Chapitre 45 : Un sabre pour tous (2/2)

Le potager se colorait de myrtilles, de baies de genièvre, des courtes fanes de carottes et de betteraves, des fines aiguilles de l'aneth, des arborescences en frisottis de choux, des ombelles blanches de chervis ainsi que des floraisons étoilées des pommes de terre. Si le temps de la récolte approchait à grand pas, la petite famille se trouvait réunie dans la grande allée centrale de terre battue pour une toute autre raison.

Devant la clôture de bois, les orphelins et enfants du village s'amassaient en chahutant joyeusement. Leurs petits yeux brillants passaient sans arrêt sur les sabres en bois que tenaient Vlad et Sophie. Kyle prit une profonde inspiration, retrouvant la sensation oubliée des entraînements avec la meute.

— Vous allez apprendre à manier une épée comme je l'ai appris : par la pratique. Je vous guiderai au mieux dans votre progression. Toutefois, sans volonté de se surpasser, nous n'arriverons à rien. C'est compris ?

Ses deux élèves hochèrent de la tête en un mélange d'impatience et d'anxiété. Tout comme lui-même l'avait fait lorsque Irina, son mentor, lui avait adressé ces mêmes mots. Il continua de la paraphraser, chaque phrase, chaque syllabe qui l'avait marqué au vif du haut de ses treize ans coulant naturellement de sa bouche :

— L'escrime est un art complexe. En plus d'excellentes capacités physiques et de bons réflexes, vous aurez besoin, pour y fulgurer, de toujours garder votre calme dans la tension des combats. Un sang froid qui ne s'acquiert qu'à force d'entraînement, d'entraînement et... d'entraînement. Mais rien ne vaut la pratique à une longue dissertation. Il est temps que vous vous affrontiez.

Son fils et sa femme, le sabre ballant le long du corps, se firent face avec maladresse.

— Qu'est-ce que vous attendez ? En garde !

Le ton sec de l'ancien capitaine rebelle claqua comme un fouet aux oreilles de ses apprentis. Ils sursautèrent, dressant leur épée en bois à deux mains.

— Quelles sont les règles ? s'enquit Sophie.

— Les règles ? répéta Kyle, son sourire oscillant entre ironie et amusement. Dans un combat, il n'y a pas de règles. La seule chose qui importe est de prendre le dessus sur son adversaire par tous les moyens possibles. De toujours être en posture défensive. De toujours être prêt à réagir à l'imprévisible. Ne pas deviner le prochain coup de l'autre, mais le comprendre. Exploiter ses failles. Saisir la moindre occasion de frapper.

Vlad se dandina dans son survêtement décoloré, mal à l'aise.

— Tu veux dire qu'on peut tricher ?

— Appelle ça comme tu veux : tricherie, coup bas ou fourberie. Moi, je préfère dire qu'un escrimeur utilise autant sa tête que ses muscles pour gagner. Mais assez parlé... combattez !

Les premiers coups que s'échangèrent son fils et sa compagne manquèrent de vigueur, ne possédaient même pas l'intention de toucher l'autre. La peur de se blesser mutuellement les empêchait de se donner à plein potentiel. Cependant, au bout de plusieurs « N'ayez pas peur d'y aller franchement » ou « Au pire, tout ce que vous récolterez sera un petit bleu ! », ils se livrèrent enfin un véritable duel.

Les parades, les esquives et les touches, aussi gauches soient-elles, s'enchaînèrent à un rythme crescendo. Ne résonnaient plus que les claquements secs du bois, les exclamations admiratives des enfants, les halètements de Vlad et Sophie ainsi que les conseils de leur maître d'escrime. Il n'interrompit pas une seule fois la leçon malgré les erreurs persistantes de ses deux élèves. Rien n'était plus enrichissant que d'apprendre soi-même comment corriger ses défauts.

Pour une première fois, Kyle décida de les ménager et mit bien vite un terme un duel. Vlad et Sophie, couverts de sueur et la respiration sifflante, poussèrent un profond soupir de soulagement avant d'échanger un sourire complice. De l'autre côté de la palissade, les orphelins et les enfants s'imperméabilisèrent au reste du monde dans une conversation animée.

— On s'en est pas trop mal tiré, non ? demanda Sophie, rejetant en arrière sa longue crinière d'ébène.

— Tu attaques avec trop de force dans tes coups, répondit Kyle de but en blanc. Ça te fait perdre en précision, ça te fatigue plus vite et, surtout, ça t'expose trop. La puissance brute n'est rien. Elle pourra peut-être te faire gagner contre un débutant ou un adversaire distrait, mais n'en attends rien d'autre. Quant à toi Vlad, tu répétais encore et encore les mêmes attaques. Il faut savoir cultiver l'imprévisibilité. Ne pas laisser l'autre voir clair dans ses mouvements. Rappelez-vous que si un duel peut durer une éternité, il se gagne en une fraction de seconde. Il suffit d'un schéma qui se répète. Une attaque qui ouvre trop votre garde. Une erreur. Une seule erreur, et c'est la défaite qui vous cueille sans crier garde.

— Qu'est-ce qu'on doit faire alors ? interrogea Vlad, incertain.

— C'est à toi de le découvrir.

