Chapitre 7 : Funèbre annonce

Kyle courait tel un dératé à travers les ruelles de Saned, éveillant dans son sillage des interrogations inquiètes. Les villageois, faute de réponse, se contentaient le plus souvent de hausser les épaules ou de s'échanger un regard circonspect avant de retourner à leurs tâches. Ils leur auraient toutefois suffi de remarquer le visage transfiguré par l'espoir, ainsi que la légèreté des pas pour comprendre que la folle course ne pouvait être motivée que par une bonne nouvelle.

Enfin, les renforts Phoenix avaient été aperçus ! Terminé, ces semaines d'appréhension à se retrouver à cinq contre un contingent de machines ! Saned serait désormais protégé par de véritables combattants ! Ils pourront l'aider à entraîner les villageois, à ériger des défenses, à organiser les patrouilles ! Il ne serait plus seul à tout prendre en charge, à toujours rogner sur ses heures de sommeil, sur celles qu'il aurait pu accorder à Sophie !

Poussé par ces réconfortantes pensées, ses jambes accélèrent la cadence, le propulsant en dehors du village, à travers la neige et le givre. La troupe rebelle s'imprima finalement sur sa rétine. Une vision qui le stoppa encore plus abruptement qu'un mur invisible, qui lui fit l'effet d'une douche verglacée.

Les « renforts » se résumaient à six hommes et femmes. Peinant à avancer, les bras en bouclier pour se protéger des bourrasques sibériennes, couverts de boues de la tête aux pieds, les yeux creusés de cernes. Ils tenaient à peine debout. Deux d'entre eux s'arc-boutaient pour tirer une caisse d'armes, ridicule par sa petitesse. Leurs tenues se composaient de pièces dépareillées en cuir sombre. Éraflées, déchirées, presque en lambeaux, les protections auraient à la rigueur fait sens sur un motard, mais certainement pas sur un soldat. Preuve en était les impacts de balles, encroûtés de sang séché, signes sans équivoque que leurs propriétaires n'étaient pas les premiers. En contemplant ces équipements vétustes d'un autre âge, ces loques qui en refermaient d'autres de chair et de sang, Kyle s'interrogea par quelle démence les Phoenix pouvaient espérer renverser la Fédération Terrienne.

Enmyo n'était qu'un fou. Sa rébellion vouée à l'échec.

Assommé d'effarement, Kyle les accueillit sans parvenir à retenir leur prénom, sans même se souvenir de ce qu'il avait pu dire lui-même. Il les guida jusqu'à l'aile de l'orphelinat que Lander avait fait aménager en leur honneur et, en dépit de son impatience d'organiser une sécurité efficace, leur accorda la journée pour s'installer, se reposer et prendre leurs marques dans le village. Les rebelles disparurent à l'intérieur sans perdre une seconde, à l'exception d'un homme.

Les cheveux collés à son visage et sa barbe hirsute se rassemblaient en une forêt de poils où ne perçaient que des yeux ternies de fatigue. Sa peau et le tissu de son armure se sclérosaient de boue et de sang. Le dos voûté, un bras ballant, l'autre qui en comprimait le biceps, il paraissait avoir traversé l'enfer. Il rassembla pourtant ses ultimes forces pour gonfler la poitrine, se tenir droit face à Kyle et déclamer, d'une voix ample, vibrante d'une résolution inexpugnable :

— Je jure de tout faire pour défendre votre village, monsieur !

— Appelez-moi Kyle, tout simplement... Et... Même si j'apprécie votre...dévouement, je serais curieux de savoir pourquoi vous êtes prêt à risquer votre vie pour des inconnus.

Le jeune homme eut un instant d'hésitation, ponctué de tics nerveux, avant de répondre.

— Il y a de cela une semaine, mon unité a attaqué un escadron de machines. Ça s'est mal passé. Vraiment mal. Je me suis pris une balle. J'ai cru que j'allais crever. Je me vidais de mon sang. Les androïdes approchaient. Mais l'un des gars est venu me chercher. Il m'a transbahuté sur son dos, en plein milieu de la fusillade. Je... Je me souviens qu'il m'a posé à terre... et... et il... il...

Ses yeux se perdirent dans le souvenir traumatique. Ses poings et sa mâchoire convulsèrent. Mais de sa gorge continuait de jaillir, en giclée honteuse, en hachure de tourment, en éraillement de remord :

— ... sa poitrine a explosé en une gerbe de sang... Je... j'ai essayé... j'ai essayéde le sauver, je vous jure, mais y avait plus rien à faire ! J'ai juste pu rester à côté de lui... à l'écouter parler de son village... de ses amis... de sa femme... Je l'ai accompagné... Je l'ai pas abandonné... Jusqu'à... jusqu'à la fin. C'est pour ça que je suis là. Pour que tout le monde sache que Fedor Umnyy est un héros.

