Une centaine d'yeux scrutait Kyle avec une fixité dérangeante, sans jamais ciller derrière leurs cadres de verre. Les regards s'accompagnaient invariablement d'un sourire statique, pétrifié à jamais sur le papier des photographies. Les lucarnes vers le passé s'ouvraient à l'intérieur du manoir ou de Saned, sur des orphelins solitaires, en groupe, parfois accompagnés du directeur Lander, d'Ingrid Gravin et de Sophie pour les plus récentes. Elles s'étalaient aux quatre coins de la pièce, aussi bien sur les commodes cossues que parmi les incroyables rangées de livres des imposantes bibliothèques. Elles débordaient même entre les boiseries murales ainsi que sur l'élégant bureau, en une présence si omniprésente qu'elle en devenait étouffante.
Face à la seule fenêtre qui donnait sur le présent, une haute silhouette se perdait dans la contemplation de la place du village. Elle ne s'était pas retournée lorsque l'officier fédéré avait propulsé le villageois à l'intérieur du confortable bureau, lui tournant délibérément le dos, l'observant à son insu dans un reflet de la vitre. Elle guettait. Immobile. En silence. Que la nervosité transpire, que la langue de son « invité » se délie d'elle-même, que son esprit soit assez mûr de terreur pour libérer toutes les réponses qu'il contenait.
— Vous comptez vous retourner ? Ou on va vraiment passer la nuit comme ça ?
La silhouette ne put s'empêcherde grimacer. Ça ne marchait pas à chaque fois...
— Monsieur Godraon...
Elle fit volte face, révélant un physique en parfaite adéquation avec sa voix grave et traînante de militaire endurci : des traits anguleux, une coupe en brosse aux reflets dorés et une carrure imposante taillée par un uniforme à épaulette. Le tissu, aux couleurs de la Fédération Terrienne, se paraît à la poitrine d'une imposante plaque de galons étincelants. D'une démarche tout en brusquerie et force sauvage, l'homme prit place dans le fauteuil de l'imposant bureau. Ses yeux d'un vert marécageux, tapis dans l'ombre de sourcils fournis, fixaient Kyle d'un regard par en-dessous, comme face à une menace, un ennemi... ou une proie.
—En lieu de bravades, monsieur Godraon, je m'attendais à entendre des supplications ; tout du moins, des explications. Alors, j'écoute : pourquoi y a-t-il de la vermine terroriste parmi vous ? Est-ce eux qui vous ont poussé à saboter tout un escadron de machines ?
— Saboter ? Saboter ?!
Kyle manqua de s'étrangler de fureur.
— Vous osez vraiment parler de sabotage ? Alors que ce sont vos androïdes qui nous ont attaqués ! Tout comme ils l'ont fait à Naranvozh ! Si nous ne nous étions pas défendus, nous aurions fini comme eux : purgés par le feu !
— Les victimes de l'épidémie doivent être...
— Non ! trancha Kyle, avançant d'un pas sur le tapis pour dominer le fédéré de toute sa hauteur. Ne me prenez pas pour un imbécile. J'ai vu l'extermination de mes yeux. Et si cette maladie était si dangereuse, vous et vos soldats porteriez au minimum un masque. Pourtant... pourtant, vous avez raison. C'est bien un virus que vous cherchez à éradiquer. Un virus qui gangrène toutes les Terres Désolées, le seul qui représenterait un réel danger pour votre Fédération s'il devenait pandémie : une infection de l'esprit qui a pour nom liberté.
Les commissures de l'homme se relevèrent d'un pli méprisant.
— Vous autres, péquenauds, déifiez ce vide que vous appelez liberté parce qu'il ne vous reste rien d'autre. Vous refusez d'admettre qu'il ne s'agit que d'une illusion pour supporter la crasse et la misère de vos vies marginales. Une excuse pour fuir la « grande méchante Fédération liberticide ». Comme tous les autres bouseux de votre espèce, vous êtes incapable de faire face à la réalité : ce n'est pas notre glorieuse nation le problème, c'est vous. Vous êtes un inadapté. Un asocial. Un déviant de la pire espèce. Vous ne me croyez pas ? Laissez-moi vous rafraîchir la mémoire.
Il attrapa une tablette sur le bureau et la lumière laiteuse de l'écran aspergea son visage.
— D'après ce rapport, les autorités de Luzein ont retrouvé le corps sans vie de votre père alors que vous n'étiez âgé que de treize ans. Vous et votre mère aviez disparu sans laisser de trace. Vous ne réapparaissez dans nos fichiers que bien plus tard, près de Cracovie, sous la protection de l'exécuteur judiciaire des régions polonaises. Vous y restez... un peu plus de trois ans. Tout cela pour vous volatiliser une nouvelle fois, la nuit même où la fille de l'exécuteur De Valette disparaît elle-aussi et qu'un incendie ne ravage le domaine familial.
