Chapitre 44 : Excavation temporelle (1/2)
— Tu as fini de lui raconter son histoire ?
Sophie n'avait pas levé la tête de ses cahiers de cours. Les grincements de la porte et les bruits de pas lui avaient signalée que Kyle venait de la rejoindre dans leur chambre. Cependant, face au mur de silence qui suivit sa question, elle lui jeta un coup d'œil à travers le rideau d'ébène de ses cheveux.
— Qu'est-ce qui t'arrive, Kyle ?
— Rien...
Un soupir agacé s'échappa de la poitrine de Sophie. Le stylo chut contre les courbes arrondies de sa calligraphie. Ses yeux en émeraude se posèrent sur son compagnon, assis sur le lit, le visage plongé dans l'obscurité.
— Je sais quand quelque chose te travaille, Kyle. Tu n'as pas tellement changé en cinq ans, tu sais !
— Justement si. C'est bien ça le problème. On peut faire semblant que tout est comme avant, mais ça ne l'est pas. Regarde-moi. Je ne suis plus qu'une épave, et pas seulement parce qu'il me manque un bras. La violence et la mort hantent mes pensées. Je ne suis plus que l'ombre de moi-même. Une ombre qui n'a rien fait pour sauver les réfugiés croisés sur ma route ou les infectés de Iaroslavl. Une ombre qui n'a pas hésité à massacrer toute une unité dont le seul tort était de se trouver sur sa route. Une ombre qui n'a semé dans son sillage que les ténèbres qui la composent.
Sophie se leva de son bureau et prit place à ses côtés.
— Tu te souviens de ce que tu m'as dit ? Le jour de ton départ ? « Je luterai de toutes mes forces pour vous offrir un monde meilleur ». Et c'est ce que tu as fait. Tu as été au bout de toi-même. Seulement, parfois, ce n'est pas suffisant. Mais ce n'est pas de ta faute, ni de celle des Phœnix.
Ses doigts s'enlacèrent avec les siens.
— Cette main que je tiens m'a étreinte et faite frissonner. Elle a restauré notre maison. Elle a chassé la nourriture pour notre village. Elle l'a défendu dans ses heures les plus sombres sans jamais faillir. Et si elle a pu donner la mort, elle a également donné la vie.
— Tout cela, c'était avant ! Cinq ans... Tu te rends compte, Sophie ? Cinq ans ! J'ai changé, qu'on le veuille ou non. La violence me colle à la peau. Notre révolution ratée m'a rempli de rancœur, je le sens. La perte de mon bras me précipite dans des abîmes de rage. Et j'ai peur. Peur que tout cela ne rejaillisse sur vous, sur toi, sur Vlad, comme... comme mon...
Kyle ne parvint à achever sa phrase, un tic nerveux saccadant les muscles de son visage, sa propre salive, aussi brûlante qu'une coulée d'acide, l'obligeant à déglutir avec difficulté.
— Comme ton père, comprit Sophie en un triste souffle.
Elle obtint pour toute confirmation un hochement de tête.
— Tu as peur que ton amputation te rende comme lui ? C'est ridicule, Kyle. Tu me l'as dit toi-même : ton père était déjà une brute d'ivrogne avant la perte de sa jambe. Les cicatrices qu'il t'a laissées sont assez éloquentes. Et je ne parle même pas de... l'apathie dans laquelle il a enfermé ta mère. Jamais tu ne pourrais faire la même chose.
— Et si je l'avais déjà fait ?
— Comment ça ?
Kyle se mordit les lèvres, regrettant un fugitif instant que cette phrase ait franchi le barrage de ses lèvres. Mais c'était certainement un signal de son inconscient pour lui faire comprendre que l'heure de la vérité avait sonné. Trop longtemps, il avait porté ce poids seul. S'en délivrer ne pourrait qu'alléger sa conscience.
— Que crois-tu savoir de mon enfance dans les régions suisses ?
Les yeux de Sophie papillonnèrent de surprise.
— Que ton père a toujours été dur avec toi, aussi loin que tu t'en souviennes, répondit-elle tout de même. Au départ, ce n'était que des mots, plus aiguisés que des couteaux qui te lacéraient de l'intérieur. Puis il y a eu l'accident du némésis. Dès lors, les insultes ne suffisaient plus. Il t'a frappé avec ses poings. Les poings sont devenus des règles, des ceintures, des bouts de bois et... des lames. Dans ta petite ville, tout le monde était sourd à votre souffrance, à ta mère et toi. Alors tu as choisi de fuir. Tu as profité d'une nuit où ton père était ivre mort pour sauver vos vies.
Au fil du récit, la suspicion alourdit les traits de Sophie, au point que ses yeux s'étrécirent en deux fentes.
— Tu vas maintenant m'avouer qu'il n'y a qu'une part de vérité, c'est ça ?
— Je ne t'ai jamais menti... tenta de se défendre Kyle sans toutefois pouvoir la regarder, un poids incommensurable sur la nuque. J'ai juste... omis des détails. Je t'ai laissé combler les vides. Avec les rares fragments que j'avais bien voulu te laisser. Car si mon père était bel et bien mort lors de notre fuite, ce n'était certainement pas à cause de la boisson. C'était au sens littéral. Cette nuit-là, contrairement à toutes les autres, je me suis défendu. On s'est entre-déchiré. Lui m'a balafré la poitrine, moi le cœur. Je... Je n'ai eu conscience de rien. Je suis revenu à moi... Le katana plein de sang... Le manche dans la main... Le... Le cadavre de mon père à mes pieds...
