Chapitre 41 : Le temps des adieux (2/2)
Les déserteurs s'envolèrent plus unis que jamais. Une ambiance apaisée, presque joyeuse imprégnait l'héliporteur. La vision de Dublin se chargea de la muer en stupéfaction et en horreur : les lointains contours de la cité côtière disparaissaient dans d'énormes panaches de fumées. Les communications ayant été coupées pour se rendre le plus indétectable possible, ils en furent réduits à de simples suppositions. La plus vraisemblable et terrible de toutes ne tarda guère à s'imposer : les Phœnix et les partisans de l'Alliances'affrontaient en dehors des limites de New-Washington. Les mêmes sombres hérauts du chaos infectaient Liverpool et Manchester,Hambourg, Gdynia et Gdansk, Klaipeda, Vilnius et Minsk.
Moscou ne fit pas exception.
Avec comme toile de fond la gigapole ravagée pour la deuxième fois en moins de cinq ans, les déserteurs se posèrent à couvert d'une forêt. Si Kyle émit le désir de partir sur le champ, ses compagnons parvinrent à l'en dissuader. Il n'avait pas encore recouvré assez de force pour affronter la rigueur d'un voyage solitaire. À moins qu'il ne s'agisse d'un moyen inconscient de retarder leur séparation. Car leur route, si longtemps commune, se scinderait au terme de sa rémission. Une perspective qui leur serrait à tous le cœur.
Si les blessures de Kyle et Ezequiel cicatrisaient, celles de Moscou se gangrenaient. La journée, les colonnes de fumée se colmataient en une voûte de charbon. La nuit, les éclats des coups de feu illuminaient les décombres. Qu'importe l'heure, de chaque pore de la gigapole moribonde saignait son fluide vital : ses habitants. Autrefois flamboyante, Moscou devint en moins d'une semaine une ombre macabre.
Kyle, toujours par contraste, se revigora. Il pouvait enfin rester debout des heures, aider aux tâches quotidiennes et soutenir une conversation sans s'écrouler de fatigue au bout de la troisième phrase. Ils se sentaient tellement mieux, avec Ezequiel, qu'ils décidèrent de soulager Miranda, Léon et Sandrine en partant chasser à leur place.
Son état ne cessait de s'améliorer, à tel point qu'il lui était impossible de repousser plus longtemps son départ. Les déserteurs se rassemblèrent une ultime fois aux abords de l'énorme masse de l'héliporteur. La frondaisons des bois fredonnait une triste mélopée. Le bourbier qui portait encore le nom de Moscou dévorait la ligne d'horizon. Léon, Ezequiel, Miranda et Sandrine imprimait une dernière fois le visage de Kyle sur leurs rétines. Il en fit de même avec eux, gravant dans sa mémoire chaque trait de ses soldats, de ses acolytes, de ses frères et de ses sœurs de tourments.
— Tu en sûre, Sandrine ? lança Miranda en crevant le silence.On peut vraiment pas se rapprocher de Saned ?
L'adolescente leva les yeux au ciel.
— Pour la centième fois : non. Nous n'avons presque plus de réserves de carburant. Si nous nous rapprochons encore de l'Oural, nous ne pourrons jamais rejoindre Pétersbourg.
— Et si...
Kyle hésita, déglutit puis poursuivit :
— Et si vous abandonniez vos espoirs de reconstruire le monde ? Pétersbourg est certainement dans le même état que les autres cités. Ta famille et tes amis ont dû la fuir depuis longtemps, Miranda. Tu ne trouveras probablement aucune aide, aucun moyen de remplir les réservoirs de l'héliporteur. Vous serez bloqués là-haut. En revanche, Saned pourrait vous accueillir. Je sais que c'est minuscule, que c'est un trou perdu, que c'est bien loin du confort auquel vous avez été habitués avec la Fédération... mais vous y auriez une place. Vous n'auriez plus à craindre cette lutte de pouvoir. Nous pourrions tous y vivre. Ensemble. Hors du monde.
Il accrocha le regard de la jeune adolescente.
— Surtout toi, Sandrine...
Sa voix vibra d'émotion.
— Quand nous nous sommes rencontrés, je t'ai promis une vie normale. Je suis toujours prêt à honorer cette promesse. Si tu m'accompagnes à Saned, il est hors de question quetu finisses à l'orphelinat. Je t'accueillerai chez moi. Comme ma propre fille. Car c'est ce que tu es déjà.
L'adolescente se figea, le souffle coupé. Des larmes se cristallisèrent sur l'émeraude de ses yeux. La ligne de sa mâchoire trembla. Des secousses qui se propagèrent au reste de ses muscles. Elle ouvrit et ferma la bouche plusieurs fois de suite sans parvenir à articuler un seul son. Mais elle n'eut besoin d'aucun mot. Elle se jeta contre Kyle et l'étreignit de toutes ses forces, s'accrocha à lui en faire mal, pleura contre sa poitrine.
