Chapitre 5 : Enmyo (2/3)
Les clameurs s'allièrent en une cacophonie d'où les noms d'oiseaux s'envolèrent à tire d'aile. La défiance individuelle se muait par la dynamique de la foule en un rejet qui menaçait à tout instant d'exploser en une franche agressivité. Pourtant, d'un simple signe de la main, Enmyo ramena le silence.
— Interdisez à la Fédération Terrienne de moduler votre vocabulaire ! Ôtez tous les « terroriste », « meurtrier » ou « fou furieux » qu'elle vous a implantés dans la gorge, avant même votre naissance, pour qualifier tous ceux qui ose différer, s'indigner et se dresser ! Déchirez ce bâillon qui vous entrave la bouche et l'esprit pour user de vos propres mots, pour que des idées neuves s'articulent et roulent sous votre langue ! Vous vous rendrez alors compte que je ne suis qu'un être d'idéal avec un rêve qui bat en guise de cœur ! Le rêve qu'une telle tragédie ne puisse plus se produire ! Le rêve que la mort de vos proches ne demeure pas futile ! Le rêve que leurs mémoires soient honorées par la rébellion ! Ceci, pendant que d'autres alimentent le cauchemar de les insulter par un silence passif !
Justement, un silence retentit avec fracas. La violente et subite vague d'hostilité s'était disloquée en un nouvel océan d'incertitude. D'une seule phrase assassine, aux tonalités plus affûtées que le fil d'un sabre, Enmyo avait envoyé un uppercut en plein estomac à plus d'une centaine de personnes. Kyle, présentant qu'aucune autre occasion de se faire entendre ne surviendrait, se sentit obligé d'intervenir :
— Cet étranger a raison sur au moins un point ! La Fédération va revenir ! Probablement avec de quoi écraser dix fois notre faible résistance ! Notre seule chance de survie, c'est de trouver de l'aide ! Et de l'aide, il n'y aura qu'un « terroriste » ou un« rebelle » pour nous l'apporter !
— Tu te trompes, Godraon.
Le regard de Mona ne se détacha pas d'Enmyo tout en poursuivant :
— Il y a un autre moyen de s'en tirer. Si nous capturons le leader d'un groupuscule terroriste, la Fédération Terrienne pourrait se montrer clémente.
— T'es complètement malade ! intervint Fedor, outré.
— Il a participé à la défense du village, reformula Kyle de manière un peu plus diplomate. Il m'a qui plus est sauvé d'une mort certaine. Si tu veux le livrer à la Fédération, il faudra me capturer avec.
Les traits de la jeune femme se brouillèrent fugitivement avant de se durcir.
— Si tel est ton désir. Vous constituerez un joli bonus pour notre pardon.
Un sentiment de trahison s'insinua en Kyle, compressant d'une poigne brûlante son estomac comme pour en faire gicler le contenu. D'autant plus que la suggestion recueillit nombre d'approbations parmi la foule de villageois. Un contre-courant de contestation s'éveilla. Les deux camps s'échauffèrent et se percutèrent par le verbe, menaçant à tout instant d'en venir aux mains. Heureusement, Jacob Shepard choisit cet instant pour apparaître, en une arrivée si théâtrale qu'elle aurait pu devenir burlesque en d'autres circonstances.
— Mais que se passe-t-il donc ici ? Où est Kastorecht ?
— Mort, répondit abruptement Kyle.
— Co... Comment ça ? Et les autres ?
Le maire suivit les regards qui s'égarèrent vers les barricades. Face au massacre, aux villageois éplorés sur les cadavres, il écarquilla les yeux et recula d'un pas chancelant, déglutit et blêmit, trembla et se tétanisa.
— Q-qu'avons-nous fait ? Tout... tout ce sang... Ces morts... C'était... C'était une erreur...
Une bouffée de rage s'empara de Kyle. Le seul qui aurait dû être prêt à un tel sacrifice était celui qui avait le plus activement poussé à la rébellion. Or, il n'en était rien. Il agrippa avec violence Shepard par son gilet, l'obligea à relever la tête et grava sans la moindre pitié le carnage sur ses rétines.
— Ce que nous avons fait ? Ce que nous avons fait ! tonna-t-il en roulements de foudre. C'est vous défendre, bordel de merde ! C'est faire barrage de nos corps ! C'est mourir pour que vous puissiez vivre ! Pendant que vous – vous tous ! – vous restiez planqués ! Bien à l'abri ! Je vous interdit de détourner le regard ! Observez donc ! Contemplez le prix de votre vie !
— Je le vois, Kyle... Je ne le vois que trop bien. Et il est bien trop onéreux...
