Chapitre 47 : Après la pluie, le beau temps (2/2)
— Papa !
La voix claire de son fils balaya sa morosité et le força à esquisser un sourire face aux trois adolescents. Vlad lui ressemblait plus que jamais avec sa nouvelle armure de cuir. Sans la noirceur d'encre de ses cheveux et les grandes prunelles pétillantes de curiosité, il aurait même pu se croire en face d'un miroir. Seule une dizaine de centimètres les séparait encore du reflet parfait.
Edward, lui, avait un peu près le même âge que Vlad. Pour autant, il dépassait déjà d'une tête même ses camarades les plus âgés. Sa subite poussée de croissance lui donnait une silhouette élancée, filiforme, presque dégingandé qui, avec les éclaboussures de ses tâches de rousseur et ses cheveux flamboyants, suscitaient la taquinerie de ses camardes. Quant à Mathilda, elle n'avait rien perdu de sa pureté angélique. Bien au contraire, sa beauté enfantine s'affinait en celle d'une femme. Ses yeux céruléens habités d'une lueur espiègle, sa démarche aussi aérienne qu'un souffle de vent et sa délicate toison de ruissellements solaires la propulsaient au rang de merveille tombée du ciel.
— Papa ! Encore merci pour l'épée !
— Elle est vraiment trop cool ! renchérit Edward avec son habituelle malice. Pas autant que votre katana, m'sieur Kyle, mais cool quand même !
— Ce qui serait vraiment génial, intervint Mathilda, ce serait de les voir s'affronter !
— Qu'est-ce que tu en dis, papa ? On se livre un duel ?
— C'est d'accord. Il est temps que tu apprennes à combattre avec une véritable épée de fer et d'acier.
Les visages des trois adolescents s'illuminèrent. Avant que leur joie ne se traduise en cris et exultations, Kyle ajouta en désignant le sabre en bois d'Edward :
— Tu vas voir... ce n'est pas la même chose que ces jouets. Tu ne dois plus te contenter de frapper et parer. Tu dois trancher, tailler et piquer. Tant que tu n'y parviendras pas, peu importe la lame entre tes mains, elle sera condamnée à l'émoussement par ton inexpérience. Je vais d'ailleurs te le prouver. Aujourd'hui et pour les mois à venir, ce n'est pas avec mon katana que je te vaincrai. Un simple bout de bois me suffira.
Il tendit la main vers Edward qui lui remit son sabre d'entraînement. Le désappointement des trois adolescents se volatilisa sitôt que Kyle envoya Vlad chercher son épée. Lorsqu'ils se firent face sur la place du village, le fils et le père ne tardèrent pas à devenir le centre de l'attention. Un demi arc de spectateurs s'agrégea autour d'Edward, Mathilda et Sophie. Sous les acclamations impatientes, les clameurs survoltées et les bruissements d'appréhension, l'acier et le bois s'entrechoquèrent.
La vivacité animale de Vlad ne surprit guère Kyle. Il avait eu un nombre incalculable d'occasion de la voir à l'œuvre et tout autant de s'y frotter. Il n'eut aucune difficulté à la contrecarrer, tout comme la plus grande endurance et la plus grande fougue de la jeunesse, par sa plus profonde expérience. Ce qu'il n'avait pas prévu, en revanche, c'était à quel point son fils s'adapterait vite à sa nouvelle arme. L'intelligence diabolique du jeune bretteur déversait pluies d'estocs, de tailles et de frappes. Il ne répétait les prémices d'une attaque déjà employée que pour opérer un décalage de dernière seconde des plus inattendus. Si bien que Kyle ne put se contenter de dévier la lame en frappant son plat mais en parant. Les copeaux de bois volaient à chaque impact. Les entailles se creusaient sur la lame d'entraînement tandis que celle d'acier demeurait naturellement intacte de mordant.
Le combat spectaculaire laissa coi le public en pleine expansion. Ils comprenaient à présent pourquoi Kyle s'était hissé malgré lui au rang de légende : même avec un bras artificiel et une vulgaire brindille, il parvenait à tenir tête à un escrimeur aussi fougueux que Vlad. La fatigue ralentissait toutefois les gestes du père. Sa garde fut brisée et seule une feinte le préserva de la défaite. Vlad, implacable, revint immédiatement à la charge. La lame d'acier trancha net le bois. Le fil de son mordant se suspendit à deux doigts de l'épaule de Kyle.
Les spectateurs, incrédules, crièrent une bordée d'ovations. Kyle se joint à eux, animé d'une incroyable fierté. Ses propres entraînements avec Irina lui revinrent en mémoire. Ce qu'il avait mis des mois à assimiler, Vlad y était parvenu en une poignée de minutes. Edward et Mathilda se détachèrent du public pour chacun lever un bras du vainqueur. Il paraissait abasourdi par sa propre réussite.
