Chapitre 9 : Trahir ou mourir (2/2)


Dans la lumière du soleil levant, trois des cinq rebelles disparus se dressaient face à une dizaine de fusils. Leurs mutilations les rendaient presque méconnaissables, soulevèrent le cœur des villageois toujours parqués tel du bétail dans l'enclos de barbelés. En dépit de leur atroce état, les Phœnix luttaient pour rester debout, dos contre le mur de la mairie. Il ne faisait aucun doute que les deux absents avaient succombé à la torture.

— Préparez arme !

L'une des rebelles, Démet, fit un pas chancelant en avant. Elle leva les moignons qu'étaient devenus ses bras. Braqua son regard vers le ciel enflammé à travers les boursouflures de son visage. Hurla entre ses lèvres fendues :

— POUR LES TERRES LIBRES !

Le feu des fusils lui répondit. Les trois corps mutilés s'effondrèrent. Les villageois gardèrent un silence stupéfait face à cet inutile déferlement de violence. Et le général Ludwig Ethan de commenter à l'adresse de Kyle :

— Voici ce qui attend vos amis si vos informations s'avèrent inexactes. À présent, avancez, monsieur Godraon.

Kyle ne put qu'obéir en serrant les poings dans ses menottes. Il se dirigea avec le général Ethan et son escorte vers un transport de troupe blindé sous le regard des Sanediens. Il les devina lourds de jugement. Les affronter pour y chercher celui de Sophie s'avéra au-dessus de ses forces. Ainsi disparut-il, tête baissée, dans les entrailles du monstres de métal. Les moteurs se mirent en branle. Les véhicules fédérés s'élancèrent en direction des chaînes de l'Oural. L'assaut contre les Phœnix n'était plus qu'une question d'heure tandis que Saned restait prisonnier des soldats de réserve.

J'aurai dû mourir au côté de Démet plutôt que de me retrouver ici... ressassa Kyle assis entre deux fantassins. M'excuser d'avoir cru qu'elle sonnait l'alerte pour une attaque de loutres... Peut-être en aurai-je encore l'occasion. Tôt ou tard, on finira tous par se rejoindre.

— Il y a un élément qui aiguise ma curiosité, monsieur Godraon.

Kyle cligna des yeux à plusieurs reprises. Après ce que venait d'ordonner cette enflure, elle comptait faire la conversation, jambe confortablement croisées sur son siège rembourré, l'observant avec un sourire en coin ? Comme si tout ce qui s'était produit ne relevait que d'une banalité affligeante ? Comme si tout cela était normal ?

— Je me demande comment vous avez pu vous débrouiller pour que ces cinq terroristes vous considèrent comme leur chef, poursuivit le général Ethan de son insupportable ton badin. Ils affirmaient que vous n'étiez pas l'un des leurs, un simple villageois... mais j'ai du mal à le croire : vous connaissez par exemple l'emplacement de leur base, alors qu'eux même l'ignoraient. Comment expliquez-vous cela ?

— Un accord avec Enmyo... marmotta Kyle entre ses dents.

— Et en quoi consistait-il ?

— Qu'à l'instant où je voudrai obtenir la preuve qu'un phœnix peut carboniser un aigle, je devrai me rendre aux Gorges Hurlantes.

Tous les regards de l'escorte se braquèrent sur lui. Des éclats de rire couvrirent aussitôt le lourd ronronnement des moteurs. Le général lui-même étouffa un discret ricanement qui se transforma en rictus de prédateur.

— Si vous cherchez à nous impressionner, la prochaine fois, croyez au moins en ce que vous proclamez. Vous savez tout comme nous que ces barbares n'ont aucune chance. Vous n'êtes pas comme tous ces autres bouseux qui n'ont connu que la fange. Vous avez grandi dans nos contrées civilisées. Vous connaissez notre puissance. Vous comprenez que la Fédération est omnisciente. Preuve en est que nous savons déjà pourquoi vos petits copains ont choisi ce lieu que vous nommez « Gorges Hurlantes » : c'est pour se terrer dans l'un des anciens bunkers russes des Grandes Terreurs Nucléaires.

Kyle serra les dents. Il était inutile de nier. Cette idée que les phœnix pouvaient combattre les fédérés n'avait pour terreau aucune raison. Seulement la culpabilité de la trahison. Elle était tout simplement grotesque. Ne pouvait masquer son espoir tout aussi insensé qu'une fois leur sinistre besogne accomplie, les fédérés disparaîtraient. Que Saned retrouverait le « cours normal de son existence ». Quoi que cela puisse signifier.

Leurs vies dépendaient entièrement des soldats. Ces hommes et femmes en treillis de neige qui l'entouraient en ce moment même. Rares étaient ceux à être plus âgés que lui. Sur les neuf gardes présents, sept sortaient à peine de l'adolescence. Les visages fins et ciselés de la jeunesse se rigidifiaient de révulsion à son égard. Les mains gantées couraient sur les fusils d'assaut. Les pieds tapaient le sol métallique avec impatience.

— Je pensais que c'était moi le problème et non votre glorieuse Fédération Terrienne, cracha Kyle en affrontant, plus par désespoir que provocation, le regard amusé du général Ethan. Pourtant, même un kidnappeur doublé d'un pyromane triplé d'un parricide refuserait d'être protégé par des enfants-soldats. Je ne pourrais jamais vivre dans une société qui envoie ses gosses à la mort.