Les mots frappèrent Kyle en plein estomac. Sa respiration se coupa sous le choc. Ses muscles se tétanisèrent afin de le garder debout. Il se mordit les lèvres pour retenir le cri qui montait de sa gorge, avec une telle force qu'un goût ferreux inonda sa langue. Son cœur pulsa une haine viscérale contre cet homme qui aurait dû mourir à la place de Fedor.

— Merci... se força-t-il à articuler entre ses dents dans un souffle polaire. Si vous n'étiez pas venu nous prévenir, je doute que nous l'aurions su un jour.

— Vous... Vous le connaissiez ?

— Il était un frère pour moi. Alors vous avez intérêt de vous montrer digne de son sacrifice... Vous en avez vraiment intérêt. Ou je vous enverrai le rejoindre. Personnellement.

Le même blizzard de froideur qui fit déglutir le rebelle.

— J-Je vous l'ai dit : c'est pour ça que je suis là.

— Nous verrons. Concernant son corps ?

— Il est... Il est resté là-haut... Sur le lieu de l'embuscade...

Le Phœnix se recroquevilla sur lui-même, dans l'attente d'une explosion de rage. Et si les veines de Kyle se saturait effectivement d'un magma de fureur, aucun sang – le sien ou celui d'un autre – ne pourrait jamais combler la brèche béante qui lui dévorait la poitrine. La tristesse et le chagrin le déchiraient, avec la souffrance comme seule reine.

— D'autres des nôtres sont-ils morts ?

L'insurgé fouilla dans la doublure de son armure de cuir.

— Tenez. On m'a confié cette lettre à la base.

Une liste de noms. Cinq lignes noircies par la calligraphie d'une imprimante. Qui furent froissées dans une poche par une main tremblante.

— Toutes mes condoléances.

— Rentrez vous reposer. Je vous veux en forme dès demain, Jim...

— Lane. Jim Lane, compléta-t-il face à l'évident trou de mémoire. À demain, monsieur.

Puis il rejoignit ses compagnons d'armes sans même que Kyle ne s'en aperçoive. La réalité se diluait pour prendre la forme, la voix, la silhouette des disparus. À chaque vision de la tignasse blonde et du sourire étincelant qui allait de pair, à l'entente de son rire inimitable en roulements de tambour, une lame fouillait l'intérieur de sa chair, de son ventre, de son cœur.

Un poids dans sa poche le ramena au présent.

La lettre...

Ses jambes le guidèrent d'elles-mêmes jusqu'à la maison des Morozov. Comme animée d'une volonté propre, sa langue articula la mort de l'un des deux fils. Il vit en spectateur sa propre main se poser sur l'épaule de Basil en geste de réconfort, en faire de même avec Oksana. Puis il recommença dans une autre demeure. Encore et encore. Refoulant sa propre peine pour être capable de soutenir celles des autres. S'efforçant de ne pas fléchir sous le poids de la douleur qui allait crescendo. Jusqu'à se dresser face au foyer de Sonia et Fedor.

Non... Seulement celui de Sonia, à présent.

Il frappa à la porte. Le battant bascula pour dévoiler la jeune femme. Elle comprit avant même que Kyle ne dise quoi que ce soit. La peur qui s'était incrustée sur son visage lors des dernières semaines se mua en horreur. Mais elle ne sombra pas. Elle se raccrocha au fol espoir de se tromper. Elle attendit dans une angoisse tétanisante la réponse de Kyle qu'il ne voulait pas formuler, qu'il refusait de rendre réel, qu'il ne pouvait pourtant contenir plus longtemps :

— C'est... C'est Fedor... Il... Il est...

Les mots se fracturèrent en bris de glace, lui lacérèrent la gorge.

— ... Fedor est mort...

Le choc, même craint et redouté, frappa Sonia de plein fouet. Elle recula d'un pas, chancela et s'effondra contre Kyle. Ou Kyle s'effondra sur elle. Dans les bras de l'autre, ils se soutinrent mutuellement. Ils pleurèrent, sanglotèrent et hurlèrent sans même en avoir conscience. Ils n'étaient plus que deux poches de souffrance qui ne demandaient qu'à se vider.

Telles que le faisaient déjà quatre autres familles dans l'air glacé de Saned.

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