Le regard du fédéré se releva de l'écran pour faire reculer Kyle sur le parquet.
— Vous êtes un parricide, un pyromane et un kidnappeur. Les Terres Désolées n'avaient aucune autre liberté à vous offrir qu'une fuite de la justice, un refus d'assumer vos crimes. Ainsi en va-t-il de la plupart de vos acolytes, poursuivit-il en glissant un doigt sur l'écran. Magdalena Petersberg, prosélyte de l'une des sectes antiques. Jacob Shepard, incitateur à la haine. Levgueni Sobolev, technophobe. Même le passé de votre docteur n'est guère reluisant. Et ne parlons pas du dirigeant de cet orphelinat. Tous. Vous êtes tous fichés, recherchés et en attente d'un jugement. Dans ces conditions, comment s'étonner que nos machines, incarnation d'une justice impartiale, aient tenté d'exterminer votre refuge de criminels ? Soyez en tout cas assuré que ce qu'elles ont commencé, mes hommes et moi-même l'achèveront.
L'écran s'éteignit. Les ombres et la lumière diffuse du plafonnier sculptèrent le visage du militaire en un masque terrifiant. Celui de Kyle se chiffonna au contraire tel du papier mâché détrempé d'une sueur froide. Elle dégoulina dans ses yeux, l'obligea à battre des paupières, à s'essuyer le front d'un revers de main. Il se rendit compte qu'il tremblait. De tout son corps. Du plus profond de son être. La terreur morbide fissurait son impassibilité de façade, sourdait de sa stature en plein effondrement, l'aspirait en un tourbillon infernal.
— Ou alors... vous coopérez. Vous me dites dans l'instant tout ce que vous savez sur ces « Phœnix ». En fonction de vos renseignements, il se pourrait que votre village retrouve le cours normal de son existence.
Kyle, qui n'avait pu s'empêcher de s'accrocher à la voix traînante comme à une main secourable, la lâcha aussitôt avec dégoût : cet acte apparent de miséricorde ne faisait partie que de l'interrogatoire.
— Si je comprends bien, les phœnix sont la seule raison de votre présence ? Un groupuscule si terrible que personne n'en a jamais entendu parler ? Ne possédant que des fusils de chasse pour tout arme ? Qui ne comporte dans ses rangs que des ... « bouseux », comme vous dites ? C'est contre ça que vient se battre tout un régiment de soldats et de blindés ? C'est pour ça que vous, un haut gradé, vient s'enterrer dans un trou si paumé ?
Les yeux du fédéré s'étrécirent en deux fentes obscures.
— Quand le Président Léopold Nikolaï vous somme de mener personnellement une mission, vous obéissez, peu importe que vous soyez un troufion de base ou le général Ludwig Ethan en personne. Le choix d'un groupuscule insignifiant, que nous sommes certains d'éradiquer sans la moindre perte, n'a rien d'étrange : toute cette opération n'est qu'une démonstration de notre toute puissance. La preuve pour notre population que rien n'est à craindre de la « menace terroriste » des Terres Désolées. Que, d'une pichenette, nous pouvons tous vous balayer.
— Un coup de pub contre des morts...
Kyle s'efforça de ravaler l'écœurement remontant en brûlée acide dans sa gorge.
— Dans ce cas, pourquoi vous nous épargneriez, nous, le refuge de criminels et de terroristes ?Pourquoi vous passer de l'occasion de gonfler un peu vos chiffres ?
— Vous n'êtes qu'une poignée de pécores. Condamnés à crever dans cette fosse à merde. Je ne vois pas l'utilité de me salir les mains si vous faites preuve d'un peu de bon sens. De toute façon, avez-vous d'autre choix que de vous fier à ma parole ?
— C'est ce que je me demande...
— Ne vous posez pas trop longtemps la question ou vous la subirez.
Kyle déglutit. Être menacé de torture par l'autorité fédérée équivalait bien souvent à une condamnation à mort. Et si la perspective de souffrir le martyr l'emplissait d'une peur froide, elle n'était pas suffisante pour lui dénouer la gorge. Elle ne le pousserait pas à aider ce général Ludwig Ethan dans sa sombre mission d'extermination médiatique. En revanche, la terreur que les silhouettes piégées dans la flaque de lumière défilent à sa place...
— Que... Que voulez savoir ?
Chaque mot donnait l'impression de lui racler la trachée comme une lame de rasoir. Pour échapper à l'air suffisant du fédéré, il baissa les yeux sur ses bottes. Les questions fusèrent. Son corps se crispa pour tenter de refluer les réponses exigées. Alors il lutta pour les délivrer, contre son propre organisme, contre son dégoût de lui-même, contre son impuissante fureur. L'interrogatoire ne prit fin que lorsqu'il tapota du bout du doigt une carte de l'Oural sur la tablette.
— C'est ici que sont les Gorges Hurlantes... C'est là que vous trouverez les Phœnix.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top