En réponse, le défenseur de Saned s'apprêta à envoyer le maire ventripotent valdinguer dans la foule, mais une main se posa sur son épaule en un étrange mélange de délicatesse et de fermeté. Un simple contact qui parvint à contenir le geste de violence. Il fut ensuite tirer en arrière par cette main, qui ne pouvait appartenir qu'à Enmyo, pour leur permettre, côte à côte, de faire face à Shepard.
— Rien n'est plus précieux que la liberté. Personnellement, à une vie d'entraves, je préfère une mort libre.
Le maire cligna des yeux avec surprise.
— Vous sortez d'où vous ? Et de quoi est-ce que vous vous mêlez ?
— De vous apportez l'aide que vous réclamiez désespérément dans vos appels radios.
Le froncement de sourcils du maire se lissa instantanément et ses joues se colorèrent d'espoir.
— Vous êtes un rebelle ? De quel groupe faites-vous partie ? Les Fils de la Mère Patrie ? Les Ours de la Taïga ? Ou... non, vous n'avez pas vraiment le profil d'un Cavaliers des Steppes.
— Ces groupuscules ne sont aucunement des révolutionnaires, mais des nationalistes d'un autre temps. Pour ma part, ma seule patrie reste et restera l'humanité. Tout comme pour les autres phœnix.
Un silence enfla et s'épaissit, au point d'en devenir gênant.
— Les Phœnix ? finit par répéter Shepard avec une moue de dépit. Jamais entendu parler...
— Alors il vous suffit d'écouter.
D'un bond aérien, Enmyo atterrit sur un muret pour dominer l'ensemble de la foule. Les rayons du soleil levant frappèrent de plein fouet son uniforme et ses cheveux, avivant le feu et l'or du tissu et la cascade d'argent en miroitement éblouissant. Un clapotis de stupeur ruissela de la houle humaine qui fut bien vite couvert par la voix de harpe transcendante :
— Sous la férule de la Fédération Terrienne, notre monde se meurt. Elle le brûle à outrance, par tous les bouts imaginables pour endormir l'humanité dans une douce chaleur, lui faire oublier par le confort qu'à ce rythme, il ne restera plus que des cendres. Seulement, de ces cendres, nous, les phœnix, souhaitons faire renaître un monde nouveau. Sans obéissance aveugle. Sans restriction de pensées, d'idées, de mouvements, de différences, de cultes, de langages, d'expressions. Où les libertés fondamentales ne seront pas bafouées quotidiennement. Où les camps pour Enfants de la Fédération deviendront des écoles, les commissariats des infothèques, les prisons des lieux d'évasion. Où le fanatisme s'éclipsera face au savoir. Où aucun être humain ne se retrouvera écarté, marginalisé, massacré pour servir d'exemple.
Le bras d'Enmyo se brandit vers la foule.
— Vous autres, survivants des Terres Désolées, êtes ceux qui avez le plus souffert de la tyrannie fédérée. Chaque jour, vos conditions de vie se dégradent par la faute du dérèglement climatique, des rejets de déchets toxiques, du détournement des cours d'eau. Même quand la Fédération prétend vous aider, c'est pour vous exterminer. Il n'est donc que justice que vous soyez les pionniers de la révolution. Je vous le demande, de qui, à part vous, pourrait survenir le sursaut vital de la révolte ?
La glotte d'Enmyo sculptait l'air en bloc de son, conférait corps et matière là où toutes autres personnes n'aurait souffler que du vide. En réponse, les regards se mirent à briller, les têtes se dressèrent et les bustes se gonflèrent. Les villageois approuvaient sans même s'en rendre compte celui sur lequel ils avaient failli se jeter une poignée de minutes auparavant. Pour certains, une pointe d'admiration étincelait même dans les rétines.
— La Fédération, dans sa démence de contrôle, nous a interdit d'avoir des frères et des sœurs. Deux mots qu'elle a rayés de son vocabulaire. Et bien, en premier geste de révolte, devenons des frères et des sœurs les uns pour les autres ! Unissons-nous, nous, les opprimés ! Rêvons ensemble d'un futur commun ! Battons-nous pour l'incarner ! Entrons dans l'Histoire comme ceux qui ont osé ! Devenons les héros de nos enfants ! De nos familles ! De l'humanité !
Une pause. Un silence olympien. Toutes les personnes présentes retinrent leurs souffles, comme si ne serait-ce que chuchoter aurait brisé ce moment suspendu. Cet instant rare où un frisson commun d'excitation et d'enthousiasme électrisait les individus, sautait des uns aux autres, les liait en un grand tout, un bloc, un roc. Le poing d'Enmyo qui se dressa avec une lenteur solennelle ne fit que bouillir de plus belle cette ivresse sous pression.
— REJOIGNEZ LA RÉBELLION !
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