Chapitre 46 : Les eaux deviennent violence

À Saned, les années s'écoulèrent paisiblement. La rudesse de la vie quotidienne obligea sans cesse les habitants à s'unir et s'entraider, tant et si bien qu'ils formèrent un bloc compact où chacun avait son rôle, sa place et son utilité. Pour Kyle, il s'agissait principalement d'alterner entre les entraînements des chasseurs volontaires, les leçons d'escrime, récupérer les prises des pièges et, quand elles venaient à manquer, organiser une expédition de chasse. Ils ne partaient plus qu'en groupe face à la menace des némésis et parfois si loin dans la forêt qu'une halte à la Fosse aux Trois Épées devenait la bienvenue pour reprendre des forces.

Kyle aimait prendre des nouvelles du barman qui lui devenait de plus en plus sympathique. L'imposante isba paraissait survivre sans trop de difficulté à cette sombre époque. Que ce soit sur les tabourets du bar, autour des tables ou sur les gradins, les places vides se comptaient sur les doigts d'une main. Une popularité qui gonfla brutalement grâce à l'organisation d'un tournoi annuel attirant à chaque édition des participants toujours plus nombreux et d'une provenance toujours plus lointaine.

Bien loin des spectaculaires combats de l'arène, les cours d'escrime dispensés par Kyle se déroulaient sur un arpent de terre accolé au potager. Sophie, Edward, Neyla et Anatole se révélèrent les plus doués avec une épée à la main. Mais si même eux butaient sur certaines difficultés, Vlad, lui, les survolait toutes sans peine. Il évoluait à un tout autre niveau, avec une virtuosité et une ingéniosité rare. Il assimilait à une vitesse effarante. Et qu'importe qu'il ne soit pas le plus fort, le plus rapide, ou le plus agile, il était de plus en plus rare qu'il perde un duel.

Au gré des entraînements, les liens entre Kyle, les enfants du village et les orphelins se renforcèrent. Dans la fierté, la joie et le plaisir, il les vit grandir avec son fils, s'épanouir comme lui et progresser dans bien d'autres domaines que l'escrime. Kyle et Sophie devinrent bien plus que de simple professeurs, en particulier pour les orphelins. Ils ne tardèrent pas à devenir, tous ensemble, une vaste famille.

Telle était probablement la raison pour laquelle les orphelins n'hésitaient pas une seule seconde lorsque leurs parents de substitution proposaient à l'un d'entre eux de partager un repas frugal plutôt que de savourer les plats plus copieux de l'orphelinat. En règle générale, ils préféraient se tenir aussi loin que possible du manoir. Hors de son ombre, ils rayonnaient de vie, reconquéraient l'insouciance de l'enfance et oubliaient, un fugace instant, le déchirement de la perte ou de l'abandon.

Par une journée automnale, Kyle, Sophie et les Sanediens découpèrent, tronçonnèrent et transportèrent à l'abri le bois nécessaire au chauffage central du village. Ce dispositif installé dans les sous-sol de l'orphelinat avait été bricolé par Mona Sveltilskaïa. En plus d'être une source de chaleur pour l'ensemble des habitations reliées au système d'eau courante, il était capable de convertir une partie de la chaleur en électricité, palliant à merveille les instants de faiblesse des éoliennes et des panneaux photovoltaïques.

Tout au long de l'éreintante tâche, Alfred Spencer n'eut de cesse d'insulter et de mépriser les Phœnix et leur légende. Si Kyle resta impassible, Sophie couva une hargne qui enfla dangereusement au fil de la journée. Elle faillit d'ailleurs plus d'une fois la traduire grâce à sa nouvelle maîtrise de l'escrime par de bons coups de bûchette.

— Ce vieux fou de Spencer ! fulminait-elle toujours, franchissant en trombe le seuil de leur maison et jetant au hasard son manteau sous le coup de la colère. Tu as entendu ce qu'il a osé dire !? Comment peut-il t'accuser d'avoir provoqué la Guerre des Cendres !

Car le « conflit » suivait son cours, bien que plus aucune organisation globale n'existait depuis des années. Les autorités en place se circonscrivaient à des contrées, des quartiers de gigapole, des villes solitaires ou des alliances de hameaux. Leur sphère d'influence grossissait en une expansion agressive, s'entrechoquait inévitablement, se phagocytait sans la moindre merci ou se résorbait sous la surgescence d'une nouvelle entité. Leur foisonnante multiplicité n'égalait que leur caractère arbitraire : les codes et lois en vigueur s'apparentaient à des caprices de petits seigneurs et non à l'expression d'une quelconque justice. Par leur volonté déifiée par la brutalité, des fléaux d'un autre âge, tel que l'esclavage, rejaillirent des abîmes du temps. Comble de l'absurde, il n'était pas rare qu'un acte toléré sur la rive d'une cité soit formellement prohibé sur l'autre berge détenue par une faction adverse.

