L'inconnu tendit une main à Kyle qui la saisit de bonne grâce pour se relever. Le monde tangua légèrement sous ses pieds l'espace d'un instant. Toujours sous le choc d'avoir échappé de si peu à la mort, il ne parvint qu'à balbutier un vague merci. Son sauveur se contenta de répondre par un sourire paisible.
Tout chez lui respirait une puissante sérénité.
Alors même qu'il venait de pourfendre une feuille de blindage à l'aide d'un simple sabre ; comme si cet exploit impossible s'avérait au contraire des plus banals. Il affichait un calme olympien qui ne s'effrita nullement face à la désolation, au bourbier de sang, au cimetière à ciel ouvert qu'étaient devenus les landes de Saned. Ni devant les restes huileux des seize machines.
Cet absence de toute surprise, répulsion ou horreur troubla Kyle au plus haut point. D'autant plus que, en dépit de son uniforme tissé d'or et de feu, l'étranger s'envolait à une hauteur stratosphérique des stéréotypes du soldat blasé par les carnages. En effet, les traits harmonieux de son visage, presque féminins, s'agençaient en des lèvres finement dessinées, de hautes pommettes saillantes et des pupilles hypnotiques cerclées d'un acier bleu. Cet aspect androgyne se renforçait grâce aux cascades de cheveux argentés qui coulaient sur ses épaules, ainsi qu'à une silhouette svelte, aérienne et féline. Même immobile, une beauté pure, une grâce angélique enveloppait cet être incapable de se cantonner à un seul genre.
— Encore merci à vous... répéta Kyle, intimidé par l'étrange charisme de la créature énigmatique, presque trop parfaite pour être humaine. Mais... qui êtes-vous ? Et que venez-vous faire dans notre village ?
— Je me nomme Enmyo. Je suis les renforts que vous avez demandés.
La voix envoûtante vibrait avec la délicatesse des cordes à peine frôlées d'une harpe. Une résonance à l'image de sa plastique digne d'une divinité ; si au-delà de toute les basses considérations terrestres qu'elle ne s'entravait ni d'âge ni de sexe ni de la moindre limite. Kyle secoua la tête comme pour émerger d'un songe. Les notes de la virtuose mélodie lui avaient tiré un froncement de sourcil.
— Vous avez dit « les renforts » ?
— En effet.
Le regard de Kyle s'égara en direction de la mairie. Jacob Shepard hurlait certainement toujours à travers le micro de sa radio, inconscient que ses appels dans le vide avait trouvé un auditoire. Sa désertion du champ de bataille laissait à présent dans la bouche de Kyle un goût beaucoup moins amer : sans lui, nul sauveur ne serait venu l'extirper d'entre les griffes mécaniques de la mort.
Il porta ensuite son attention sur le pistolet et le sabre qui constituaient les seules armes d'Enmyo. Puis sur les alentours. Le groupe de survivants qui s'approchait avec prudence. Les bois lointains. Les landes enneigées. Les barricades ensanglantées. Les premières maisons ravagées d'impacts. Aucun autre inconnu n'était visible.
— Les renforts ?
— C'est ce que j'ai dit.
— Seul ? ironisa Kyle en un grognement. Vous avez eu de la chance qu'il n'y ait plus qu'une seule machine et non tout l'escadron. Sinon, le seul renfort que vous auriez pu nous apporter, c'est nous regarder mourir.
— Au contraire, cela n'aurait rien changé.
Ces propos, absurdes dans la bouche d'un autre, carillonnaient pourtant sur l'octave de la vérité dans celle d'Enmyo. Kyle ne put répondre que par un mutisme consterné. Cet instant de flottement vit émerger les premiers villageois des ruelles boueuses. Le silence assourdissant les avait alertés de la fin de la bataille. D'une démarche craintive, ils avançaient à pas de chat afin d'en connaître le dénouement. Ils s'agglutinèrent autour du groupe de survivants, de Kyle et d'Enmyo.
— Où sont les autres ?
