Chapitre 8 : De bien grosses loutres

Une grappe de baies rouges se vaporisa dans un trait encore plus écarlate.

Sonia abaissa le fusil laser avec un rictus satisfait. Au début de ses entraînements, jamais elle ne serait parvenu à toucher les fruits luisants du houx, distants d'au moins vingt mètres, même au dixième tir. À présent, un seul lui suffisait. Avec moins de trois secondes de visée.

Elle se sentait enfin prête.

— Je n'ai jamais osé te demander pourquoi tu m'avais demandé de t'apprendre à tirer...

Kyle, à ses côtés en lisière des Bois Sombre, arborait une tête encore plus maussade qu'à l'accoutumé. Ses yeux avaient beau se perdre en direction de l'arbuste aux feuilles épineuses, Sonia sentait que toute son attention était concentrée sur elle.

— Mais aujourd'hui j'ai besoin de savoir. Pour être sur que je ne te lance pas dans une folle quête de vengeance.

— La vengeance ? La vengeance ?!

Elle éructa une exclamationméprisante.

— Et contre qui ? Contre quoi ! Les machines ? Le rebelle pour lequel Fedor s'est sacrifié ? La fédération toute entière ? Enmyo ? Les Phœnix ? Qu'ils aillent au diable ! Tous ont abandonné Fedor ! Lui a sacrifié sa vie – sa vie, Kyle ! –, et aucun n'a daigné perdre une minute à s'occuper de lui ! Ils l'ont laissé... pourrir ! Comme un vulgaire déchet ! Comme un tas de viande ! Je ne peux pas l'accepter ! Je ne peux pas, tu m'entends ? C'est moi qui irai le retrouver ! Je lui offrirai le repos qu'il mérite ! Et je pourrai enfin...

Sa voix vacilla mais ne se brisa pas.

—... je pourrai enfin lui dire adieu.

— Je t'accompagnerai, s'entendit dire Kyle.

— Non. Ta place est ici. Tu es le pilier de notre défense. Le seul que les rebelles respectent et écoutent. Il y a truc qui se dégage de toi, depuis toujours. Un truc sombre et obscur. Ça pousse la plupart des gens à t'éviter quand tout va bien. Mais quand une tempête de merde se prépare, c'est tout l'inverse. Parce qu'on sent que ce fameux truc s'est forgé dans des ouragans bien plus terribles. Alors on espère – en s'accrochant à toi, en t'imitant, en t'écoutant – ne pas être emporté.

— Je sais pas trop comment je dois prendre ça...

— Avec la même tête de déterré que tu nous sers d'habitude, répondit-elle avec l'ombre d'un sourire taquin. Plus sérieusement, Kyle, n'en doute pas : c'est un compliment. C'est aussi la raison pour laquelle tu ne peux pas partir. Je retrouverai Fedor seule, et ce sera très bien ainsi.

Kyle faillit énumérer les innombrables dangers qui la guetteraient dans les Terres Désolées. Cependant, la farouche détermination de la jeune femme ravala ses avertissements. Elle avait déjà pris sa décision.

— Quand comptes-tu partir ?

— Ce soir. J'ai déjà trop attendu. Il faut que je me dépêche avant que le temps ne rende Fedor... méconnaissable. Surtout que, si j'en crois les rebelles, il me faudra au moins cinq jours de marche pour le rejoindre. L'un d'eux m'a expliqué la route à suivre. Avec tellement de détails que ce serait un exploit de parvenir à se perdre. Il ne me reste plus qu'à me lancer.

Le silence des plaines sibériennes, absolu, les enveloppa.

Si Sonia ressassait les derniers préparatifs en vue de son périple, Kyle comprit sans mal que l'informateur de la jeune femme n'était autre que Jim Lane. Le phœnix avait tenu parole, affirmant haut et fort à qui voulait l'entendre que Fedor était un héros, tout en omettant de préciser que c'était pour le sauver qu'il s'était sacrifié. Kyle n'avait rien dit. Parce que le simple fait de penser à son ami disparu était encore trop douloureux. Parce qu'il n'avait aucune envie de déclencher une vindicte populaire. Parce que, en dépit de ses efforts pour l'exécrer, Jim Lane était quelqu'un de bien. Ainsi son mutisme avait scellé l'omission en secret.

