Chapitre 45 : Un sabre pour tous (1/2)

Jour après jour, Kyle retrouva sa place de chasseur dans Saned, de père auprès de Vlad, de compagnon pour Sophie et d'être humain dans la vie. Loin de la mort, loin de la violence, loin de la brutalité ; à contre-pied du reste du monde. Les Phœnix et l'Alliance s'adonnèrent à leur nouvelle guerre avec une rage renouvelée, avec le sursaut du dernier souffle dans l'espoir de briser le camp adverse. Ils ne parvinrent qu'à saper leurs dernières forces. Du moins, telles étaient les nouvelles transmisses par FSDL, l'une des dernières radios encore en activité.

Les reportages de la journaliste suscitaient un désintérêt de plus en plus profond en Kyle. Les liens qui l'unissaient à la rébellion se délitaient un à un, se rompaient sous l'usure du temps et disparaissaient dans les brouillards flous des cauchemars. À tel point qu'il préféra, par une belle après-midi ensoleillé, couper le poste de radio pour s'atteler à la préparation d'un lopin de terre derrière leur maison. Avec Sophie, ils projetaient de le transformer en potager.

Vlad observait non loin un escargot sur une souche d'arbre. Kyle devait assurer sa garde les après-midi où Sophie explorait avec les adolescents du village des connaissances trop complexes pour ses plus jeunes élèves. Ainsi, tout en gardant un œil sur son enfant, il entreprit d'ébaucher les contours d'une palissade, enfonçant des planches de bois dans la terre meuble.

La sérénité de Saned ne se ponctuait que des ahans de Kyle dans son ouvrage de balisage. Du moins jusqu'à ce que Vlad ne décide que le sujet baveux de son attention souffrait de la faim et avait besoin d'être nourri.

— Donne-lui un pissenlit, conseilla Kyle en s'autorisant à souffler un instant.

Une grimace de dégoût s'imprima aussitôt sur le visage enfantin.

— Beurk ! C'est pas bon les pissenlits ! Oh... J'ai beaucoup beaucoup mieux !

Il fila vers leur maison en quatrième vitesse et revint presque aussitôt avec l'un de ses yaourts de brebis et une cuillère.

— Eh ! Tu ne vas quand même pas...

Trop tard.

En un petit ploc, Vlad dévissa le couvercle de son pot. D'un coup de cuillère énergétique, il attrapa une lampée de yaourt avant de se figer subitement.

— Que se passe-t-il ? demanda Kyle en s'approchant.

— L'escargot...

— Quoi, l'escargot ?

— Il a pas de bouche !

Il se tourna vers son père, proprement scandalisé.

— Comment je fais pour lui donner à manger ? Papa, l'escargot il a pas de bouche !

Kyle réprima un sourire face à l'incroyable dépit de son rejeton. Il lui attrapa le pot de yaourt et le referma.

— Je te l'ai dit : les escargots mangent des pissenlits. Ce n'est pas parce que tu n'aimes pas ça que c'est le cas de tout le monde !

— Aaaaah... d'accord. C'est comme monsieur le directeur ?

— Comment ça ? Lui aussi aime les pissenlits ?

— Je sais pas. Mais moi et Edward, on aime pas trop monsieur le directeur. Mais les autres, ils l'aiment bien. Alors c'est pareil, hein papa ?

— Ça dépend... Pourquoi tu ne l'aimes pas ?

— Il a crié ! Faut pas crié ! C'est pas bien, maman elle le dit toujours ! Mais monsieur le directeur il a crié ! Il a disputé Edward ! Il a disputé moi !

Après un instant de frayeur, Kyle poussa un faible soupir de soulagement. De soulagement puisque Vlad – bien qu'adorable la plupart du temps – pouvait très bien devenir une tornade dévastatrice d'un mètre de hauteur. Faible car Kyle espérait que Lander s'en était arrêté à une simple remontrance.

Pour dissiper ses craintes, il en parla le soir même à Sophie qui lui répondit :

— On s'est déjà expliqué avec Lander à ce sujet. Je n'arrête pas de dire à Vlad d'oublier cette histoire. En tout cas, s'il les a sermonnés tous les deux, c'est parce qu'ils ont joué à la balle à l'intérieur de l'orphelinat ! La réprimande était tout à fait justifiée : Ingrid a sauvé de justesse l'un des bustes en marbre ! Tu n'as pas à t'inquiéter, Lander n'est pas un bourreau d'enfants.

— C'est vrai... Tu as raison.

Si Kyle n'avait pas davantage insisté, il se promit en son for intérieur de toujours garder un œil sur l'orphelinat et son magnanime directeur.

***

Six mois s'écoulèrent depuis la mort d'Enmyo. Plus rien ne subsistait de son héritage d'union et de sa volonté de paix mondiale. L'alliance se disloqua en une myriade de factions sous l'impulsion des démons de Cerberus, d'une pléthore d'officiers supérieurs ou même de soldats lambda. Aucun n'avait accepté l'auto-proclamation de Ludwig Ethan comme maître du monde. Une poignée de ses opposants lui reprochait l'escalade de violence avec les Phoenix et souhaitait maintenant emprunter une voie diplomatique ; la plupart, en revanche, jalousait simplement sa place. Ils n'obéissaient qu'au vulgaire appât du pouvoir, cherchant à s'emparer du monde, d'une ville ou d'un carré de terre.