La question chevrotante avait fusé d'une vielle femme répondant au nom de Magdalena Petersberg. Kyle ne put supporter de lire l'effarement dans ses yeux jaunis par l'âge ou l'horreur qui étirait les rides de son visage parcheminé. L'interrogation se répandit sur toutes les lèvres. Il baissa les yeux pour ne plus avoir à leur faire face, pour fuir la nuée d'éclats qui brillait encore d'un espoir désespéré.
— Tous ceux qui ont survécu sont ici.
Les lueurs des regards s'éteignirent d'un même ensemble, la réponse de Kyle ayant joué le rôle d'interrupteur. Lentement, des poings se serrèrent. Des visages se fermèrent. Des larmes perlèrent. Mais tous refusèrent d'admettre la terrible vérité. Ils se précipitèrent vers les barricades, certain titubant d'égarement et d'autres bondissant de frayeur. Les familles et les amis trouvèrent les giclées pourpres de ce qui fut leurs proches.
Alfred Spencer serrait le corps sans vie de sa fille. Entre ses bras, sous son étreinte de père impuissant, la jeune Alexandra ballottait atrocement en tout sens, se désarticulant avec la facilité d'une poupée de chiffon. Ce qui jaillissait de sa gorge n'était plus une voix mais des fêlures et des déchirements. Plus loin, un enfant suppliait sa grande sœur de se réveiller, la tirant par la manche pour l'aider à se relever, s'écrasant au final contre elle en pleurs. Un homme fermait les yeux d'un ami vitrifiés par la mort. Une villageoise en état de choc tentait de recoller le buste déchiqueté de sa compagne avec les amas écorchés des jambes. Le docteur Zed hurlait des ordres tout en essayant de réanimer un adolescent au visage ravagé. De partout, les gémissements montèrent. Des sanglots éclatèrent. Des plaintes dissonèrent en un affreux chœur funèbre.
— C'est encore pire que tout à l'heure... cracha Fedor sur le point de vomir, de fondre en larmes, d'exploser de rage ou les trois à la fois en même temps. Je peux plus supporter ça !
— Je suis entièrement d'accord avec vous, étaya Enmyo. Il est temps de mettre un terme à cette folie.
Il s'avança d'un pas vers l'arc de villageois. Son regard ignora la masse pour pénétrer tour à tour chaque individu. Sa voix de harpe résonna alors avec plus de force, plus de gravité :
— J'ignore si vous le savez, mais votre attaque n'est pas un cas isolé. La Fédération Terrienne massacre des communautés comme la vôtre dans toutes les Terres Désolées du monde depuis plus d'un mois à présent. Elle le fait au vu et au su de tous, usant d'une pandémie inventée de toute pièce pour s'affubler de l'étoffe des héros. Ou, si vous préférez une version plus littérale, comment transmuter un génocide en sauvegarde de l'humanité.
Une vague d'incrédulité engloutit les villageois. Aucun ne paraissait savoir quoi répondre ou comment réagir. Et infiniment rares étaient ceux capables de supporter un contact prolongé avec les yeux d'acier.
— Attendez un peu !
Mona Sveltilskaïa fendit la foule tout comme la placidité ambiante. Elle se posta face à Enmyo, insensible à son charme à la fois hypnotique et écrasant. Bien au contraire, le pli de sa bouche, le froncement de ses sourcils et les poings fermés sur les hanches lui opposaient une implacable défiance, un scepticisme forcené.
— On nage en pleine théorie du complot ! Vous pensez réellement que la pandémie n'est qu'une excuse ? Que même la fédération pourrait couvrir un génocide à l'échelle planétaire ? Ou que notre extermination lui apporterait quoi que ce soit ?
— Est-ce si dur à imaginer ? réagit Enmyo sans se départir de sa sérénité. Pour ma part, j'ai au contraire beaucoup de mal à accepter l'existence d'un agent infectieux capable de se répandre sans vecteur de transmission. Il saute de Terres Désolées en Terres Désolées tout en épargnant les « territoires civilisés » de notre chère Fédération. Vous vous apprêtez à me rétorquer « Dans ce cas, pourquoi choisir une épidémie comme couverture ? », n'est-ce pas ?
