Chapitre 44 : Excavation temporelle (2/2)

Aux premières lueurs de l'aube, la nouvelle du retour de la légende des Phœnix s'était déjà répandue dans Saned. Elle provoqua une rare effervescence. Le maire fut l'un des premiers à présenter ses « respects à un héros », presque aussitôt imité par de nombreux villageois. Entre ceux qui jouaient une comédie surfaite et les autres déçus de découvrir un éclopé à la place d'une figure magistrale, tous souhaitaient entendre le récit de la bataille de Moscou, de Berlin ou d'Abuja. Les seuls guidés par la bienveillance se résumaient à Magdalena Petersberg, Jim Lane et Sonia.

Kyle s'évada de ce ballet hypocrite chez le docteur Zed. Devant l'ampleur des stigmates que la guerre avait gravés sur son corps, le grand médecin au crâne dégarni marqua un temps d'arrêt. Une rapide auscultation lui permit cependant de s'assurer que son patient se portait relativement bien et surtout que le temps avait déjà accompli son œuvre de guérison.

— Désolé de ne même pas pouvoir vous proposer une prothèse... dit Zed une fois son examen terminé. Je peux essayer de demander à la prochaine caravane, mais je ne promets rien. Ils ont déjà du mal à se procurer les produits du quotidien, alors je ne vous parle même pas des fournitures médicales...

— Vous n'avez pas à vous excuser, docteur. Ce n'est pas votre faute, autant pour la prothèse que pour mon bras.

L'homme dans son éternelle blouse blanche qui avait viré au gris poussa un profond soupir. Ses traits secs se tendirent sur son visage osseux. Il regardait sans le voir Kyle en train de se rhabiller.

— Tout cela... Cette situation... Vos blessures... Mon impuissance... énuméra-t-il d'une voix lointaine. Tout cela me rappelle ma jeunesse, le temps où, pour financer mes études, j'avais accepté de devenir médecin militaire une fois mon diplôme en poche. Je ne me rendais pas compte dans quoi je m'étais embarqué. Je n'étais pas prêt. Personne ne l'est et ne le sera jamais. Voir les soldats, les civils et les « terroristes » mourir en masse sur des brancards, avec comme seul pouvoir de soulager leur agonie... Je me souviens d'une femme en particulier. Varsha Chaterjee. Le visage arraché comme on retourne la peau d'un lapin. Sa physionomie n'avait plus rien d'humaine. Le simple fait de respirer lui faisait souffrir le martyr. Nous sommes malgré tout parvenus à la « sauver ». Ce que j'entends par là, c'est que nous l'avons maintenu en vie trois jours de plus pour la retrouver étranglée par les câbles des machines qui remplaçaient ses organes. Contrairement à nous, elle avait accepté sa mort. Elle a rejeté la parodie de vie que nous lui offrions. C'en était trop pour moi. Je ne pouvais plus supporter les insuffisances de la médecine moderne.

— Au moins, vous ne courrez pas ce risque avec moi : dur de se pendre à une prothèse absente.

Ce trait d'humour noir ne fit même pas réagir le médecin. Il poursuivit son soliloque dont le but échappait encore à Kyle :

— Lorsque mon engagement militaire s'est terminé, j'en suis revenu à mon premier amour d'étudiant : la recherche. À force de travail et d'acharnement, j'ai rejoint le meilleur laboratoire de New-Washington. Là haut, mes équipes et moi-mêmes avons développé des choses inimaginables. Des prothèses bio-synthétiques capables de se greffer sur les nerfs du patient. Des gels médicaux qui arrêtent une hémorragie en moins de cinq secondes et qui réduisent le temps de cicatrisation par vingt. Des techniques de nano-chirurgie que n'existaient même pas sous l'âge d'or !

Un rire aigre secoua sa grande carcasse.

— Sauf que ces merveilles technologiques ne se destinaient pas au plus grand nombre. Seulement à une frange de l'armée, à des politiciens véreux sur le point de voter une loi pour l'industrie pharmaceutique et à nos « mécènes ». Les seules recherches qui profitaient à l'ensemble de l'humanité se cantonnaient aux traitements de maux bénins. Peu importait que mille autres traitements – tout aussi inefficaces, au mieux de vulgaires placebos ! – puisse déjà exister ! Nous devions être rentables ! Avoir la plus large clientèle possible ! Chaque année, il nous fallait réinventer une nouvelle pastille contre la toux alors que les virus et les grippes tuent à tour de bras !

— Vous êtes donc parti ?

— En effet. Grâce à d'anciens contacts, j'ai intégré un projet de recherche militaire. Nous disposions d'un budget insensé avec comme unique consigne de renforcer le corps humain. Des années durant, nous avons tenté de modifier le génome d'animaux. De faire en sorte qu'ils naissent avec des organes de rechange, par exemple, ou que la peau souple d'une souris devienne le cuir solide d'un rhinocéros. Malheureusement, nous peinions à transposer nos résultats à l'homme. Fatidiquement, faute de progrès, le projet a été mis en pause. On m'a alors proposé de rejoindre un centre d'expérimentations très particulier.

