Chapitre 49 : De brume et de sang (2/3)
Dans ce monde tissé de sang et de ténèbres, l'esprit de Kyle se fissura. Il se fractura, se disloqua, se vaporisa en une explosion de rage. Horreur, panique et terreur se consumèrent en volutes de cendres. Il n'était plus que magma. Un flot de lave bouillonnant dont les rugissements vrillaient ses propres tympans. Une coulée ardente sans la moindre conscience, sans aucun être. Une éruption incandescente. Un pur souffle de destruction.
Le katana siffla avec la puissance d'une pluie de scories. Il fondit l'acier de la dague en projection de limailles, la chair en éclaboussures de sang, avec une telle ardeur, une telle frénésie que son tranchant finit par dévorer la lame adverse. Le fil de l'arme se jeta à la gorge de son ennemi pour y tracer une estafilade écarlate.
Scar se recula précipitamment, jugulant l'écoulement visqueux d'une main. Avec un rictus plus dément que jamais, il crut sa dernière heure arriver. Mais le torrent de fureur ne lui prêtait déjà plus la moindre attention. Il se déversa sur les pillards qui avaient osé attoucher, palper, torturer Sophie de leur pulpe libidineuse.
Les flots de lame broyèrent le colosse en lambeaux de viande.
Sophie en profita pour retourner le pistolet de l'un de ses tortionnaires contre lui. Une volée de plomb perfora le bas-ventre de l'homme. Elle saisit ensuite la main de Kyle pour se relever et braqua l'arme de poing contre le pillard qui plaquait lui-même une carabine sur le crâne de Vlad. Dans un même ensemble, ses sept acolytes brandirent leur fusil d'assaut, achevant de clouer le couple sur place.
— Jette ce flingue, pauvre folle !
L'adolescent, sa jambe tordue en un angle impossible, le visage ravagé de souffrance, parvint tout de même à articuler un « non » silencieux. Ce qui ne fit que renforcer la détermination de Sophie. Ses bras tremblèrent. Ses doigts blanchirent contre la poignée de l'arme. Non de peur, mais d'une tension de haine absolue.
Des applaudissements lents et sonores les firent tous sursauter. Scar approchait, frappant ses mains l'une contre l'autre en la sordide délectation d'un public acclamant une mise à mort.
— Quel spectacle ! Que d'émotions !
Il s'immisça entre les parents et les preneurs d'otage.
— Quel moment ! Cette rage ! Cette décapitation loupée ! Ce tourbillon de mort ! Ce sauvetage désespéré ! Tu es décidément plein de surprise, légende ! Mais j'ai bien peur que la situation ne devienne inextricable !
Le masque de peau scarifiée se fendit d'une crevasse de démence.
— Je suis heureusement là pour la dénouer ! Que la vermine recule ! N'intervenez sous aucun prétexte ! Ta femme en fait partie, légende ! Qu'elle abandonne son arme ! À moins que vous ne souhaitez recevoir la cervelle de votre engeance en un chaude pluie ! Ah ! J'ai failli oublier le plus important : qu'une nouvelle lame trouve ses aises dans ma paume !
Il brandit un bras vers ses sous-fifres.
Contre toute attente, ce fut Kyle, plus vif à régir, qui lui balança un couteau de combat. Celui du tortionnaire à l'entrejambe déchiré qui était tombé à ses pieds. D'une pression dans le dos de sa femme, il lui fit comprendre ne posséder aucune autre alternative que l'obéissance. Un feulement de tigresse s'extirpa d'entre ses dents avant qu'elle ne se résolve à projeter le pistolet loin dans la neige. Elle effleura de la pulpe de ses doigts la main de Kyle et, après l'échange d'un profond regard, se recula contre la clôture.
Dans un silence de mort, Kyle fit face à la folle ivresse de Scar. Des traînées de doigts pourpres avaient beau barioler sa gorge, de sombres coulures pouvaient inonder sa poitrine, il n'en ressentait rien. Et pour cause... sous ces stigmates, les jaillissements sanguins s'étaient taris, bien trop vite, bien trop rapidement pour que cela puisse être naturel. En revanche, il n'en allait pas de même pour Kyle. Sa transe enragée lui avait certes permis de dominer Scar, mais elle s'était payée par un manque d'égard pour sa personne. Maintenant qu'elle se dissipait, que son esprit se reconnectait au corps, sa peau se cuisait de la brûlure d'innombrables coupures. De fines mais profondes lacérations par où suintaient sa force et son énergie. L'étoffe de son pyjama se gorgeait de sang comme la lune dans le ciel.