Mona, bouche entrouverte, les yeux réduits à l'état de fente, hocha la tête avec réticence.
— Parce que la dernière pandémie remonte à moins de vingt ans. Elle est encore vive dans les souvenirs. Sa simple évocation suffit à susciter la frayeur. La perspective d'en vivre une deuxième ne peut donc qu'engendrer une terreur sans nom. Une terreur qui ne se soucie ni d'interrogations, ni de logique, ni de remise en question. Elle en est même le répulsif : la terreur nous pousse aveuglément à nier l'existence de sa source ou bien à l'oblitérer. Mais qu'importe. Quel que ce soit l'échéance, elle rend perméable notre esprit aux paroles répétées et matraquées, estampillées du sceau bien souvent chimérique de l'érudition, qui apportent des réponses, même fallacieuses. En l'occurrence, celles des dirigeants de la Fédération Terrienne via les médias de masse.
Le tempo de la voix mélodieuse s'accéléra brutalement. Les cordes de harpes s'effacèrent au profit des percussions d'une peau de tambour. Calme et délicatesse se muèrent en fracas de mots, en explosions de conviction, en sauvage libération :
— Ces mêmes médias qui sont l'unique fenêtre sur le monde des citoyens de la Fédération. Des citoyens qui ne perçoivent d'ailleurs plus qu'une seule réalité : celle émise par les télévisions, les tablettes, les radios ou les journaux. Nous avons plus confiance en la salve de photons trafiqués d'un écran qu'en nos propres expériences, notre propre raisonnement, notre propre conscience. Ainsi, si les journaux du soir prétendent qu'un virus existe, c'est qu'il existe. Si les charniers sont remplis des victimes de ce même virus, brûlées pour en stopper la prolifération, alors ainsi soit-il. Et si les impacts de balles, les douilles qui jonchent le sol et les cadavres ensanglantés n'apparaissent pas sur le voile haute définition de la vérité, c'est qu'ils n'existent tout simplement pas.
Un brasier enflamma les rétines d'Enmyo, magnifia la grâce de son visage et se répandit le long de ses membres en gestes fluides.
— L'intérêt de tout cela, terriens et terriennes, est de tout simplement faire disparaître les derniers bastions de pensées libres, les ultimes refuges de visions divergentes, les rares terreaux propices aux idées alternatives. Vous êtes les derniers électrons libres de l'atome fédéré. La dernière menace. La fédération ne prendra plus le risque de vous caricaturer en brute écervelée afin d'effrayer sa population sur les « déviants », les « marginaux »ou tous ceux qui n'ont pas un « comportement adapté ».Elle se trouvera un nouvel épouvantail et vous exterminera jusqu'au dernier. Le monde lui appartiendra alors corps et âme.
Les dernières déclarations flottèrent longuement au-dessus des sanglots qui provenaient toujours des barricades. Même Mona hésita à répliquer. Tout du moins, l'espace d'une poignée de secondes, ce qui constituait une première pour elle.
— Mais vous êtes qui, bon sang ? Vous croyez que vous pouvez débarquer comme ça et jouer les prophètes de la fin des temps ! La peur est déjà assez présente ici sans que vous vous amusiez à l'attiser !
— La peur est l'arme de prédilection de la Fédération, non la mienne. Je me borne à étaler ma vérité, sans chercher à susciter un émoi particulier. Libre à vous de partager ma vision du futur ou de la rejeter. Toutefois, quel que soit votre avis sur mes « prophéties », sachez que je viens vous tendre la main. Une main que, à en croire l'appel radio de votre maire, vous êtes déjà prêts à saisir.
— Appel radio ? Nous tendre la main ? répéta Mona en crachement de chatte déjà prête à sortir les griffes. De quoi est-ce que vous parlez ?
— Vous comprendrez sitôt que je me serai présenté, répondit-il, l'acide contenu dans chaque question glissant sur lui sans même le corroder. Je me prénomme Enmyo. Je suis le leader des révolutionnaires Phœnix. Nous sommes prêts à nous battre pour défendre les ultimes Terres Libres de la planète. Et, bien sûr, transformer la planète en Terres Libres.
