité, tiraillée de tous côtés, aurait été incapable de s'élever vers les firmaments qui sont les nôtres.

Les traits affaissés par la réprobation et la déception se durcirent. La gorge elle-même se contracta, au point d'affûter la voix en une lame tranchante :

— Ces terroristes – car ne vous y trompez pas, ce sont des terroristes ! – sèment la peur dans nos esprits avec le vil dessein d'y voir germer la discorde ! Contrairement aux a priori, leur plus grande arme n'est pas la violence, mais la dissension ! Ils n'ont besoin que d'une fissure dans notre union mondiale pour y déverser le fiel de leur terreur, le poison de leurs idées ! Pour que la fissure devienne fracture, que la fracture devienne schisme et que le schisme devienne leur !

Grâce aux faibles lueurs électroniques, des bouches pincées, des lèvres mordues et des yeux exorbités flottèrent brièvement dans les flots de ténèbres. Ces éclats de terreur s'accrochaient sans exception au président du monde. Ils en attendaient la solution qui les ramènerait à un état de quiétude.

Tel devait-il en être dans tous les salons, les espaces de travail et les avenues de la Fédération Terrienne.

— Citoyens et citoyennes, martela Léopold Nikolaï avec une profonde gravité, ne devenez pas cette fissure. Ne laissez aucune friche de libre dans vos esprits. Ne permettez à aucune mauvaise herbe d'infester les idéaux de notre Fédération. Soyons tous vigilants ! Car si les nationalistes ou les anarchistes des Terres Désolées sont les périls les plus tangibles, d'autres se fondent insidieusement parmi nous : les anti-technologies, les adeptes des vieilles sectes, les prosélytes d'un autre âge, les manifestants illégaux, les géniteurs multiples... Bref, vous l'aurez compris, tous les contrevenants à nos si justes lois.

Le buste se redressa, se gonfla, s'épaissit dans l'élégante veste noire. Il s'érigea en un mur inébranlable, un rempart indéfectible contre toutes les vilenies. Le père des Terriens, par sa simple stature, ce menton droit et cette pose protectrice digne de l'aigle qui le surplombait, fit courir une brise de sérénité et de confiance sur la planète.

— Pourtant, n'ayez aucune crainte, mes chers compatriotes. La Fédération Terrienne est là pour vous. Et tant que vous aurez foi en la Fédération, rien ne pourra vous atteindre. N'oubliez jamais que la seule chance de succès de ces fanatiques ne peut jaillir qu'à travers le prisme de nos échecs. Dès l'instant où nous nous déchirerons, la victoire leur appartiendra. En revanche, ensemble, par notre union, nous vaincrons ces fléaux d'une autre époque.

Une étincelle enflamma subitement les yeux anthracite.

— Que dis-je !

Une paume s'abattit avec force sur la surface de bois poli. La voix gagna en puissance à chaque syllabe. Si bien qu'elle se mua en un tsunami retentissant, comme pour balayer les arguments d'un opposant imaginaire :

— Nous ne nous contenterons pas d'une si maigre victoire ! Pas plus que nous ne nous satisferons des promesses de mes prédécesseurs ! Je me refuse à considérer un vulgaire retour à l'âge d'or comme un triomphe ! Je vous jure – prenant le monde à témoin ! – que non seulement nous exhumerons ce temps d'opulence et de faste, mais nous le transcenderons ! Envolons-nous vers les cieux du progrès ! Envolons-nous dans ce cocon d'union qui épouse les formes de notre humanité ! Envolons-nous par la grâce de la Fédération Terrienne !

Une pause.

Un silence de plomb pour permettre aux échos de ses dernières phrases de se couler dans les oreilles du monde. Une halte, juste le temps de chercher dans les profondeurs de ses poumons, dans les tréfonds de ses alvéoles, le souffle pour graver au burin de sa voix les consciences.

— Notre glorieuse nation est le terreau idéal de l'humanité. Elle est votre vie. Notre vie. La vie. Alors vive les cents ans de notre belle utopie. Vive l'union mondiale ! Vive la Fédération Terrienne !

Le dirigeant de la Terre incrusta un ultime regard bienveillant sur le verre de la caméra. Il ne s'autorisa à se relâcher que lorsque les clignotements de la diode et le geste de l'un des techniciens l'informèrent que l'enregistrement était terminé.

Il bascula dans le fond de son siège et ferma les yeux.

En toute modestie, sa prestation avait été impeccable.

