Chapitre 47 : Après la pluie, le beau temps (1/2)
Les villageois reléguèrent bien vite Tolia dans les oubliettes du passé. La plupart de ses jeunes camarades, avec la capacité d'adaptation inhérente à l'enfance, ne tardèrent pas à les imiter. Et les autres – à l'image de Sven, Mathilda, Edward, Vlad, Kyle ou Sophie – ne purent que faire semblant d'y parvenir. Leurs regards s'égaraient bien souvent vers la colline du cimetière, dernière demeure du jeune adolescent, pour lui adresser un éloge silencieux, communier le manque de sa présence ou déchirer le suaire de mensonge enveloppant sa mort.
À l'approche des belles saisons, les aquilons givrants de l'hiver se muèrent en violentes bourrasque de terreur. Les bandes de pillards prenaient enfin pour Saned une forme, un nom et une identité : les Dragons Rouges. Ces énergumènes rôdaient autour des montagnes de l'Oural. Décrits par les marchands comme un escadron de la mort, ils s'amnistiaient de leurs crimes sous prétexte d'incarner les « sauveurs de l'humanité ».
Afin de dissiper l'angoisse asphyxiante de cette nouvelle menace, ne serait-ce qu'un fugace instant, Kyle et Sophie profitèrent du seizième anniversaire de Vlad pour rassembler le village en une joyeuse festivité. Les quatre-vingts convives se réunirent dans la vaste et élégante salle de réception du manoir, généreusement prêtée par Lander et égayée de couleurs chatoyantes par les orphelins. Dans un joyeux brouhaha, les enfants se coursaient en riant aux éclats. Ils louvoyaient entre les tables, les chaises et les grappes d'adultes d'où s'élevaient des rumeurs de conversations, de plaisanteries et d'allégresse.
Le fumet qui s'éleva des cuisines poussa ce petit monde à se mettre à table où les rejoignirent des côtes, des épaules, des cuissots et du rôti d'élan, accompagnés de sauces, d'aromates, de champignons, de légumes et de tubercules en tout genre. Cette profusion de plats et de saveurs valut une ovation à Ingrid Gravin, Levgueni Sobolev, Jim Lane et Sonia qui avaient concocté le festin. Ainsi, bien sûr, qu'à la brigade de chasseurs qui avait ramené ce noble gibier de leur expédition. L'euphorie de la bonne chère s'enivra des flots de bière et d'eau de vie. Les tonnelets provenaient de la Fosse aux Trois Épées et la qualité artisanale de l'alcool tira des claquements de langue appréciateurs ou des grimaces de brûlure. Une liesse réconfortante et bon enfant enveloppa la salle.
Kyle et Sophie se régalèrent à la fois des mets succulents et des innombrables histoires de Magdalena Petersberg. Jim et Sonia se collaient épaule contre épaule pour s'échanger de discrets murmures. En bout de tablée, le docteur Zed, le maire Shepard, Mona Sveltilskaïa et le directeur Lander s'échangeaient des calembours, chaque échec se punissant d'une rasade d'eau de vie. Les enfants trépignaient de joie sur leur siège. Ingrid et deux autres parents les chapeautaient. Ils ne durent intervenir qu'en de rares occasions, essentiellement pour éviter que des ailes ne poussent à la nourriture. Au centre de l'attention, Vlad répondait d'un sourire timide aux torrents d'acclamations en l'honneur de son anniversaire, avant de replonger dans un fou rire avec Edward et Mathilda.
À la fin du repas, Jacob Shepard s'éclipsa discrètement pour revenir avec une guitare. Même si l'instrument artisanal ne payait pas de mine, les cordes vibrèrent en une mélodie entraînante. Les harmoniques prirent un air d'anniversaire, soutenues par des chants et des claquements de mains de l'auditoire. Les desserts en profitèrent pour rentrer dans la danse. Sous des exclamations admiratives, les pavlolas aux baies rouges, les pains aux miel, les babkas et les canneberges givrées atterrirent dans les assiettes. Vlad souffla une bougie pour ensuite s'intéresser à un sac de jute qui contenait ses cadeaux. Sa main s'immisça à l'intérieur pour en extirper un manuel médical et une petite trousse de soin.