Ce déferlement de légions sans nom engloutit dans ses flots belliqueux les dernières grappes rebelles et le bloc allié mené par Ethan. Pour satisfaire leurs efforts de guerre contre tous et chacun, ces nuées pillèrent les dernières ressources encore à disposition, spolièrent les survivants des cités jusqu'à leur liberté et s'approprièrent par la force des armes le moindre mur vaillant. Les populations des gigapoles, des banlieues et des bourgs tentèrent de se protéger en formant des milices ; celles qui ne finirent pas broyer se firent parasiter par les idéaux d'un groupuscule ou par les intérêts personnels d'un riche chef d'entreprise, de guerre ou de gang. Elles se dénaturèrent une à une en cohortes plus viles que celles combattues.

Ce chaos abyssal écopa du nom de Guerre des Cendres. L'humanité s'y fit traîner, s'y enfonça, s'y abîma sans plus avoir la force de broncher, sans plus réagir aux pires ignominies par la faute d'une dérisoire poignée de ses semblables. Elle sombra mollement dans la période la plus tragique de son histoire.

Une ère qui risquait fort de marquer sa fin.

Toutefois, des bulles de quiétude existaient encore. Elles enveloppaient les régions aussi isolées que les Terres Désolées de Sibérie. Saned et ses alentours se trouvaient épargnés du fléau des milices, des pillards et des séditieux.

La sphère de plénitude des retrouvailles de Kyle, Sophie et Vlad, en revanche, se creva sous les crocs des obligations quotidiennes. L'absence de son bras gauche constituait toujours un handicap de taille dans leur accomplissement. Outre les fourmillements, parfois extrêmement douloureux, qui envahissaient son membre fantôme, c'était la lenteur et l'approximation de ses gestes par rapport aux autres qui le frustraient le plus. Heureusement, le docteur Zed tint parole. Une caravane de marchands ramena une prothèse. Le morceau d'alliage et de plastique articulé provenait – à en juger à ses éraflures, chocs et traces tenaces – d'une décharge. Mais un bon coup de décapage lui rendit sa première jeunesse puis un passage dans l'atelier de Levgueni Sobolev permit de l'adapter avec un système de sangle à l'avant-bras de Kyle. Un aimant fut même incorporé dans la paume artificielle afin de l'aider dans la préhension des objets métalliques.

Il fallut un peu de temps à Kyle pour s'adapter à cette excroissance. Pour qu'elle devienne peu à peu le prolongement naturel de son corps. Il se sentit alors apte à affronter son énorme charge de travail. Entre les réparations de sa maison, les tâches d'entretien des systèmes de survie collectifs, ses longues journées de chasse et le dépeçage du gibier, les préoccupations ne manquaient pas : parviendrait-il à réparer une fuite de la plomberie ? Les panneaux solaires sur le toit de l'orphelinat tiendraient-ils le choc d'un nouvel hiver ? Et ramènerait-il assez de gibier lors de sa prochaine traque pour nourrir tout le monde ?

La collectivité du village – dont Sonia avait pris la charge depuis que Lev était trop vieux pour occuper convenablement cette fonction – rationnait à l'extrême le moindre gramme de nourriture. Les portions de légumes, de racines, de baies, de champignons et surtout de laitage et de viande ne cessaient de diminuer. À tel point que Saned accueillait avec joie les rares caravanes marchandes assez courageuses pour affronter les Terres plus Désolées que jamais de Sibérie.

Les commerçants nomades – à bords d'épaves motorisées ou à dos de bêtes de somme – acceptaient sans rechigner l'ancienne monnaie fédérée qui, contre toute attente, se trouvait toujours en usage à travers le monde. Les coupures de papier et rondelles de métal constituaient même l'unique langage universel encore compris, le seul à ne pas déclencher l'ire des armes et à ne pas susciter la méfiance de l'étranger ; à condition, bien entendu, qu'il ne soit pas source de convoitise. Toutefois, même ce dernier moyen de communication se raréfiait. La faute aux vestiges de l'Alliance, aux bandes de mercenaires, aux hordes de pillards ou aux troupes de miliciens qui s'étaient emparés des anciennes imprimeries monétaires. Ils rationnaient drastiquement les productions, s'assurant ainsi de conserver la haute valeur de l'ancienne devise fédérée et donc leur pouvoir. Les faussaire assez doués – et surtout assez fous ! – pour créer des copies fidèles étaient traqués par ces nouveaux monnayeurs. Les autres se faisaient tout simplement massacrés par ceux qu'ils essayaient de flouer.