Zed s'interrompit. Il revint à la réalité et chercha le regard de Kyle, un éclat d'inquiétude derrière les pupilles. Sa voix se fit hésitante, balbutiante et s'alourdit sous le poids du remord.

— Si je vous ai raconté tout cela, Kyle, c'est pour que vous compreniez. Que vous puisez suivre le fil du raisonnement qui m'a poussé à accepter de travailler en ce lieu. Que j'ai tout tenté pour offrir une chance à nos pauvres carcasses mortelles de se renforcer. Je n'espère aucun pardon de votre part, juste de la compréhension. J'espère ainsi que vous me verrez toujours comme un médecin et non un boucher. Car ce que j'ai fait là-haut...

Il prit une profonde inspiration, comme avant de plonger du haut d'une falaise, puis se jeta dans le vide :

— J'ai pris part à l'inhumain. La science sans éthique. Ce que nous appelions expérimentations s'apparentaient à de la torture physique et psychique sur... des êtres humains. Tout ça dans le but de percer le secret du « potentiel » d'une frange de la population. Comprendre d'où venait leurs mystérieux pouvoirs. Afin, selon les propres dires de nos supérieurs, de grandir l'humanité et lui offrir une chance de survie face à la première menace de son existence. Pour ma part, il s'agissait plus prosaïquement de découvrir le secret d'une vitalité incroyable.

— Les asriens... souffla Kyle, la mâchoire prête à se décrocher. Vous avez mené des expériences sur les asriens ?

Zed acquiesça gravement de la tête.

— Enfin... pas sur des asriens à proprement parler. Sur de futurs asriens serait plus exact. Le plus souvent, c'était des adolescents. Trouvés par hasard dans un camp pour enfants de la Fédération. Dans une école. Ou arrachés des Terres Désolées. Il suffisait qu'un malheureux déclenche un scanner d'énergie éthérée et sa vie s'achevait sous nos bistouris. D'ailleurs, je ne vous l'ai jamais avoué, mais vous souvenez-vous du massacre de Naranvozh ? La machine qui a scanné la petite fille ? Il y a de forte chance que...

La phrase mourut dans la gorge du docteur. Sa peau prit une teinte verdâtre, comme si le contenu de son estomac luttait pour revenir à l'air libre.

— C'était donc ça, acheva à sa place Kyle. La fédération a profité de ses purges pour trouver de nouveaux cobayes. Mais ce scanner... cette énergie éthérée, qu'est-ce que c'est ?

— La seule chose qui différencie un humai d'un asrien. Le secret de leur force.

— Mais encore ?

— Si j'en savais plus, Kyle, je ne l'aurais pas qualifié de secret. Pour que vous vous rendiez compte de l'envergure de cet énigme, sachez que nous étudions les asriens depuis un demi-siècle. J'ai apporté ma maigre contribution à sa résolution pendant plus de six ans. Au final, nous en étions toujours au même point : le néant. Non, pire encore : des hypothèses toutes plus folles les unes que les autres.

Il se passa une main sur son crâne dégarni.

— La seule chose de certaine, c'est que, contrairement à tout ce qu'on a pu me dire, les asriens sont des êtres humains comme vous et moi. Ils hurlent quand ils souffrent. Ils pleurent quand on leur arrache des êtres chers. Et ils se brisent sous la torture. Je suis incapable de vous affirmer s'ils incarnent notre extermination, la descendance de l'homo sapiens ou une simple divergence. Tout ce que je sais, c'est que ce ne sont pas des monstres. Alors que nous...

Les derniers mots s'éteignirent une nouvelle fois dans sa trachée.

— Aujourd'hui, il n'y a plus qu'une chose que je souhaite savoir. C'est que ce centre maudit a été fermé. Que les aberrations que nous avons menées là-haut ont enfin cessé. Kyle, dites-moi que les Phœnix ont contraint le général Ethan à stopper le projet Genesis. Que vous avez rasé le complexe de Heidelberg et tous les autres. Que plus rien n'en subsiste aujourd'hui.

Kyle resta une nouvelle fois médusé.

— Vous avez travaillé sous les ordres de ce salaud ?

— Il n'était qu'un nom pour nous, balaya Zed avec un geste presque dédaigneux de la main. Ce n'était que le responsable militaire. Preuve en est que ce n'est qu'ici que je l'ai vu pour la première fois. Je suis d'avoir bien heureux d'avoir pris un pseudonyme. Ne sait-on jamais... Mon nom était certainement devenu celui d'un fugitif recherché et il aurait également très bien pu lui revenir en mémoire.

Il intercepta la surprise de Kyle.