— Tu n'a fait que te défendre, Kyle...
— Non. Il y avait de la haine, de la rage dans mon geste, je le sais. Mais c'est sans importance. Il est seul responsable. Je n'ai jamais éprouvé le moindre remord pour lui. En revanche...
— En revanche ?
— Si tu voyais Vlad m'enfoncer un katana dans le cœur, quel effet ça te ferait ?
La surprise sur le visage de Sophie se mua en un éclair de compréhension horrifiée.
— Tu veux dire que...
— Oui. Elle était là. Prostrée dans un coin du salon. Elle avait tout vu. Elle s'apprêtait certainement à s'interposer, comme d'habitude. Elle n'en a pas eu le temps. Elle n'a pas pu supporter de voir son fils tuer l'homme qu'elle aimait. Car je pense que malgré tout elle l'aimait toujours. En tout cas, elle aimait toujours le souvenir de l'homme qu'il avait été avant ma naissance. Elle n'est jamais vraiment revenue à elle. Voilà ce que je ne t'avais jamais dit. Voilà ce que personne d'autre que moi ne savait. Voilà mon plus lourd fardeau : ce n'est pas la brutalité de mon père qui a brisé l'esprit de ma mère, c'est...
Les mots ripèrent dans le goulot serré de sa gorge, retombèrent dans le sac de nœuds qui lui servait d'intestins, rebondirent avec difficulté pour enfin se libérer avec les larmes refoulées depuis son enfance :
— C'est moi. Avant cette nuit, elle était parfaitement normale.
— Oh, Kyle...
La main de Sophie se posa sur son épaule et elle le tira avec douceur pour qu'il se blottisse dans le creux de son cou. Il se laissa entraîner sans résistance dans sa tendresse, se fit bercer par les murmures de sa voix pleine.
— Ce n'est pas toi qui l'a rendue comme ça. La preuve : quand tu es arrivé au domaine avec elle, aucun mot ne sortait de sa bouche. Juste des cris. Des bruits de gorge. Des fredonnements. Elle était insensible à tout ce qui l'entourait, emmurée dans sa propre tête. Les autres l'appelaient « la folle ». Je pense même que son état a empiré durant les trois ans où nous sommes restés prisonniers de mon père. Puis il y a eu... l'incendie. Tu m'as permis de m'évader de ma prison. Nous avons fui tous les trois, avec ta mère. En direction du plus grand pan de Terres Désolées que nous connaissions pour que même les agents de mon père ne nous retrouvent jamais. Et c'est là... à cet instant précis où notre voyage a commencé que j'ai pu découvrir ta mère. Elle s'est reconnectée au monde. Des sourires, des hochements de tête, des mots et mêmes des phrases ! Tu ne t'es jamais demandé pourquoi elle allait mieux après tant d'années ? Alors que nous n'avions rien ? Que nous subissions le faim et la froid ? Dans la rigueur de notre échappée miséreuse ?
— Non... j'étais juste heureux que ça se produise.
— Réfléchis, mon amour. À chaque fois que l'état de ta mère s'est empiré, il y avait un lien, une corrélation. Pour être plus exact, son esprit n'était que le reflet de ce qu'il y avait de plus cher à son cœur.
— Moi ?
— Oui, toi. Ce qu'elle n'a pas pu supporter, ce n'est pas ton geste, mais son incapacité à te protéger. De manquer à son devoir de mère, de te voir s'enfoncer dans un gouffre de noirceur, de n'être pour toi qu'un poids mort. Voilà ce qui a détruit son esprit. Au manoir, elle a assisté à la germination de tes remords. Elle savait que sans elle, jamais tu ne serais resté. Jamais tu n'aurais accepté de massacrer des innocents. Jamais tu n'aurais vendu ton âme pour un toit et un peu de chaleur. Il a fallu que nous soyons sur les routes pour qu'elle émerge enfin de sa longue torpeur, grâce au simple fait de te voir libéré. Libéré et heureux.
Sur les paupières closes de Kyle, la vision des deux yeux exorbités, inertes et morts de sa mère qui le fixaient depuis les ombres du sol se dissipa. Il se redressa, un étrange bouillon de sentiments réchauffant sa poitrine. Une douce mélancolie, presque joyeuse, s'en évapora, détendit les traits de son visage et assouplit ses lèvres en un sourire.
— Tout ça, c'est grâce à toi.
— Grâce à nous. Et, une nouvelle fois, ensemble, nous y arriverons. Nous formerons une famille. Tu seras un père extraordinaire.
Les iris taillés dans des émeraudes s'embrasèrent d'une soudaine ardeur et la main diaphane glissa sur la cuisse de Kyle en une langoureuse caresse.
— Peut-être même un fougueux amant ?
Avec un sourire encore plus grand, Kyle l'enlaça en les faisant basculer au milieu des couvertures de leur lit. Ils s'empressèrent de se déshabiller, de redécouvrir le corps de l'autre en une union aussi charnelle que spirituelle.
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