Un risque qui n'existait pas à Saned. La fortune de Lander, que tous au village savait être dissimulée dans son manoir, abondait et était originelle de l'époque de la Fédération Terrienne. Les marchands et récupérateurs se montraient ainsi tout aussi heureux que les Sanediens de faire halte dans le petit hameau perdu. Les articles les plus précieux se vendaient contre espèce sonnante et trébuchante tandis que ceux de moindre importance se troquaient contre fourrure et bois.

Si cette situation était acceptée par la plupart avec un brin de fatalisme, Kyle supportait de moins en moins d'être ainsi dépendant des caravanes marchandes ou de la fortune de Lander. Les premières risquaient à n'importe quel moment une attaque ou une réquisition tandis que la seconde finirait tôt ou tard par se tarir. Une catastrophe synonyme de coupure avec le reste du monde, mais aussi de famine.

Kyle s'acharna donc avec l'aide de Sophie et Vlad à muer les herbes rases de leur jardin en un abondant potager. En compagnie des autres chasseurs du village, il organisa la pose de pièges et dirigea des expéditions de chasse, toujours plus longues, toujours plus loin dans les landes, toujours plus dans les profondeurs de la forêt, avec le risque sans cesse accru d'affronter une meute de némésis. Ces créatures malfaisantes proliféraient depuis le début des conflits, comme si elles se complaisaient dans le chaos de ce nouveau monde. Leurs griffes meurtrières décimaient la faune locale. Et leurs estomacs se repurent d'une malheureuse chasseresse et de plusieurs gardes de caravanes.

L'impuissance de Kyle à protéger et nourrir Saned le rendait malade. Un sentiment d'inutilité enfla dans sa poitrine. Il ressentait le besoin de changer le roc qui compactait sa vie en une glaise malléable. De faire quelque chose, n'importe quoi, qui puisse les sortir d'une vulgaire survie au jour le jour. Il n'était nullement nostalgique des révoltes Phœnix. Les atrocités qui hantaient ses nuits suffisaient amplement à le détourner de la voie empruntée par la meute de Miranda. Il regrettait simplement l'époque où il croyait encore en un avenir meilleur.

Ainsi, lors d'un petit-déjeuner estival, il annonça à Sophie qu'il projetait d'enseigner à tous les chasseurs du village comment se défendre. Mais également que Vlad devrait commencer à s'exercer à l'escrime. À cette annonce, elle posa avec lenteur sa tasse de thé fumante sur la table de la cuisine.

— Donc... tu veux lui apprendre à se battre ?

— À se défendre, nuance. Par les temps qui courent, ce serait plus une nécessité qu'un luxe.

Sophie mordilla sa lèvre inférieure de nervosité. Elle s'apprêta à répliquer en haussant le ton mais, après un coup d'œil en direction de l'étage où leur fils dormait toujours, elle se ravisa pour chuchoter :

— Vlad n'a que sept ans ! Tu ne crois pas que c'est encore un peu tôt pour tenir une arme ? Qu'on devrait lui apprendre d'autres moyens que la violence pour résoudre nos problèmes ? Et surtout, je ne veux pas qu'il devienne comme...

— Comme moi ?

— Ne dis pas de bêtises ! Je serais fière s'il devenait comme toi ! Non, ce que je crains, c'est qu'ils finissent dans l'une de ces bandes de pillards qui attaquent les caravanes !

— Justement. Pendant combien de temps crois-tu que Saned sera encore épargné par ce type d'individus ? Vlad doit apprendre à se défendre. Mais ne t'inquiète pas. Je ne le présenterai pas ainsi, bien sûr. Ce sera plus un jeu... ou un cours de sport.

Les rides sur le front de Sophie se détendirent.

— Ce ne sera pas dangereux ?

— Non. Avec Lev, nous allons sculpter des sabres en bois. Il ne touchera à aucune arme à feu, cela va sans dire. Il n'y aura aucun risque.

— Bon... Dans ce cas, ce ne sera qu'à une seule condition : que je devienne ta deuxième élève.

La tasse de Kyle se suspendit en l'air.

— Pourquoi as-tu l'air aussi surpris ?

— Je pensais que tu avais toujours ta phobie des armes.

— Ce sont les détonations des fusils que je ne supporte pas. Elles me donnent l'impression d'être de retour dans le domaine de mon père, d'avoir entendu un innocent de plus mourir. Par contre, une épée, surtout en bois, ne me posera aucun problème.

L'étonnement de Kyle se sublima en un sourire.

— Dans ce cas, je serai plus qu'heureux que ce soit enfin moi qui puisse t'apprendre quelque chose.

Vlad choisit cet instant pour les rejoindre dans la cuisine, se frottant les yeux encore embués de sommeil.

— Tu vas me montrer comment on se sert d'une épée, papa ? Et tu seras avec nous, maman ?

Kyle oubliait souvent à quel point les cloisons de leur maison étaient fines, incapables de masquer les échos d'une conversation même murmurée. En lui répondant que oui, il passa une main dans les cheveux en bataille de son fils qui lui parvenait à présent jusqu'au nombril.

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