Pourtant, Kyle brandit son katana sans la moindre hésitation. Une résolution inébranlable, plus salutaire que toute frénésie, portait chacun de ses gestes : il délivrerait sa femme et son fils de ces monstres !
Le regard étincelant de détermination plongea dans les sombres précipices d'insanité. La neige s'envola sous les deux impulsions. Les lames sifflèrent. Elles se percutèrent en gerbe d'étincelles. La dague reprit le contrôle du duel. Kyle reculait à chaque attaque. Pour éviter de se retrouver acculé contre la barrière du potager, il esquiva de côté. La dague le poursuivit. À la place de fendre l'air, elle se perdit dans le plastique. Elle était profondément figée dans la prothèse de Kyle, retenue par l'aimant de la main. Le katana contraignit Scar à abandonner son arme. Il se jeta en arrière, se rétablit en une pose martiale. L'excitation malsaine qui distordait son être se volatilisa en un hoquet de douleur.
Il chancela de trois pas, révélant la fine silhouette de Sophie. Sa main se prolongeait du couteau qui avait menacé de lui trancher la gorge. Le couteau remis discrètement par Kyle lorsque ce dernier avait ramassé deux dagues et non une seule. Le couteau dont la lame dégoulinait d'une sève carmine.
Le sang de Scar.
— Dégagez ! s'époumona Sophie, d'un cri provenant des profondeurs de ses fibres. Dégagez et vous survivrez peut-être !
Les pillards levèrent pour toute réponse leur fusil.
— NON ! AUCUNE INTERVENTION, VERMINES ! LE SOUFFLE DE LEUR VIE M'APPARTIENT !
Les hurlements grondèrent en séismes, vibrant dans les os, figeant le monde, suspendant le temps lui-même. Des abysses de ténèbres engloutirent le masque de peau scarifiée. Une brutale folie, une sinistre insanité, une mortelle vésanie nageaient dans leurs profondeurs. Les courants d'une intelligence pernicieuse les articulèrent en un titanesque tourbillon. Un maelstrom qui aspira Sophie dans sa débâcle de poings et de pieds.
Kyle plongea à son secours pour l'en extirper. Il fut lui-même happé dans l'ouragan qui tourbillonnait, s'évanouissait face à leur lame et les cinglait de bourrasques de chair et d'os. Même les répliques les plus enragées, les plus imprévisibles ou les plus désespérées ne suscitèrent aucune accalmie. La tempête de démence anticipait la moindre de leur action, comme capable de percevoir des échos de l'avenir, comme si le temps s'écoulait plus lentement pour ses perceptions.
À tel point que la dague sauta des mains de Sophie dans celles de Scar. De caracole en pirouette, il s'infiltra à travers la défense de Kyle. Sa nouvelle lame trancha les attaches de la prothèse. Le morceau de plastique se détacha du moignon du chair. Il bringuebalait inutilement au bout d'une ultime lanière.
Kyle eut l'impression de revivre son amputation. Une sueur froide l'inonda. Il arracha furieusement le renfort devenu handicap. Il ne lui fallut qu'une seconde. Une seule et unique seconde. Une fatidique seconde. Lorsque la prothèse chut dans la neige brillant de rouge, Scar séquestrait Sophie. Il la maintenait d'un bras plus serré qu'un étau en travers de sa poitrine, le couteau de combat contre sa gorge. L'horrible rictus apparut à travers la cascade d'ébène. En sourdit une émanation d'outre-tombe :
— Que siffle le glas du châtiment !
Les émeraudes écartelées de peur s'accrochèrent à Kyle.
— Je t'aime ! Je t'ai toujours...
Le bras de Scar se déplia. La lame brilla d'un rayon de lune écarlate. Le souffle d'urgence se tarit en un chuintement écœurant. Un geyser de sang détrempa la neige. Un cri de Vlad déchira le monde. Sophie fut violemment poussé en avant. Elle vacilla, une paume sur la gorge, râlant atrocement à la recherche d'un nouveau souffle, et s'effondra. À la place de la terre glaciale, ce fut sur le corps chaud de Kyle qu'elle atterrit. Il la redressa contre sa poitrine, écarta les voilages en fibres de nuit, lui dégagea le nez et la bouche pour l'aider à respirer.