— Pour moi aussi...sanglota-t-elle, ses cheveux de jais emmêlés sur son visage. Pour moi aussi, tu es comme... comme mon père ! Tout ce que tu as fait pour moi ! Tout les risques que tu as pris ! Ce que tu m'as appris ! La confiance que tu m'as donnée, même quand je faisais tout pour la rejeter ! Personne n'en aurait fait autant ! Personne ne l'avait jamais fait ! Sauf toi ! Sans rien attendre en retour ! Grâce à toi, je sais ce que ça fait d'avoir quelqu'un qui t'aime et à aimer en retour ! Non... plus que ça !
Elle glissa des bras de Kyle pour se retourner vers Miranda, Léon et Ezequiel.
— Une famille ! Une vraie famille ! Voilà ce que nous sommes ! Malgré nos différences, malgré nos divergences, malgré nos rancœurs passées, nous veillons à présent les uns sur les autres ! Si j'ai affirmé par le passé ne jamais être capable de comprendre ce qui vous animait, je me trompais ! Car aujourd'hui, je partage vos rêves ! Je brûle tout comme vous de rendre la liberté à notre monde ! De le libérer de la pire de toutes les tortionnaires : la guerre ! Personne ne doit traverser ce que j'ai enduré! Plus aucun enfant ne doit devenir la machineinsensible que j'étais avant de vous rencontrer ! Et, plus important que tout, nous devons repousser la mort, notre compagne quotidienne, en une lointaine connaissance !
Son visage traversé de mille émotions se braqua de nouveau vers son père.
— C'est pour ça...parvint-elle à souffler d'une voix étranglée, c'est pour ça que je ne peux pas venir ! Je ne veux pas, ne peux pas les abandonner ! Qui piloterait l'appareil ? Et puis je ne vais pas te voler à Vlad et Sophie !
— Tu ne voleras rien. Tu n'usurperas la place de personne.
La poitrine de Kyle se lacéra à l'idée de se séparer de sa fille.
— Mais ta décision est prise. Tu es devenue quelqu'un qui suit ses propres convictions et non celles des autres. Quelqu'un dont je suis fier. Que ce soit demain ou dans dix ans, sache que parmi les Terres Désolées de Sibérie, une famille t'attendra, Sandrine Godraon.
Un sourire ensoleillé perça le ciel de tristesse de l'adolescente. Elle qui quelques mois encore se grippait d'une froideur mécanique, rayonnait à présent d'une chaude humanité.
— Un jour, je l'espère, nous nous retrouvons... papa.
Il s'étreignirent une nouvelle fois. Après une ultime caresse dans la tignasse plus noire que les plumes d'un corbeaux, Sandrine recula. Elle rejoignit Miranda, Léon et Ezequiel, réprimant des reniflements et essuyant ses larmes d'un revers de manche. Ils tentèrent, par un sourire, par un geste maladroit, par un murmure apaisant, de la réconforter. L'exiguïté de l'héliporteur avait eu l'immense mérite de gommer leur hostilité pour esquisser une affection.
— Alors ça y est... expira Kyle pour amorcer ce que tous redoutaient. Le temps des adieux est arrivé.
Des sourires de façade recouvraient leur visage. Celui d'Ezequiel se lézarda en premier. Une longue flopée de jurons s'en déversa. Il s'avança en claudiquant sur sa béquille et s'appuya de son autre main sur l'épaule de Kyle pour plonger son regard d'ébène dans le sien.
— La gamine a raison ! Nous ne sommes plus des rebelles, des soldats ou des compagnons d'armes ! Nous ne sommes plus liés par une vulgaire hiérarchie ! Nous ne sommes pas mes amis de Carlos de Bariloche ; soudés par des intérêts communs, disloqués à la première adversité ! Non ! Nous, nous sommes unis par le sang ! Le sang de nos camarades tombés ! Le sang versé pour se protéger les uns et les autres ! Le sang donné pour faire battre nos cœurs ! Ni la distance ni le temps ne parviendront à assécher ce sang ! Même la mort en est incapable ! Car notre sang est immortel et indestructible ! Il coulera à jamais dans les veines de nos âmes ! Il fusionne les morts, les vivants et les disparus en un grand tout ! Qu'importe les chemins choisis et les bifurcations empruntées, grâce à lui, vous serez toujours à nos côtés et nous aux vôtres !
Il s'effondra contre Kyle dans une étreinte qui menaça de lui rompre une côte. Ses compagnons, grâce aux nombreuses confessions échangées sur leur passé dans la soute de l'héliporteur, savaient que cette déclaration provenait du plus profond des tripes du guérillero. Elle prenait comme fondation le même événement qui l'avait trop souvent poussé à s'enivrer au point de devenir loque. Si l'un lui permettait un oubli éthylique, l'autre lui conférait un lien à travers la mort avec son compagnon tombé sous ses yeux lors des premières vagues de manifestations pacifiques.