Certes, la majorité de la population n'avait certainement pas compris l'intégralité de son discours. Entre ceux dont le taux d'attention n'excédait plus la minute et les autres dont le champ lexical était aussi cultivé que les déserts de poussière lunaire, ne perdre aucun auditeur n'aurait pu se faire que par le biais d'une allocution de trois mots. Et encore, même là, le succès n'aurait pas été garanti...

En réalité, cela n'avait aucune importance.

S'adresser à des électeurs, c'était comme parler à une horde de chiens : seul le ton importait. Le ton plus que le fond. Tout pouvait être dit. Enfin, dans une certaine limite, puisque leur intellect s'avérait globalement capable de saisir au vol le sens de quelques mots. Mais pour se faire comprendre de cette masse humaine, il suffisait d'adopter le timbre ou la posture adéquats. D'élever la voix en évoquant des terroristes pour susciter la peur. Une pose martiale pour se placer en sauveur. Un sourire pour déclencher les vivats.

La politique ne se résumait qu'à un théâtre dont les planches n'étaient autre que le monde.

Toutefois, il devait bien avouer que les récents rapports du ministère de l'éducation dépeignaient une situation de plus en plus alarmante. Les restrictions budgétaires des anciens gouvernants associées à l'explosion du nombre de têtes blondes fédérées avaient transformé les salles de classe en barques surchargées et à la dérive. Les enseignants du public se sentaient dépassés, privés de tout soutien. Leur sentiment d'abandon ne tarderait pas à atteindre un nouvel apex. Leurs contestations trouveraient écho dans la gorge des parents.

Mais Nikolaï n'était nullement inquiet. La solution, déjà en vogue depuis des siècles, s'avérait simplissime : légaliser une poignée de manifestations. Autoriser pour un temps à ouvrir ces soupapes qui permettront de libérer la pression sociale. De conférer l'illusion à la masse d'être entendue. De la laisser brailler tout son saoul. De lui donner en pâture une promesse. Et, quand elle s'apercevra que cette dernière ne sera jamais concrétisée, généralement au bout de plusieurs années, recommencer.

Concernant les mouvements de contestations illégaux qui pourraient en éclore, c'était encore plus simple. Les médias, de leur propre gré, afin d'amplifier un fait divers en information sensationnelle (et avec tout de même un brin de poussée du gouvernement si besoin), se chargeraient, par un effet de zoom, de les faire passer pour des casseurs sans revendication. Une crasse plus nuisible qu'un cholestérol qui boucherait les artères d'une cité. Si bien que, lorsque le crâne d'un professeur se fera éclater par une matraque lors d'un quelconque journal télévisé, presse et spectateurs acclameront sécurité et protection.

Une vive lumière traversa les paupières closes de Nikolaï, interrompant le fil de sa pensée.

Le bureau de la Maison Blanche s'illumina, dévoilant ses formes arrondies, les fines moquettes azur et les murs opalins aux soubassements raffinés. L'équipe technique, en suspension tout le temps du discours, retrouva son ébullition frénétique. Les hommes et femmes dont les bras se terminaient en gants électroniques commandèrent à distance les caméras et microphones pour les replier en blocs compacts et leur faire quitter les lieux. Ceux qui gardaient leur bandeau de réalité virtuelle sur le visage achevaient de peaufiner les images vidéos, corrigeant une luminosité ou altérant une courbe. Tout cela dans un brouhaha de voix, de vérins mécaniques et de grésillements cybernétiques.

Au bout d'une dizaine de secondes, le chef des techniciens dressa un pouce en l'air.

— Tout est bon, Monsieur le Président. Votre allocution vient à l'instant même de s'achever à travers le monde.

En effet, les ultimes ondes en partance de New-Washington, capitale mondiale de la Fédération Terrienne, parvinrent aux réseaux satellites qui achevèrent eux-mêmes de saturer le globe du visage et de la voix « améliorés » de Léopold Nikolaï. Même dans les endroits les plus reculés, nul n'en fut exempt. Comme, par exemple, à plus de neuf mille cinq cent kilomètres du bureau ovale, dans les Terres Désolées de Sibérie.

Ici, aucun poste de télévision. Seulement une radio. Qui fut brutalement coupée par un geste rageur du doigt. Kyle Godraon et Sophie de Valette peinaient à croire s'être réveillés en pleine nuit pour ce tissu d'inepties. Ils n'avaient plus qu'une seule envie : replonger dans le sommeil pour, l'espace d'un instant, se bercer de l'illusion que ce dégueulis patriotique n'avait été qu'un cauchemar.

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