— Une dernière chose, Kyle.

— Quoi donc ?

— Ta discrétion. Je veux que tout cela reste entre nous.

— Tu as ma parole.

***

Un lourd fumet s'échappait d'une marmite sur le poêle à bois, embaumant la cuisine d'une délicieuse odeur de ragoût. Les effluves ne manquaient pas de faire saliver Kyle qui profitait des flammes de cuisson pour se réchauffer. Dans le canapé, Sophie relisait ses fiches de cours à la lueur tremblante d'une bougie. Elle avait jeté à plusieurs reprises un regard d'envie à l'ampoule suspendue au plafond avant de replonger en un soupir de frustration vers ses notes.

En plein hiver, les Sanediens n'avaient d'autre choix que d'économiser le moindre kilowatt : ils se trouvaient à une telle latitude que les jours se réduisaientà une poignée d'heures. Les panneaux photovoltaïques ne pouvaient convertir ce faible ensoleillement en une électricité suffisante pour tout le monde ; à peine y en avait-il assez pour la collectivité et sa chambre froide, le matériel médical du docteur Zed ainsi que l'orphelinat. En temps normal, les éoliennes parvenaient à suppléer cette faiblesse, mais elles avaient été endommagées dans le combat contre les androïdes.

— Encore quelques semaines de patience, lança Kyle en cherchant deux assiettes dans un placard, et la lumière éclipsera la nuit dans nos journées.

Un sourire étira les lèvres vermeilles.

— C'est une métaphore ? Tu commences à devenir spirituel ?

— Comment ça « je commence » ?

Elle lui répondit d'un rire angélique auquel Kyle ne put résister.

Retrouver de tels instants de complicité, si simples et insouciants, le réconforta à un point inimaginable. Il ne s'était pas senti aussi bien depuis... depuis bien longtemps. Et Sophie, que la « disparition » de Sonia ainsi que son début de grossesse inquiétaient profondément, paraissait partager sa félicité.

Ils s'attirèrent l'un l'autre à travers la pièce. Mais à l'instant où ils s'unirent, la cloche de l'orphelinat bourdonna. Les tintements de métal les figèrent avant de s'interrompre brutalement. Ne planaient plus sur le village que les échos des vibrations.

— Qu'est-ce qui s'est passé ? murmura Sophie en un souffle inquiet. Pourquoi la vigie a-t-elle sonné l'alarme ?

Kyle s'approcha de la fenêtre. Rien d'inhabituel ne troublait les ténèbres nocturnes.

— Va savoir... C'est Demet en poste. La dernière fois, elle était tellement bourrée qu'elle a sonné les cloches pour nous prévenir de l'attaque d'une troupe de lapins. Elle a intérêt que ce soit pas des loutres, cette fois.

— Au contraire, moi, j'espère bien que ce ne sont que des loutres !

— Ne t'inquiètes pas.

Il l'embrassa avant d'enfiler son manteau dans l'entrée.

— Je serai vite de retour.

Il eut à peine le temps de se retourner que la porte s'ouvrit à la volée. Trois hommes s'engouffrèrent. Ils s'abattirent, en ombres de vélocité, sur Kyle. Un coup dans le visage l'envoya rouler au sol. Des hurlements suivirent. Un cri de Sophie. Il grogna de rage, cracha un filet de sang sur le parquet, se releva avec peine, ignora les beuglements menaçants. Une pure décharge de douleur fusa alors de son occiput.

Un néant absolu oblitéra le monde.

***

Un froid sidéral extirpa Kyle des limbes de l'inconscience. Un froid si extrême que sa peau le brûlait, que son sang se solidifiait en glace, que ses muscles tremblaient au point de rompre. Il tenta de bouger les doigts et les orteils, sans parvenir à les sentir. Tout n'était qu'engourdissement. Il s'était mué en un bloc de givre.

Seule une faille de souffrance pulsait au sommet de son crâne, comme si sa tête se fragmentait en une myriade d'éclats. Il tenta de toucher l'épicentre de la douleur mais une force lui plaqua le bras au sol. Il s'agita, se débattit et repoussa ce qui l'agrippait.

— Arrête, Kyle ! C'est moi ! C'est Sophie !