Parmi ces déments qui bafouaient sans la moindre vergogne les droits fondamentaux de l'humanité, des lueurs d'espoirs surgissaient. Des cités où les idées de paix, de justice et de tolérance n'étaient pas reléguées à l'essence de simples reliques perdues. La plus mirifique d'entre elles portaient le nom d'Utopia.

— Ce Spencer ! reprit Sophie, s'échauffant elle-même par sa diatribe, incapable de s'arrêter de tourner autour de la table. Comment ose-t-il ? Après tout ce que tu as fait ! Alors que lui, depuis combien de temps n'a-t-il pas levé le petit doigt pour qui que ce soit ? Ce n'est qu'une enflure boursouflée ! Un porc déguenillé ! Je ne peux plus voir sa sale gueule ! Mais comment ose-t-il ? Comment ose-t-il !

Un soupir las monta de la poitrine de Kyle. Il prit le temps de ramasser la veste molletonnée de Sophie, de l'accrocher avec son manteau à une patère puis de s'écrouler dans le canapé avant de répondre :

— Alexandra le hante encore. Et puis il n'avait pas tout à fait tort. Nous n'avons pas su mener notre révolution à son terme. Sans nous, les milices, les bandes de mercenaires, les gangs et les hordes de malfrats n'auraient jamais vu le jour. Des ordures comme Ethan ou les démons de Cerberus seraient restés dans l'ombre de leur médiocrité.

— Justement ! Les responsables, ce sont les commandants félons ! Comment des êtres humains peuvent-ils désirer le contrôle du monde au point de le réduire en cendres ?

— « Mieux vaut régner en enfer que servir au paradis ». C'est une citation que tu m'as apprise il y a longtemps et qui semble parfaitement te répondre.

— Le vers d'un poème, Kyle, pas une citation. Enfin, tu retiens toujours mieux ce que je te dis que nos élèves.

Un sourire fugitif l'aida à endiguer sa fureur. Son regard s'attarda à travers la fenêtre sur la ligne d'horizon enflammée par le soleil couchant. Une ride d'inquiétude lui barra le front.

— Il va bientôt faire nuit, mais Vlad et Edward ne sont toujours pas rentrés. Ils doivent encore être dans leur « repaire secret ». Tu ne voudrais pas aller les chercher avant que l'obscurité les surprenne ? Et leur rappeler qu'ils ne doivent pas s'éloigner aussi loin du village !

— J'y vais de ce pas.

Mais il n'eut même pas le temps de se lever qu'un souffle l'immobilisa de nouveau :

— D'ailleurs, Kyle... en parlant de nos élèves, tu ne trouves pas qu'ils se comportent bizarrement ?

— Tu veux parler du coup de sang de Tolia ? soupira-t-il, mal à l'aise. Je l'ai déjà interrogé. Il a été incapable de m'expliquer pourquoi il avait rosé Sven à coup de sabre. Tu l'as vu comme moi... Il n'était plus lui-même. Je pense qu'il m'a dit la vérité. Il ne comprend pas lui-même ce qui l'a mis dans un tel état de fureur.

— Ce n'est pas anodin, Kyle. Tolia a toujours été doux comme un agneau. Jamais un mot plus haut que l'autre. Jamais la moindre violence. Et Sven était son meilleur ami.

— Tu penses qu'il s'est passé quelque chose entre eux ?

— Non... je crains que ce ne soit bien pire qu'une chamaillerie d'adolescents. Tolia a radicalement changé. On dirait... une bombe prête à exploser. Et ça me rappelle Jason. Lui, il s'était muré dans le silence, également vers ses douze-treize ans. C'est arrivé d'un coup, peu après que tu sois parti. Et il a quitté le village sans un au revoir le jour de ses dix-huit ans.

— Où veux-tu en venir ?

Les dents de Sophie se plantèrent dans la pulpe rouge de ses lèvres.

— Quelqu'un ou quelque chose les a traumatisés.

— Tu en avais parlé à Jason ? Et à Tolia ?

— Bien sûr... C'est d'ailleurs ce qui m'a fait froid dans le dos. Ils m'ont répondu de la même manière pour me dire que tout allait bien. En dix ans, exactement les mêmes phrases ! Au mot près ! J'en ai déjà parlé avec le docteur Zed qui est du même avis que moi. Une personne dans le village s'en est pris à Jason et recommence avec Tolia. Entre-temps, il a peut-être accumulé d'autres victimes et continuera de persécuter Tolia. Nous devons l'identifier au plus vite, le mettre hors d'état de nuire. Tu n'aurais pas une idée ? N'importe quoi qui pourrait nous éclairer ?

Une exclamation écœuré lui répondit.