— Pardon ?
Un rire nerveux échappa à Mona.
— Vous comptez renverser la Fédération Terrienne ? Rien que ça ?
Les villageois, par leur simple regard, discréditèrent clairement la santé mentale de l'être androgyne. Même les plus circonspects arboraient à présent le même masque de défiance que la blonde. Pourtant, Enmyo s'avança d'un pas, alla à l'encontre des doutes avec une confiance inébranlable, une puissance inoxydable.
— Aucune liberté ne saurait s'épanouir dans la bulle hyper-sécuritaire de la Fédération. Ce cocon de confort où le bonheur s'achète par la possession et la possession par l'obéissance. Où tout le monde doit contrôler tout le monde. Où les différences sont gommées au nom d'une chimérique égalité et non accepter comme elles devraient l'être. Où les droits se sont dégradés en devoirs. Où la terreur larvaire du pouvoir réduit au silence. Où la spirale d'une violence légale s'affole. Où, à la place de se préserver des excès de l'âge d'or, nous y sombrons corps et âme, en une triste parodie du style de vie de nos ancêtres, dans le seul but de ressusciter un petit morceau de paradis à soi, rien qu'à soi, au risque de plonger le reste du monde et du temps dans les enfers. Pour ces raisons loin d'être exhaustives, la Fédération Terrienne doit tomber. Mais nous, les Phœnix, ne serons pas ceux qui la pousseront dans le vide. Nous n'avons pas cette prétention. Cette poussée libératrice ne peut venir que de la population mondiale. Notre rôle se bornera – tout comme je le fais avec vous – à lui ouvrir les yeux, à proclamer notre réalité, à élargir les horizons, à prouver que la résistance comme la victoire sont encore possibles.
— Et vous pensez que la Fédération Terrienne se laissera sagement faire ? rétorqua vivement Mona en un mélange d'incrédulité et de consternation. Ils vont vous écraser tel un vulgaire moustique... Combien êtes-vous dans votre « révolution » ? Vous êtes seul ? Cent ? Dix-mille ? Allez, soyons folle, disons un million ! Ça n'a aucune importance ! La fédération compte des millions de soldats ! Des centaines de milliers d'androïdes de guerre ! Tout autant de drones de combat, de croiseurs navales, de bombardiers à réaction et de tanks blindés ! Vous voulez que j'en rajoute ? Bien ! Complétons cette armada avec un réseau satellite de surveillance mondiale !
— J'ai parfaitement conscience des forces de notre adversaire. Tout comme de ses faiblesses. La victoire, si elle ne peut s'obtenir que par les armes, nécessitera d'employer d'autres moyens plus subtils.
Mona lui décocha une exclamation de dédain.
— Même si vous parvenez à vaincre les probabilités qui vous destinent à une mort prompte, tout ce que vous accomplirez, c'est déclencher une guerre civile ! La planète se liquéfiera en un vaste océan de feu et de sang ! Sous vos grands airs, sous votre attitude faussement pacifiste, la liberté que vous nous promettez n'est que violence et chaos !
— Aucune chaîne ne se brise sans fureur. Notre révolte sera brutale, car c'est ainsi qu'elle doit être. C'est l'essence de toute insurrection : enragée, percutante, surprenante. Les victimes, les ravages et les scènes de guerre seront inévitables. Je ne cherche nullement à le dissimuler. Je l'assume qui plus est sans le moindre complexe car si nous détruisons ce monde, c'est pour en rebâtir un nouveau.
— Sur les cadavres de nos proches ? grinça Mona d'une rage froide, le regard perdu en direction des barricades. Avec les os de nos amis comme piliers ? La peau de nos familles en guise d'oriflammes ? Telles sont les fondations de votre nouveau monde ?
— Elle a raison ! renchérit un villageois perdu dans la foule qui ne cessait de grossir. Casse-toi, terroriste !
— On a pas besoinde toi, assassin !
— Bourreau !
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