— Avec ça, s'exclama le docteur Zed, les joues rosées à force de défaite, tu pourras prodiguer les premiers soins aux prochains blessés de vos entraînements le temps que j'arrive !
— Merci, docteur ! hurla Vlad pour se faire entendre à travers le tohu-bohu folâtre.
Le second présent, emballé dans un somptueux papier qui le désignait d'office comme celui de Lander, contenait un ensemble de vêtements neufs, sans aucune reprise, aux couleurs vives et aux tissus aussi raffinés que soyeux. Suivi un petit sac de confiseries cuisinées par Edward et Mathilda. Les orphelins offrirent un livre (qui après un bref examen, s'avéra avoir été « emprunté » à la bibliothèque de Lander). Une à une, des pièces d'armures en cuir émergèrent de la toile. Une ancienne tenue Phœnix, en l'occurrence, celle de Jim, qu'il avait retravaillée avec l'aide de Sonia afin de l'adapter à la taille d'un adolescent. Enfin, une épée d'acier de la part de ses parents vint compléter sa panoplie d'escrimeur. L'arme tira un sourire de connivence à Vlad, Mathilda et Edward, comme si ces derniers avaient fouillé la maison pour la découvrir avant la fête.
— Regarde au fond du sac, mon petit !
Ce cri chevrotant provenait de Magdalena Petersberg. Elle pressentait que l'adolescent s'apprêtait à jeter le sac de toile en le croyant vide. Vlad le retourna sur la table et le secoua pour qu'en tombe une pochette. À l'intérieur l'attendait le plus beau cadeau de son seizième anniversaire : des photographies en couleur de ses parents.
Des captures inestimables.
Magdalena Petersberg s'était séparée de certains de ses objets de valeurs – qui possédaient pour elle une importance religieuse – afin de convaincre des marchands de confiance d'emporter son appareil numérique, d'en imprimer les photos à Osbiek et de les lui rapporter lors de leur prochain passage au village. Elle s'était assurée du retour des hommes en promettant le double de richesse, balayant les protestations de Kyle et Sophie d'un « ces vieilles breloques prennent la poussière depuis trop longtemps, de toute façon ! ». Vlad dut deviner les sacrifices consentis par celle qui depuis sa naissance avait pris la place de grand-mère. Les larmes aux yeux et les joues froncées d'un sourire, il l'enserra dans ses bras pour lui communiquer toute sa félicité.
Sur cette note touchante que nul instrument ne pouvait égaler, le maire Shepard décréta qu'il était grand temps de faire honneur aux gourmandises sucrées. Leur disparition sonna l'heure de la dispersion des convives. Si certains changèrent simplement de place pour retrouver un ami que la faim tenaillait encore, la plupart décidèrent de profiter du temps ensoleillé de cette magnifique journée pour digérer le fastueux repas.
Kyle se rallia aux derniers flots de villageois qui se dirigeaient vers l'extérieur. Il tenta de rejoindre Sophie et Mona un peu plus en avant mais s'arrêta dans le hall d'entrée. Jim Lane, adossé contre un pilier de l'escalier à double volées, était perdu dans ses pensées.
— Tu ne lui as encore rien dit ?
Jim sursauta.
— Moins fort ! souffla-t-il, la mine ombrageuse.
Il attendit que les bruissements d'un couple de passage se soient évanouis pour poursuivre :
— Et non. Je n'ai pas trouvé le bon moment.
— Jim... Tous les moments seront bons.
— Tu sais très bien que non ! Je ne peux pas lui avouer que...
Il se détourna en se mordant les lèvres. Kyle, posant une main compatissante sur son épaule, prononça à sa place les mots auxquels il refusait de faire face :
— Fedor n'est pas mort par ta faute. Ce sont les balles des machines qui l'ont tué. Pas toi, et tu le sais. Je te l'ai déjà dit mille fois. Le seul à devoir éprouver de la culpabilité entre nous deux, c'est moi. Je n'aurais jamais dû te dire que tu avais intérêt d'être digne de son sacrifice. Tu ne peux pas savoir à quel point je regrette. Si j'avais réagi autrement, si je n'avais pas laissé la haine me dévorer, tu ne nourrirais peut-être pas cette culpabilité. Tu ne projetterais pas cette barrière entre toi et Sonia.