— Ce n'est pas un villageois en particulier qui en est responsable, c'est le village entier. À chaque coin de rue résonnent aux oreilles des orphelins insulte et mépris. Tu peux me dire depuis combien d'années tu fais classe ? Pour autant, les parents des autres enfants sont toujours aussi réticents à laisser leur progéniture en contact avec les orphelins ! Comme s'ils étaient porteurs d'une tare ou d'un germe mortel ! Cette vieille folle de Tosic les chasse de la place du village sous prétexte qu'ils font trop de bruit sous ses fenêtres. Elle leur hurle « Rentrez chez vous ! », mais cette connasse ne fait pas allusion à l'orphelinat... Je sais qu'elle veut les écorcher en leur rappelant qu'ils n'ont pas de chez eux ! Pour les autres, les orphelins sont depuis toujours les boucs-émissaires du moindre mal. Une fenêtre brisée ? Un coup de ces sales mioches ! La disparition d'un objet ? Encore ces voleurs ! La nourriture vient à manquer ? La faute à ces parasites en culotte courte !

— J'ai conscience de tout cela, admit Sophie en se laissant tomber sur une chaise. Nous nous battons tous les jours avec Lander et Ingrid contre ces préjugés. Et nous ne sommes pas les seuls : le docteur Zed est toujours à leur écoute, Shepard proclame à tue-tête qu'ils sont des membres de notre communauté à part entière, Jim les défend contre toute injustice, Mona prodigue des cours aux plus grands, la mère Morozov leur permet de jouer avec Gustoï.

Son regard se riva à celui de Kyle.

— Et il y a toi. Tu leur apportes un indéniable sentiment de sécurité. Tous ensemble, j'espère que nous parvenons à contrebalancer les méchancetés gratuites de leur quotidien. Cependant, aussi cruelles soient-elles, cela m'étonnerait qu'elles soient en cause dans le changement de comportement de Jason et Tolia. J'ai bien peur que nous soyons face à quelque chose de bien plus grave.

— Plus grave que de se battre contre une étiquette collée de force à ton front ? Une étiquette qui te réduit à un vulgaire paria ? Qui t'enferme hors du monde ? Que tu ne peux arracher, qu'importe tes efforts, tes peines et tes pleurs ?

Sophie hocha de la tête avec une funeste certitude.

— J'espère que tu te trompes, souhaita Kyle, son épine dorsale traversée par un frisson. Malheureusement, tout ce que nous pouvons faire pour l'instant, c'est ouvrir l'œil.

Le soleil rasant s'infiltra en une vive incandescence dans la cuisine.

— Il vaut mieux que j'y aille. Je n'ai pas envie de chercher le repaire secret de nos deux garnements à la lueur des étoiles.

Car la nouvelle aire de jeu de prédilection de Vlad et Edward était une caverne dans le flanc de la colline du cimetière. Faisant fi des interdictions de s'éloigner autant du village, ils partaient à l'aventure avec comme seuls guides leur imagination et le plaisir de la transgression.

Kyle enfila sans perdre une seconde supplémentaire son manteau. Il se figea une fois dehors. Le manoir étendait son ombre rampante pour engloutir le village dans les ténèbres. Les inquiétudes de Sophie résonnèrent à ses oreilles avec une force renouvelée. Il s'efforça de les dissiper d'un hochement de tête avant de se mettre en quête de son fils et de son meilleur ami.

***

Les nouvelles prodiguées par FSDL dépeignaient un monde de plus en plus apocalyptique ; jusqu'à ce que la station ne cesse purement et simplement d'émettre. La cause de ce mutisme se devinait sans mal. Ne subsistaient plus sur les ondes que les boniments des fiefs esclavagistes, des cités corrompues et des zones de guerre. Leur message d'espoir ne servait qu'à hameçonner de nouveaux serfs, des muscles encore solides ou de la chair à canon fraîche.

Les caravanes marchandes devinrent la seule source d'informations viables à Saned. D'après les rumeurs, les miasmes du reste de l'humanité s'insinuaient dans la sphère de plénitude de leur région, les vagues de l'océan de violence mondial grignotaient peu à peu les berges de leur petit univers. L'un des signes le plus évident était que la milice d'Osbiek, qui s'efforçait depuis le début de la Guerre des Cendres de conserver un semblant de « vie normale », reconvertissait ses écoles en usines de munitions. La ville se préparait aux combats contre les troupes d'une lointaine voisine, contre les réfugiés, les marchands et ses propres habitants, tous potentiels agents doubles, contre les bandes de mercenaires déferlant par hordes dans ce territoire vierge de pillage.