— La prochaine fois, dit Kyle tandis que la petite foule se dispersait, je t'affronterai en égal. Car c'est ce que tu es déjà. Si ce n'est plus. Tu es de loin le meilleur escrimeur que j'ai jamais affronté de ma vie.
Face à cette éloge, Vlad resta muet, étranglé par l'émotion. Tout le contraire d'Edward, la malice toujours au bout de la langue :
— Vous êtes sérieux, m'sieur Kyle ? Ça veut dire que c'est lui notre prof maintenant ?
Mathilda lui asséna un coup de coude dans les côtes.
— Tu as vu le même combat que nous ou quoi ? l'incendia-t-elle en ignorant ses grommellements de douleur. Vlad n'avait que des avantages ! C'est déjà une prouesse d'avoir tenu aussi longtemps ! À sa place, on se serait fait déchirer en moins de deux !
Le visage à la peau de porcelaine se leva vers Kyle.
— Pourtant, professeur, on vous l'avait bien dit ! Vous auriez dû prendre votre katana !
— Tu as raison, Mathilda, comme souvent. J'ai l'impression que Sophie a réussi à te transmettre sa sagesse. La prochaine fois, je ne manquerai pas de suivre tes conseils !
Un même sourire étira les lèvres du trio.
— Vous dites ça parce qu'elle est juste derrière vous, hein m'sieur Kyle ?
Il jeta un regard par-dessus son épaule. Effectivement, Sophie, un peu en retrait et bras croisés sur la poitrine, les observait. À l'expression de son visage, les adolescents devinèrent qu'elle souhaitait se retrouver seule avec Kyle. Vlad choisit le prétexte d'aller ranger son épée et ses cadeaux pour s'éclipser avec ses deux amis. Sophie s'avança. Les deux émeraudes taillèrent un regard encore plus perçant qu'à l'accoutumé.
— Que se passe-t-il, Sophie ?
— Tu t'es pris des mauvais coups aujourd'hui...
La pulpe de ses doigts effleura sa mâchoire toujours endolorie par un coup de coude et se posa sur son épaule frôlée par la lame de Vlad.
— Tu devras redoubler d'attention quand tu t'entraîneras avec lui. J'aimerais aussi savoir une chose... Pourquoi vos entraînements glissent-ils doucement du cours d'escrime à de véritables combats ? Pourquoi l'entraînes-tu comme un soldat dans tes leçons de chasse ? Ce n'est quand même pas pour... pour le préparer à ta succession ?
— Et si c'était le cas ?
— Je te demanderais si tu en ferais de même avec tes deux bras. Je sais que tu n'aimes pas en parler, mais tu as beau essayé de le cacher, je sais que ton bras te fait souffrir, tant physiquement, par ses douleurs fantômes, que psychologiquement, par l'altération de l'image que tu avais de toi-même. Je pense qu'il est grand temps d'en parler. Et je te préviens, n'essaie pas encore d'esquiver !
Kyle se mura dans le silence, incapable d'articuler le moindre son.
— S'il te plaît, parle-moi... Dis n'importe quoi, Kyle...
La voix de cristal, par petits tapotements doux et réguliers, parvint à déchausser une des briques emprisonnant celle de son compagnon.
— Avec un ou deux bras, je reste Kyle Godraon. Ça fait un sacré bout de temps que je l'ai compris. Et même si, au réveil, j'ai parfois l'espoir de revoir ma main gauche au bout de mon bras, ce fantasme se dissipe avec la brume des rêves. J'ai accepté depuis des années avoir un handicap, mais refusé de devenir un handicapé. À la place, je suis l'homme qui t'aime. Je suis le père de Vlad. Je suis le professeur d'une bande de garnements. Je suis l'ami de Jim. Je suis le chef des chasseurs. Je suis le défenseur de ce village. Je suis l'ancien capitaine d'une meute. Rien, jamais, n'y changera quoi que ce soit.
Ces épanchements le rendirent pantelant. Il se força pourtant à poursuivre :
— Tu te trompes, mon amour. Ce n'est pas mon amputation qui me pousse à redoubler de rigueur dans mes leçons avec Vlad. C'est un autre handicap auquel nous sommes tous soumis : le temps. Il passe si vite... Il file entre nos doigts comme de l'eau. J'en ressens déjà l'emprise. Je ne suis plus aussi vif qu'avant. La preuve : il y a dix ans, même désarmé, je n'aurais pas perdu le duel.
La commissures des lèvres de Sophie se releva d'espièglerie.