— Mais bien sûr que si !
Le poing de Jim frappa le pilier de bois.
— Tu ne peux pas savoir à quel point j'ai envie d'être avec elle ! De partager notre vie ensemble ! De pouvoir la serrer dans mes bras ! De l'embrasser ! Mais, à chaque fois qu'elle est à côté de moi, il y a cette voix qui me répète en boucle que je lui mens. Je sais, par omission, pas la peine de me le dire ! Sauf que c'est encore pire : le mensonge par lâcheté ! La sensation de la trahir n'en est que plus douloureuse !
— Alors dis-lui la vérité. Dis-lui pourquoi Fedor était un héros.
Un masque de frayeur figea instantanément les traits d'ordinaire si confiants de Jim.
— C'est impossible...
— Et pourquoi ça ? Tu ne peux plus vivre dans ce non-dit !
— Il n'y a pas que Sonia, Kyle... Tu ne comprends pas ? C'est au-delà de la culpabilité ce qui me fouille le bide ! Je dois la vie à Fedor ! Et pour le remercier, je suis en train de voler la sienne ! Je ne suis qu'un putain de charognard !
Jim avait craché les dernières syllabes en bloc rageur sans même s'en rendre compte. L'excavation de cette révélation enfouie au plus profond de son être libéra une furieuse tourmente contre lui-même. Une meurtrissure si intense que Kyle en resta abasourdi.
— J'ai connu Fedor mieux que quiconque, finit-il par murmurer, et je sais que s'il t'entendait dire ça, il te botterait le cul. Pas parce que tu voles sa place. C'est de la pure connerie, ça. Mais parce que tu as déjà perdu des années où tu aurais pu rendre Sonia heureuse. Il t'aurait ordonné d'aller la voir sur le champ et de tout lui dire, aussi bien sur sa mort que sur les sentiments que tu lui portes.
Ces simples mots, lancés à la manière d'une échelle de secours dans la fosse où se perdait Jim, lui permit de s'en extirper. Il resta un instant hagard. Puis ses yeux se contractèrent en deux fentes de pure volonté. Il bondit vers l'extérieur et, avant de disparaître dans la lumière du jour, articula en un souffle de gratitude :
— Merci !
Kyle s'apprêta à lui emboîter le pas mais la voix suave de Lander le fit se retourner :
— Ah... Monsieur Godraon ! Vous tombez à pic !
Le directeur de l'orphelinat s'approchait à grandes enjambées de sa démarche altière, presque féline. D'ailleurs, mêmes les traits de son visage rappelaient la majesté des lions ; une impression renforcée par sa crinière blonde parsemée de reflets argentés. Sa tenue n'était pas en reste. Une veste d'un cyan délicat et un pantalon assorti sublimait son aura de noblesse. Il s'empara des mains de chair et de plastique de Kyle pour les serrer avec chaleur.
— Quel honneur pour moi d'avoir permis ce délicieux moment de détente ! Notre morne quotidien avait bien besoin d'être égaillé !
— Et je vous en remercie. Sans vous, rien n'aurait été possible.
— Tut tut ! Aucun remerciement n'est nécessaire, voyons. C'était tout aussi naturel que plaisant. Et permettez-moi de vous dire que Vlad deviendra un bien beau jeune homme !
— Il grandit bien vite, c'est vrai...
— C'est le propre des enfants, monsieur Godraon, remarqua Lander avec sa sagesse pétillante. Ils deviennent adultes bien avant qu'on ne le désire. Heureusement, vous n'en êtes pas encore là ! Seize ans, c'est encore jeune. Et justement, si je vous cherchais, c'était pour ne pas interrompre si brutalement cette petite fête. Si vous le désirez, Vlad peut se joindre à nous pour le dîner. Il pourra ensuite fêter son anniversaire avec ses camarades jusqu'au bout de la nuit ! D'ailleurs, au vu des restes du repas, je compte bien faire la même proposition à tous les chérubins du village !