— Vous pensiez que Zed était mon véritable nom ? Vous n'aviez pas deviné que ce n'était qu'une couverture, comme bon nombre de nos voisins pour échapper à d'éventuels poursuivants ? Pour ma part, je dois l'avouer, il s'agissait autant d'une couverture que d'un symbole. Je souhaitais devenir un autre homme. Et pour en revenir à ce qui m'a poussé à vous révéler mes tristes exploits, dites-moi enfin ce qu'est devenu le projet Genesis.

Kyle, mal à l'aise, haussa les épaules en signe d'ignorance.

— Je suis désolé, docteur. J'avais beau être la légende des Phœnix, je n'en restais pas moins qu'un simple pion. Jamais je n'ai été au courant de nos plans pour le futur ou la manière dont nous recyclerions les installations fédérées. Tout ce que je sais, c'est qu'Enmyo considérait lui aussi les asriens comme un ennemi terriblement dangereux. Espérons que l'éthique l'ait emporté sur son envie de les débusquer.

— Espérons, en effet.

Les deux hommes se quittèrent en ces termes, l'un anéanti par la résurgence des spectres d'un passé turpide et l'autre troublé par la fissuration de l'une des figures les plus emblématiques de Saned. Les pensées de Kyle sur le chemin du retour s'égarèrent sur les asriens. Entre les affirmations d'Enmyo, sa rencontre avec la créature de kevlar et les révélations du docteur Zed, des gouffres existaient. Chacun avait-il eu une vision tronquée ? Ou n'avait-il au contraire perçu que l'une des nombreuses têtes de l'hydre asrienne ?

Les rires de Sophie et Vlad l'accueillirent de retour chez lui. Il les découvrit dans la cuisine, engagés dans une course poursuite autour de la table. L'enfant aux cheveux noirs, un marteau et un tournevis serrés contre sa petite poitrine, fuyait les bras grands ouverts de sa mère. Kyle l'attrapa tandis qu'il essayait de filer entre ses jambes et, après une courte séance de voltige agrémentée de nouveaux rires, Sophie retrouva ses outils.

Elle proposa alors à Vlad d'emmener son père pour une visite guidée de Saned. Tout à son excitation survoltée, le jeune garçon ne se rendit pas compte que le véritable but était pour elle de s'offrir un court répit lui permettant de réparer en toute tranquillité la fenêtre de plus en plus difficile à refermer. Il enfila son anorak un peu trop grand pour lui, ses bottes de fourrure et son bonnet de laine sous le regard attendri de son père puis l'entraîna par la main à travers les ruelles de terres boueuses. Les maisons de bric et de broc qui jalonnaient leur chemin écopèrent sans la moindre exception d'un petit commentaire.

— Ici, c'est la maison où on garde la manger ! Là-haut, c'est la maison du gros chasseur ! Faut faire attention, papa ! Il est pas beau et il pue ! Et là ! C'est la maison de tonton Jim !

« Tonton Jim », bien évidemment, n'était autre que Jim Lane. Il n'avait jamais quitté Saned, incapable d'abandonner ce lieu qui l'avait si bien accueilli. Il avait donc endossé avec plaisir la place vacante de protecteur et troqué sa chambre de fortune de l'orphelinat pour une masure du village.

— Ça, c'est la maison de monsieur maire ! enchaîna Vlad sans le moindre temps mort une fois sur les pavés de la place. Quand il fait très froid, il nous laisse nous réchauffer autour de sa cheminée ! Il aime bien nous raconter des histoires comme maman ! Sauf que lui, il appelle ça les grandes histoires de l'humanité ! Derrière, c'est la maison de madame la technicienne ! Elle est trop forte, elle sait tout réparer ! Et la grosse maison, c'est celle de monsieur le directeur et de ses enfants ! T'as vu comment elle est grande ? Hein, papa, t'as vu ?

— J'ai vu.

L'orphelinat de Lander n'avait guère changé. La haute clôture de fer forgé ne remplissait qu'une fonction purement décorative : les enfants étaient libres de jouer dans le reste du village avec leurs camarades. Parmi les visages espiègles qui entraient et sortaient de l'immense manoir en un incessant ballet, peu furent ceux que Kyle reconnut. Même dans une région aussi isolée, le nombre d'orphelins avait explosé.

— Tu t'entends bien avec tes camarades de classe ? s'enquit Kyle.

— Oh oui ! J'ai un copain ! C'est Edward !

— Qu'est-ce que vous faites ensemble ?

— Plein de choses !

Le petit garçon avait ouvert les bras en un geste grandiloquent pour illustrer son « plein » enthousiaste. Il passa ensuite à la maison suivante, entraînant au fil des habitations Kyle à l'autre bout du village. La visite guidée ne se termina que lorsque les jambes de Vlad ne purent faire un pas de plus. Même juché sur les épaules de son père, il continua de prodiguer un flot intarissable de commentaires. Il ne s'interrompait que pour lancer de joyeuses salutations à des camarades de classe ou à l'un de leur voisin.

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