Les murmures suppliants décollèrent ses paupières soudées par le gel. Elle était là. Auréolée d'une clarté éblouissante dans les ténèbres. Agenouillée contre lui, dans la neige. Ses mains perdues dans la fourrure qui le recouvrait, le frictionnant pour lui apporter un peu de chaleur.

— Vous avez pris un sale coup sur la tête, s'éleva la voix chevrotante de Petersberg.

— C'était pas beau à voir, renchérit Jim Lane avec tension. On a bien cru que vous vous réveillerez pas, chef. Vous feriez mieux de rester tranquille pour le moment. De toute façon... il y a pas grand chose d'autre à faire.

— Ils ont raison, Kyle.

Sophie appuya du plat de la main sur sa poitrine pour le forcer à se rallonger. Mais il résista. Des moteurs vrombissaient au lointain. Des aboiements humains rauques et autoritaires claquaient. Des murmures terrorisés bruissaient tout autour. Il se figea en une statue de glace. Tout lui revint en mémoire. Il bondit sur ses pieds malgré les protestations de Sophie. Les étoiles du ciel dansèrent devant ses yeux. Il tituba. S'effondra. Ne dut qu'à l'intervention conjuguée de Sophie et Jim Lane de ne pas s'étaler dans la neige.

— Toujours aussi têtu, à ce que je vois !

Kyle n'avait même pas entendu le commentaire de la vieille femme. Il voyait sans le croire ses voisins, ses amis, ses proches, tous autour de lui, tous parqués tel du bétail dans un minuscule enclos de fils barbelés. Des projecteurs les noyaient dans une flaque de lumière crue au milieu de l'obscurité nocturne. Des ténèbres faites d'ombres massives. D'armures de combat. De fusils d'assaut.

Prisonniers...

Ils étaient prisonniers sur la propre place de leur village par des centaines de fédérés. Les soldats étaient partout. Fouillant les artères de Saned et les habitations. Déchargeant des caisses de camions blindés. Grouillant autour de l'orphelinat. Érigeant des défenses de fortune. Et, bien sûr, ils étaient en nombre autour de la prison de barbelés.

— En arrière, vermine ! aboya l'une des silhouettes.

Seul le canon de son fusil émergeait des ténèbres, braqué sur le buisson auburn qui abritait la tête d'Ingrid Gravin. L'assistante du directeur se pétrifia. Ses lèvres bougèrent sans être capables d'articuler le souffle de peur qui les traversait.

— Recule, j'ai dit !

Elle obtempéra en un couinement apeuré, mais s'arrêta aussitôt à la vision des orphelins grelottant de froid, agglutinés les uns contre les autres sans même un manteau sur le dos, les yeux écartelés de terreur. Une profonde inspiration gonfla sa poitrine. Elle fit volte-face, se planta face au trou meurtrier de la sentinelle.

— L-l-les enfants ! bégaya-t-elle, partagée entre crainte et indignation. Ils ne t-tiennent plus deb-bouts ! Ils ne peuvent p-p-pas non plus r-rester dans ce f-froid ! S-s'il vous plaît ! Permettez-leur de r-r-retourner dans leurs lits !

Plusieurs parents se joignirent à elle, leur rejeton dans les bras.

— Ayez pitié ! Laissez au moins nos petiots se mettre au chaud !

— Ou apportez-leur de quoi se réchauffer !

— Ils sont morts de peur ! Ils sont frigorifiés !

— De quel droit os...

— FERMEZ VOS GUEULES !

Le grondement aux relents de haine mit le monde sur pause. Plus rien ne bougeait. Plus aucun son ne se faisait entendre. Le garde s'avança d'un pas dans le rayon du projecteur, pour que chacun puisse voir son rictus de sadisme articuler avec une cruelle lenteur :

— Vos portées de bâtards, je m'en tamponne. Qu'ils crèvent. Ce qui arrivera si je dois encore supporter un autre de vos gémissements.

L'air se vitrifia en glace dans les poumons des villageois. Ils n'osaient même plus respirer. Aucun ne souhaitait vérifier si la sentinelle serait prête à exécuter sa menace. Toutefois, ce qu'ils ne pouvaient exprimer par la voix, leur visage, leur corps et leurs poings s'en chargèrent : les expressions oscillaient entre horreur et consternation, les peaux se teintaient du vert de l'écœurement maladif, les épaules s'affaissaient sous la résignation, les muscles se bandaient d'une impuissante fureur. Satisfaite de son effet, la sentinelle se fondit dans l'obscurité, regagna sa place parmi la sinistre armée de spectres.