Kyle approuva cette décision d'un signe de tête. Toutefois, tout assentiment resta coincé dans le creux de sa gorge. Un vague malaise lui dicta de mentir :
— Je décline votre offre, monsieur Lander. Nous avons prévu de passer la soirée en famille. Je suis certain que vous comprendrez.
— Tout à fait, tout à fait, acquiesça Lander de sa voix veloutée, plus que jamais enveloppante. Mais... je me permets d'insister. Il s'agit pour moi d'une occasion de vous rendre la pareille pour toutes les nuits où vous avez hébergé l'un de mes protégés. Sans compter que l'absence de l'invité d'honneur à sa propre fête risquerait d'attrister les petits chenapans. Ce serait un véritable...
— J'ai dit non. Et c'est un point final.
Devant une coupure aussi nette et abrupte, Lander ne se départit nullement de sa légendaire déférence en souhaitant à son interlocuteur « une bonne journée ainsi qu'une magnifique soirée en famille ». Kyle sortit de l'orphelinat avec une légère pointe de remords. Il n'aurait pas dû se montrer aussi rude envers le sémillant philanthrope à l'altruisme sans borne. Il trouverait certainement un moyen de s'excuser plus tard. Il comprit également pourquoi il avait refusé l'invitation.
Tolia, bien évidemment.
Tant qu'un doute planerait sur son suicide, il était hors de question que Vlad dorme ailleurs que dans son lit. Si un bourreau d'enfant sévissait à Saned, il ne toucherait pas à un cheveu de son fils.
Ces sombres ruminations l'immunisèrent contre l'ambiance festive de la place du village. D'un regard scrutateur, il balayait chaque personne en se demandant qui. Qui pouvait affecter une légèreté si joviale en public pour ensuite s'acharner en catimini sur un adolescent ?
Dans un coin de la place, la mère Morozov contemplait – assise sur un petit muret, la canne de son défunt mari sur les genoux et son visage plus ridé qu'un pruneau rajeuni sous l'effet de la joie – le seul être que comptait encore sa famille en train de jouer avec un groupe d'orphelins : Gustoï, le chien. C'était un magnifique samoyède à l'épais pelage de laine, aux grands yeux en amandes et dont les babines noires traçaient un sourire irrésistible. Avec sa frimousse de peluche et son esprit joueur, il était naturellement devenu l'ami de tous les enfants.
Le long de la rue principale, les parents de Saned dirigeaient une multitude de petites activités. Leurs progénitures et les orphelins couraient de la marelle aux jeux d'adresse, de la course en équipe à la corde à sauter ou encore d'une partie de cache-cache à une chasse aux trésors. Si une frange des organisateurs ne se génèrent pas pour afficher clairement leur méfiance envers les orphelins, ils ne parvinrent pas à entacher l'hilarité générale par leur bassesse d'esprit.
Au centre de l'attention, le maire Shepard grattait les cordes de sa guitare pour en extraire une mélodie joyeuse. La petite foule qui l'entourait fut instantanément envoûtée. Elle se trémoussait déjà sur des rythmes de plus en plus endiablés. Kyle chercha Jim et Sonia parmi les farandoles de danseurs. Sans succès. Probablement était-il encore trop tôt.
Non loin de Kyle, une flopée de villageois lézardaient dans un arpent d'herbe, la peau réchauffée par les douces caresses de l'astre solaire. Sophie était parmi eux, la tête sur un bras afin de garder un œil sur Vlad, Edward et Mathilda. L'inséparable trio testait la nouvelle armure, essayant apparemment de déterminer si un coup de sabre en bois pouvait en percer la protection. D'après le cri de douleur de Vlad et la volée d'injures qui s'envola, la réponse s'avéra sans grande surprise négative. Décidément, les adolescents étaient capables de la plus grande imagination et de la plus effarante bêtise... mais bien souvent en combinant les deux !
Non, décidément, personne...
Kyle ne parvenait à imaginer un seul d'entre eux comme un suspect potentiel. Même Alfred Spencer, ravagé par l'alcool et la haine, ne pouvait s'abaisser à un tel niveau de malveillance.
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