— C'est un honneur d'être uni à un homme de principe comme toi, lui répondit Kyle en parvenant à desserrer l'étau de ses bras. Grâce à ce lien, veillons les uns sur les autres, comme le font déjà tous ceux que nous avons perdus. Tâchons d'y puiser la force qui nous fait défaut pour affronter notre réalité.
Ezequiel hocha gravement de la tête avant de s'effacer pour Léon.
— Rassurez-vous, Kyle, lança le vieux sergent avec un sourire en coin, moi, je ne vais pas vous assommer à coup de monologue bien glauque !
Il ne fit que peu de cas de l'exclamation interloquée d'Ezequiel avant de poursuivre :
— Même si on se connaît depuis peu, j'ai l'impression d'avoir affronté une éternité de périls à vos côtés ! Tout ce que je sais, c'est que l'avenir nous en réserve encore un sacré paquet ! Et que je regrette de ne plus pouvoir compter sur vous pour nous sauver les miches !
— Moi aussi, Andrew Léon !
— Faites une chose pour moi, vous voulez bien ? Vivez de belles retrouvailles avec votre famille ! Après tout, grâce à vous, je vais pouvoir me faire passer pour un vénérable ancêtre qui a combattu aux côtés de la légende !
— On te prendra pour un vieux sénile, oui ! balança Ezequiel avec des accents de vengeance.
Léon lui rétorqua une réplique du même tonneau auquel Kyle ne prêta aucune attention. Miranda avait pris la place du vieux sergent. La pureté de glace de ses yeux réfractait mille éclats de contentement, de tendresse, de tristesse, d'amour, d'affliction et de peine. Ces émotions jaillirent avec une telle puissance qu'elles transpercèrent le cœur de Kyle. Aucun ne parvenait à concevoir la vie sans l'autre. Ils ne s'étaient pas quittés plus de quelques heures depuis leur rencontre à Moscou. Alors, avant que les lèvres de la femme rebelle ne s'animent, Kyle prit la parole :
— Depuis que je suis devenu capitaine, tu as toujours été là. Sans toi, jamais je ne serais parvenu à endosser ce rôle. Encore moins y survivre. Tu as été un roc au milieu des tempêtes. Tu es la véritable légende, la survivante, l'héroïne, l'âme des Phœnix. Tous ces surnoms qui me paraissaient ridicules prennent tout leur sens quand on te les adresse.
Un rire oscilla entre amusement et irritation.
— Tu es incorrigible... Toujours à refuser de voir ce que tu es, même malgré toi. Surtout malgré toi. Tu ne les a pas écoutés, capitaine ? Les liens de sang d'Ezequiel ? La famille de Sandrine ? L'impression de toujours avoir été à nos côtés de Léon ? Tout cela, c'est la meute. Et la meute, je n'ai cessé de te le répéter, c'est toi. C'est toi qui la dirigeais. C'est toi qui en as inventé le credo. C'est toi qui l'as unie. Et sans toi, j'ai bien peur de la voir mourir.
— La meute a survécu à notre désertion. Elle a également survécu à la perte de son fondateur. Elle me survivra également. Alors cesse de m'appeler capitaine. Ce titre te revient de droit. Pas dans ce sens pitoyablement hiérarchique que les Phœnix lui ont confié. Tu seras celle qui donne le cap, celle qui guide dans les tourmentes. Prends soin d'eux comme tu as su le faire pour moi. Et bon vent, capitaine Miranda Azarov !
Elle agrippa sa main dans la sienne.
— Nous n'abandonnerons jamais, Kyle. Pour toi... pour tous les autres... Pour nos espoirs brisés... nous ramènerons la paix. J'ignore encore comment, mais nous y parviendrons. Lorsque ce jour viendra, je veux que tu te souviennes qu'il n'aurait jamais existé sans toi.
Pour toute réponse, Kyle tira sur sa main pour la précipiter dans ses bras. Ils s'enlacèrent. Furent rejoints par Sandrine, Léon et Ezequiel. Une multitude d'au revoir fusèrent. Les pleurs se mélangèrent aux rires. Les espoirs des retrouvailles atténuèrent la douleur de la séparation à venir. À reculons, ses compagnons disparurent dans le ventre de l'héliporteur. Les réacteurs s'allumèrent. L'appareil décolla. Il fendit les cieux, se réduisit rapidement à un point et finit par se perdre dans les nuages.
Ils étaient partis.
Le cœur lourd, si lourd qu'il se transforma en pierre et chuta dans ses intestins, Kyle entama son périple désormais solitaire.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top