— C'est vrai que tu t'empâtes... Et je vois d'ici tes premiers cheveux gris ! Ils sont au moins des dizaines ! Non, que dis-je, des centaines ! Il y a pas à dire, c'est moche la quarantaine ! Te voilà incessamment condamné à la déliquescence de la vieillesse ! Prends garde ! Voici venir l'incontinence derrière toi ! Fuis avant qu'elle ne mouille tes caleçons !
— Vas-y, moque-toi. Je te rappelle que tu as trois ans de plus que moi !
— Peut-être... Mais moi, je prends de l'âge, je ne vieillis pas !
Ils s'échangèrent un regard complice qui les mena au partage d'un rire aérien.
— Il y a une autre raison pour laquelle j'entraîne plus intensément Vlad, reprit Kyle en retrouvant son sérieux. Tu l'as certainement déjà devinée : Saned ne sera pas éternellement épargné des horreurs du monde.
— Tu veux parler des Dragons Rouges ?
— Oui et non. Ils n'approcheront certainement jamais de Saned, mais si ce n'est pas eux, une autre bande de pillards le fera. Lorsque ce jour viendra, Vlad doit être prêt à y survivre. Il doit réussir à protéger le village, à mener les autres en une résistance efficace. Et je suis persuadé qu'il accomplira bien plus.
Les deux éclats d'émeraude se dissimulèrent sous un pli de méfiance.
— Qu'est-ce que tu entends par là ?
— Que Vlad va devenir quelqu'un d'exceptionnel. Je ne dis pas ça uniquement parce que c'est notre fils. Il y a quelque chose de particulier en lui. Tout ce qu'il fait, il l'entreprend avec brio : il est le meilleur élève de ta classe, le plus talentueux des escrimeurs et en passe de devenir le plus affûté des chasseurs. Il vous aide, Mona et toi, dans la réparation de machines auxquelles je ne comprends rien. Il redonne vie aux plantes que tout le monde jugerait bonne à arracher. Le docteur Zed fait de plus en plus souvent appel à lui pour l'assister. Il s'entend avec le village entier. Et tout ça, il le fait avec une facilité déconcertante, mais surtout avec une modestie naturelle, sans en tirer le moindre orgueil. Il utilise sa plus grande force pour élever les autres, non les rabaisser.
Un nouveau sourire embellit le visage de Sophie.
— Tu te souviens de ce que je t'ai dit le soir de nos retrouvailles ? Qu'ensemble, nous formerons une famille. Et c'est ce que nous avons réussi, Kyle.
— C'est vrai... Mais il n'y a pas que ça. Ce qui se dégage de Vlad... Cette grandeur... cette aura... Il me rappelle quelqu'un.
— Qui ça ?
— Enmyo.
Sophie plaqua immédiatement une main sur ses lèvres.
— Tais-toi ! asséna-t-elle en un murmure, fouillant du regard la place du village. Ne répète jamais ça ! Vlad crois tout ce qui sort de ta bouche ! Ne lui mets pas en tête qu'il ressemble à ce type ! N'insinue jamais devant lui qu'il peut devenir le sauveur du monde ! Je refuse qu'il connaisse la même fin tragique ! Je t'en prie, Kyle ! Ne le lance pas dans une folle croisade ! Tu me le promets ?
Le barrage de doigts se détacha.
— Je te le promets. Tu n'as aucune crainte à avoir : je n'ai pas plus envie que toi de le voir nous quitter. Il faut toutefois être lucide. Vlad brûle d'un désir d'aventures, et je pense que c'est bien plus qu'un jeu avec Edward et Mathilda. Il partira un jour ou l'autre. Face aux horreurs du monde, tu penses vraiment qu'il y restera insensible ? Qu'il ne fera pas tout son possible pour les combattre ?
— Décidément, les Godraon... soupira Sophie en un étrange mélange de lassitude et de fierté. Bien sûr qu'il les combattra. Mais Kyle... s'il y a bien une chose que je ne souhaite pas que tu lui transmettes, c'est ta manie de prendre tous les malheurs du monde sur tes épaules. Tu devrais te délester d'un peu du fardeau que tu portes. Il est temps que tu te pardonnes sinon le poids de la Terre finira par t'écraser. Tu n'es qu'un homme comme les autres, pas un titan.
Un long silence plana. Kyle, incapable de le briser, hocha de la tête. Il n'avait pas le droit d'espérer que son fils réparerait un jour ses fautes et celles des Phœnix. Sophie n'avait que trop raison : si cette charge s'avérait déjà trop lourde pour un homme, elle ne pouvait être qu'incommensurable pour un adolescent. Ses regrets demeureraient les siens.
Quant à se pardonner... peut-être y parviendrait-il un jour.
— Allez, viens, mon Atlas ! le taquina Sophie en passant un bras sous le sien pour l'entraîner vers les diverses activités du village. Profitons de cet belle après-midi ensemble !
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