— Ça... ça va aller ! C'est rien ! Rien... qu'une petite entaille ! Tu vas t'en remettre !
— K-Kyle...
Les doigts de Sophie se soulevèrent pour caresser du bout de leur pulpe le visage de son amour, comme elle l'avait si souvent fait.
— Pro... Protège... notre... p-petit... gar... çoooon...
— Sophie ! Non ! Regarde-moi ! Sophie ! Reste consciente ! Respire, Sophie ! SOPHIE ! RESPIRE !!!!
La main qui masquait sa gorge glissa. Se dévoila un gouffre de sang. Plus aucun souffle ne tentait d'en percer le déluge poisseux. La poitrine s'immobilisa. Son visage tordu de douleur se figea en une rigidité éternelle. Les deux émeraudes de vivacité, de malice et de sagacité s'éteignirent. Les pierres précieuses devinrent pierres inertes.
— NOOOOOON !
Kyle enserra le corps de Sophie contre sa chair, contre son sang, contre son être entier avec une force brutalement désespérée, comme si, avec suffisamment de poigne, leurs corps pourraient fusionner, ne faire plus qu'un. Alors ils partageraient à deux sa chaleur, un cœur à battre et un souffle de vie ! Elle se réveillerait de ce cauchemar ! Ses joues se creuseraient d'un rire de le voir si affolé ! Ils seraient inséparables ! Toujours ! À jamais !
Mais rien ne produisit. L'emprise de la mort fut la plus forte.
Le monde s'écroula en une spirale de ténèbres.
Dans sa chute, un sanglot écartela Kyle en deux. Il lui perfora la poitrine telle une bête furieuse, lacérant à coups de griffes un passage vers l'extérieur. Elle se débattit en souffles écorchés de sa bouche, s'échappa de ses yeux en coulées brûlantes. Sans jamais s'arrêter. Crescendo. Elle corrodait chaque nerf en filament de souffrance, dans un supplice plus terrible que toute agonie.
Le râle honni rendit brutalement consistance au monde :
— Voici le prix de tes écarts, légende. Sanction a été rendue.
Kyle releva la tête. Le rictus malsain s'incrusta sur ses rétines.
— Sache que je ne suis pas un monstre. Je rendrai hommage à ta femme... à ma manière. Elle aura d'ailleurs droit à un emplacement de choix !
Son index cadavérique désigna l'espace entre ses deux yeux. C'était le seul arpent de peau exempt de la moindre cicatrice. Leur macabre signification devint évidente. Les centaines d'étoiles gravées dans le sang symbolisaient l'une des victimes de ce psychopathe. De funèbres constellations dont la contemplation ou le toucher lui permettaient, en noires réminiscences, de se délecter d'une ancienne agonie. Il portait une peau en cosmos de mort.
— Lève-toi, légende ! Brandis ton sabre ! Donne-moi encore un frisson ! Prouve-moi que l'apex de l'excitation n'est pas encore survenu ! Plus, légende, il m'en faut plus ! À moins que tu ne préfères que je rende également hommage à ton engeance.
Le regard de Kyle s'égara sur son fils. Figé telle une statue. L'horreur en guise de visage. Plus rien ne pulsait en lui, sa peau pétrifiée en un granit inanimé. Dénué d'âme, sans esprit, sans vie. Un vide livide. Un néant d'où sourdaient des larmes silencieuses, sans aucun bruit, sans aucun sanglot. Une prostration sur soi-même, dernier rempart avant la folie.
Le voir ainsi, lui, qui avait toujours été si plein de vitalité, toujours en mouvement, toujours vif, fulgurant et curieux, broya le vide dans la poitrine de Kyle. Pas lui... C'était impossible ! Il ne finirait pas comme sa grand-mère ! Il ne finirait pas prisonnier de sa tête ! Et jamais – jamais ! – il ne serait dépossédé de son essence truculente ! La vie circulerait à nouveau dans ses veines et dans les circonvolutions de son esprit à gros bouillons, ardemment, passionnément !
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