— Tu me fais mal, Kyle...

Il ne se rendit compte qu'à cet instant se cramponner de toutes ses forces à l'épaule de Sophie et Jim Lane. Il desserra son emprise, bafouilla une vague excuse et, comme tous les autres, courba l'échine sous le vent sibérien et celui plus glacial encore de la panique. Son cœur refusait de ralentir sa cavalcade catastrophée. Ses tripes se nouaient en un bloc dur, compact, solide. Un noyau de pure terreur. Seul le contact de Sophie qui vint se blottir contre sa poitrine lui permit de ne pas sombrer tout entier dans le désespoir, de se préserver une part de lucidité.

Ses yeux balayèrent fiévreusement les barbelés à la recherche d'une faille. Son regard croisa celui de Mona parmi les sculptures de terreur des Sanediens. Ses yeux de glace lui hurlèrent sans le moindre mot « je vous avais prévenus ». Ils étaient une fenêtre ouverte sur toute sa frustration, toute son amertume, toute sa rancœur. Plusieurs autres villageois lui jetaient des regards à la dérobée. Lui, le défenseur de Saned, celui qui les avait sauvés la première fois, qui était censé les protéger...

— Où sont les autres Phoenix ? interrogea Kyle en s'apercevant de leur absence.

Jim Lane désigna l'orphelinat d'un coup de menton.

— Ils se font interroger. Par leur grand chef, à ce que j'ai compris.

— Merde... Et vous ? Comment y avez-vous échappé ?

Le rebelle exhiba sa veste rapiécée, prêtée par la communauté du village.

— À force de vouloir m'intégrer, même les fédérés m'ont pris pour l'un des vôtres !

— Comme quoi, commenta Petersberg avec une inflexion de dédain, nos frusques sauvent plus de vies que vos armures de pacotille.

— Dites pas ça, madame...Personne n'est encore mort.

— Je vous en prie, jeune homme, vous savez très bien comment tout cela va se terminer : une fois que vos amis n'auront plus rien à dire, les fédérés s'en débarrasseront. Viendra alors le tour de l'un d'entre nous, jusqu'à ce qu'il ne reste plus personne.

Les mots de la vielle femme tremblaient d'un atroce accent de vérité. À tel point qu'ils parvinrent à faire claquer les dents de Sophie. Elle se cramponna au bras de Kyle, frissonnant des pieds à la tête. De peur, ou de froid. Car elle ne portait qu'un pull effiloché. Dire qu'elle s'était efforcée de le réchauffer dans son épais manteau de fourrure alors qu'elle même devait être gelée... Il esquissa un geste pour se dévêtir de son lourd habit mais Sophie l'en empêcha.

— Garde-le.

Ses lèvres bleuies par le froid s'approchèrent pour murmurer à son oreille :

— Il ne me servirait qu'à contrer le vent. Toi, en revanche, il pourrait te protéger de bien plus.

Kyle se mordit l'intérieur des joues, incapable de lui avouer qu'aucune protection ne les sauverait. En revanche, il put au moins ouvrir son manteau, l'attirer contre sa poitrine et refermer ses bras en un cocon de fourrure. Leurs derniers instants, ils les passeraient ensemble, l'un contre l'autre, communiant la chaleur de leur corps, les battements de leur cœur résonnant en rythme à leurs tympans, offrant un nid aussi douillet que possible à leur embryon de vie.

Mais un officier fédéré en décida autrement. Il surgit à travers les barbelés avec une poignée de subalternes. De sa gorge, en grondements âpres et métalliques, se déversèrent menaces voilées et insultes méprisantes. Son fiel ne se tarit que pour ordonner au «terroriste Kyle Godraon » de ramper jusqu'à lui. Le susnommé émergea des rangs de villageois de la lourde démarche d'un condamné à mort. Les fusils se braquèrent sur sa poitrine. Et l'officier, d'un grognement écœuré, l'emporta dans les ténèbres.

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