— Et pour les supers techniques ? Tu vas nous les apprendre quand ?

— Jamais. Pour la simple raison que les « supers techniques » n'existent pas. Un enchaînement de coup qui vaincra sans difficulté un adversaire sera déjoué sans difficulté par un autre. Les meilleures techniques que je puisse vous inculquer seront l'art de la surprise, du décalage, de la variation et de la diversité.

— Donc, intervint Sophie avec une moue déçue, les bottes secrètes, ça n'existe pas ?

— Oui et non, admit Kyle. Car si tout escrimeur possède ses coups fétiches, ils ne lui assurent en aucun cas une victoire facile. Et pour couper court à votre prochaine question, non, je ne vous apprendrai pas mes « bottes secrètes » : poids, taille, force, vitesse, agilité, équilibre, réflexe. En tout cela, nous sommes différents. Le rôle d'un enseignant n'est pas de façonner ses élèves à son images. Il est de leur offrir un terreau propice pour qu'ils s'y épanouissent en toute liberté, sans la moindre contrainte. À force de labeur, vous créerez sans même vous en rendre compte un style de combat qui n'appartient qu'à vous.

La déception se gravèrent sur les visages de Vlad et Sophie. Toutes leurs idées préconçues sur l'escrime venaient de se briser. Ils prenaient conscience qu'en plus d'être des débutants, ils étaient de parfaits ignorants.

Leur première leçon ne pouvait se conclure sur cette note amère.

— Sophie, attaque-moi !

L'air perplexe, elle le toisa sans bouger.

— Attaque-moi, je te dis.

— Mais tu n'es même pas armé !

— Alors tu n'as rien à craindre.

À contrecœur, elle chargea, sabre en avant. Kyle esquiva le coup de taille d'un pas de côté et la fit trébucher d'un léger impact sur la cheville. Elle partit rouler dans les ombelles de chervis. Une fois qu'il l'eut aidé à se relever, Kyle se tourna vers son fils.

— À ton tour.

Vlad opta pour une approche plus prudente à pas de loup. Sans prévenir, il bondit. Kyle n'eut aucun mal à saisir la lame de bois au vol, tira l'épée d'un coup sec avant d'en retourner le bout arrondi vers son propriétaire. Le dépit de ses deux élèves se mua en vive affliction.

— Tout le monde, moi y compris, n'était guère meilleur que vous lors de ses premières passes d'armes. Ne l'oubliez pas, surtout lorsque vous aurez l'impression que progresser revient à grimper une montagne impossible. Je serai toujours là pour vous aider à vous élever. Dans peu de temps, vous vous tiendrez sur les mêmes sommets que moi.

Les mots tardèrent à prendre sens dans leur esprit accablé par la défaite cuisante. Même si le scepticisme demeurait, une ombre de sourire traversa leur visage.

— Tu crois, papa ? risqua Vlad en récupérant son épée.

— J'en suis certain ! Maintenant, allez ranger vos sabres : un escrimeur prend toujours grand soin de son arme.

Ses deux disciples disparurent à l'angle de leur maison, les pas ponctués de rires et de commentaires joyeux. Kyle ne remarqua qu'à cet instant que les enfants du village se groupaient derrière lui dans un calme aussi rare que profond. La myriade d'œil le dévisageait en un mélange de crainte et d'espoir. La benjamine du groupe fut poussée en avant.

Mathilda, selon ses souvenirs, était l'une des enfants recueillis par Lander à la fin des révoltes Phœnix. Elle n'avait que deux ans lorsque son village des Terres Désolées avait préféré l'abandonner à l'inconnu philanthrope, dans l'unique optique de se débarrasser d'une bouche à nourrir dont les parents avaient été emportés par la maladie. La petite portait une robe maintes fois reprisée, d'un gris terne et délavé qui jurait atrocement avec ses yeux en fragment de ciel et les boucles solaires rayonnant sur ses épaules. Même les villageois, qui ne portaient guère les orphelins dans leur cœur, ne pouvaient s'empêcher de s'extasier face à cette fillette plus proche de l'angélique que de l'humain.

— Le... le monsieur de la maîtresse ?

— Oui, Mathilda ? Il y a un problème ?

— Non, monsieur...

Un adolescent se racla la gorge.

— Enfin si ! se rattrapa-t-elle aussitôt. Moi et mes copains, on se demandait... on se demandait si nous aussi on pourrait jouer aux épées. O-on serait trop content, monsieur, vraiment trop trop content.

Kyle, touché par la grâce enfantine ainsi que la lueur de désir couvant dans les iris des aînés derrière elle, ne songea pas une seule seconde à refuser. Il compta mentalement ses nouveaux disciples tout en s'interrogeant sur la réaction de Sophie, de Lander et des autres parents. Une moue triste de la part du petit ange vaporisa ces considérations. Il s'entendit répondre :

— Il va me falloir du temps pour tailler un sabre à tout le monde...

Les enfants explosèrent en un concert d'applaudissements et de trépignements joyeux. Ils clamèrent même que personne ne pouvait surpasser la légende des Phœnix tandis que Mathilda se contenta de chantonner un sobre « Vive le monsieur de la maîtresse ! ».

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