— Nous ne sommes plus des gosses !

C'était la plus jeune d'entre tous, assise juste à sa gauche, qui n'avait pu se retenir. Elle regardait obstinément droit devant elle sous son casque, se refusant à lui accorder ne serait-ce qu'un regard, les ailes de son nez frémissant de rage.

— Ah oui ?

Kyle se pencha sur le siège pour s'introduire dans son champ de vision. L'adolescent à sa droite faillit le plaquer contre la cloison mais le général Ethan lui fit signe d'attendre.

— Tu as quoi, petite ? Quinze... seize ans ? Tu viens tout juste de sortir d'un camp pour « enfant de la Fédération », je me trompe ? On t'y a gavée de belles paroles, hein ? Que le monde avait besoin de toi ? Que tu affronterais des terroristes aux idées séditieuses ? Que tu deviendrais le rempart de la Fédération face à la barbarie primitive ? Mais rien n'est vrai ! La vérité, c'est que tu n'es qu'une enfant avec un flingue ! Sans aucune idée de...

Une lame jaillit du treillis et se plaqua contre la gorge de Kyle. Il sentit le tranchant lui mordre la peau. Une pressions sans cesse accrue l'obligea à reculer jusqu'à ce que son occiput cogne la paroi du blindé. Les yeux de la jeune fille, d'une haine froide, le transperçaient plus sûrement que l'acier.

— Tu oublies mon couteau. Avec lui, des porcs comme toi, j'en ai saignés un paquet. J'en ai massacrés encore plus avec mon fusil, mes grenades et mes poings. Alors cesse de m'insulter. Cette place d'honneur dans la garde de mon général, je l'ai gagnée dans le feu et le sang des combats. J'ai prouvé, à maintes reprises, que je suis une digne protectrice de notre mère nation, une féroce combattante de notre patrie nourricière. Mon âge n'a rien à voir là-dedans, tiens-le-toi pour dit.

La lame disparut. L'adolescente reprit sa place sans plus lui accorder la moindre attention. Kyle poussa un infime soupir de soulagement sous l'air narquois des autres soldats. Il se massa la gorge et sentit le contact poisseux de quelques gouttes de sang.

— Ce n'est plus à ces stupides machines auxquelles vous êtes confronté aujourd'hui, monsieur Godraon, commenta le général de son regard par en-dessous qui parvenait à allier morgue et fourberie. Vous êtes entouré de soldats d'élite, de chair et de sang. Ils comprennent le sens de vos paroles et de vos gestes. Ils n'y resteront pas insensibles.

Les doigts de Kyle se crispèrent sur sa plaie.

— Machines de guerre ou enfants de la Fédération... Chacun ne fait qu'obéir à sa programmation. La seule vraie différence, c'est le temps de formatage : les premières ne nécessitent qu'une poignée de secondes, les autres des années d'endoctrinement et d'abrutissement forcé.

Les sourires moqueurs se figèrent dans la soute du blindé. Tous, sauf celui du général Ethan qui s'étira pour découvrir ses canines.

— Vous êtes incapable de mesurer l'étendue de votre idiotie... Mais permettez-moi de vous en donner un aperçu : l'intelligence artificielle des machines n'est qu'un mythe institué par les derniers gouvernements de notre glorieuse nation. Ils veulent faire croire que ces tas de ferraille sont des être autonomes, à même de remplacer un homme. Mais ce ne sont que de vulgaires drones. Derrière chaque escadron se cache un opérateur humain. Il les commande à distance, avec un panel de choix si restreint qu'ils ne peuvent même pas identifier cible alliée et ennemie. Ce ne sont que des effigies de la terreur, rien de plus.

— Je l'ignorais, en effet... admit Kyle du bout des lèvres. Tout comme j'ignorais qu'il n'y avait aucune différence entre vous et ces opérateurs.

— Elle est pourtant de taille : je suis fait du même métal que mes soldats.

— Seulement de l'extérieur. En votre for intérieur, il n'y a que du vent et de la merde. Et, parole de bouseux, vous êtes une sacrée tempête de merde.

Le poing de l'adolescente percuta la tempe de Kyle. La lumière de la soute explosa en un flash sous le coup de la douleur, puis se morcela en étoile dansante. Les yeux des soldats rejoignirent ce ballet d'astres en lune de haine. Mais ceux du général s'allumèrent en deux soleils incandescents.

— Une autre différence existe... grinça-t-il en dégainant un pistolet. Un opérateur ne pourra jamais vous coller une balle entre les deux yeux. Moi, si.

En réponse, seul un gémissement plaintif filtra d'entre les lèvres de Kyle. Sa bouche refusait d'articuler l'air en mot. Il avait l'impression qu'une vrille s'enfonçait jusque dans sa cervelle. Sa blessure s'était certainement rouverte. Son corps peinait à rester vautré contre la cloison. Face à ce spectacle pathétique, l'envie de meurtre qui pulsait dans la soute reflua en aversion. L'aversion en une méprisante indifférence.

Il n'aurait pas dû les provoquer. C'était stupide et puéril. Rien de bon ne pouvait en ressortir. La seule chose à faire, c'était d'attendre en silence. De devenir le témoin d'un massacre. Puis de finir parmi les victimes. Alors, les yeux rivés sur les écrans des caméras extérieures, Kyle attendit en silence

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