Si de tels énergumènes sévissaient dans la région, l'escrime ne serait que d'une piètre utilité à Vlad. Il devait apprendre bien plus que le maniement d'une épée pour se défendre. Ainsi, après une longue concertation avec Sophie, Kyle l'intégra parmi les rangs des chasseurs qui participaient à ses entraînements. Les orphelins les plus âgés, entre adolescence et âge adulte, insistèrent pour l'imiter et obtinrent gain de cause. Ils rejoignirent les leçons qui oscillaient entre pédagogie cynégétique et instruction militaire.

Ces nouveaux défenseurs de Saned constituaient-ils une milice de plus sur Terre ? se demanda un jour Kyle. N'insérait-il pas un rouage de plus dans la grande machine de la violence passive ? Telle était la perfidie de ce nouveau monde : même la créature la plus pacifiste, à force de voir les autres s'armer, finissait par les imiter. Qui aurait donc la force de briser cette boucle aliénante, génitrice d'une psychose paranoïaque collective ? Qui pourrait faire preuve d'une plus grande promptitude à s'unir que punir ?

Avec ces interrogations en tête, Kyle agrémenta ses instructions de réflexions éthiques. Pour que cette force acquise ne soit jamais employée à mauvais escient. Pour qu'elle s'érige en bouclier contre la violence et non qu'elle devienne le glaive de l'injustice.

À partir de ses quatorze ans, Vlad accompagna son père dans les expéditions chasseresses. Il put ainsi apprendre à se déplacer en toute sécurité avec une arme, progresser furtivement dans la nature, traquer une proie sans l'alerter et la pourfendre d'un tir létal. Il était, et de loin, bien plus difficile de surprendre n'importe quel gibier plutôt qu'un être humain. Les animaux les plus intelligents de cette planète étaient à ce point déconnectés de leur propre environnement qu'ils ne savaient plus y prêter la moindre attention. Autant dire qu'une horde de bandits n'aurait pas la moindre chance face aux défenseurs de Saned.

Une autre menace bien plus pressante planait toutefois sur Saned, et plus particulièrement sur les orphelins. Sa poigne invisible frappa le village d'une tragédie : Tolia fut retrouvé pendu à l'arbre du cimetière. Les alentours de la funeste scène furent minutieusement fouillés, Kyle et Jim ne trouvèrent aucune trace suspecte. L'adolescent de dix-huit ans s'était bel et bien suicidé.

Mais pour Kyle, le suicide n'excluait pas le meurtre. Peu importait que Tolia se soit lui-même passé la corde autour du cou, quelqu'un l'avait poussé à ce geste. Soit intentionnellement pour effacer une victime qui risquait de le dénoncer, soit par inadvertance par la trop grande cruauté de ses persécutions. Lander, le maire Shepard, Jim Lane, le docteur Zed et Sophie interrogèrent les camarades de la malheureuse victime. Ils n'apprirent rien de nouveau : l'adolescent s'était enfoncé dans un gouffre de noirceur. Ses colères, aussi explosives qu'imprévisibles, avaient effrayé les autres enfants. Sans parler de ses automutilations découvertes par le docteur Zed lors de son autopsie.Le village se conforta ainsi dans la thèse de l'adolescent à problème qui avait mis fin à ses souffrances.

Kyle et Sophie s'y refusèrent. Ils profitèrent de leurs leçons respectives pour interroger, séparément et dans le plus grand secret, chacun des orphelins. Ils posèrent des questions d'apparence anodine aux autres villageois. Ils en vinrent à soupçonner tout le monde. Malheureusement, ils ne dénichèrent aucun indice. À tel point que Sophie, en un mélange de découragement, de résignation et de tourmente, finit par lancer du bout des lèvres :

— Et si nous nous trompions, Kyle ? Et si personne ne faisait de mal aux orphelins ? Les alternances de rage et d'atonie de Tolia lui étaient peut-être inhérentes ? Peut-être que personne n'est à blâmer ? Peut-être que nous avons inventé un monstre ? Peut-être que nous avons voulu croire à son existence ? Parce que nous étions incapables de supporter de ne pas avoir su déceler les signes avant-coureurs du suicide ?

— Non. Tout est trop... parfait. Le moindre élément tend vers le suicide, comme si quelqu'un avait tout préparé. Il ne manquait plus que la lettre d'adieux. Et je ne peux pas croire que Tolia ait pu en arriver là...

— Justement... souffla-t-elle, les émeraudes de ses yeux humides. Nous croyons... mais les croyances ne déforment la réalité que dans le regard de leurs détenteurs. Nous devons nous rendre à l'évidence, Kyle. Nous n'avons pas su l'aider.

Les larmes gouttèrent de son menton. Un sanglot déchira sa poitrine. Kyle l'enlaça. Il la serra de toutes ses forces contre lui, lui caressa les cheveux d'une main tremblante tandis que, dans le creux de l'épaule, son visage se convulsait de chagrin.

Et que leurs pleurs résonnèrent à l'unisson.

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