Chapitre 41 : Le temps des adieux (1/2)

Des tambourinements d'une rare violence extirpèrent Kyle d'un sommeil vaseux. Ils étaient si puissants que même le souffle strident des réacteurs s'éteignait. Les cloisons de l'héliporteur tremblaient et gémissaient, l'intérieur de l'habitacle se secouait de violentes convulsions. Kyle trouva la force de se relever avec l'aide d'Ezequiel. À la fois curieux de connaître l'origine d'un tel chambardement et de fuir ses ruminations cycliques, il marcha seul pour la première fois depuis son duel contre la créature de kevlar. Il tangua dans les roulis, se hissa jusqu'au cockpit et se laissa choir dans le siège du copilote. Miranda et Léon dormaient sur un tas de couverture à même le sol, exténués par leur labeur de soin et de ravitaillement. Sandrine lui adressa un sourire fugace avant de se replonger dans la lutte contre les éléments : les cieux anthracites soufflaient de puissantes rafales, chahutant l'héliporteur en tout sens. Ils risquaient à tout moment de plonger dans les bouillonnements océaniques. À perte de vue se dressaient des monts et des vallées liquides en mouvement perpétuel. Des falaises titanesques ourlées d'écumes s'édifiaient et s'éboulaient. Les embruns s'unissaient en brouillard impénétrable. La pluie enduisait les hublots d'une couche liquide de distorsion. L'horizon se déchirait dans les zébrures électriques de la foudre.

Ce spectacle terrifiant recelait une étrange splendeur. Chacun de ses acteurs inculquait une implacable leçon d'humilité aux humains pris dans leur jeu. Kyle ne put se lasser de les contempler. Même lorsque les vents faiblirent, que les flots s'aplanirent en une mer d'huile et que les lourds nuages noirs se dissipèrent, son regard n'en finissait pas de se perdre dans les immensités sans limite de l'océan.

Des heures plus tard, les falaises verdoyantes des régions irlandaises surgirent des flots. L'équipage poussa une unanime acclamation de soulagement. L'héliporteur se posa dès que possible dans les landes émeraudes. Sandrine goûta à un repos bien mérité : plus de six heures de vol dans des conditions aussi épouvantables auraient exténué le plus aguerri des pilotes.

Le sommeil de l'adolescente fut comme toujours mis à profit par Miranda et Léon pour remplir les réserves d'eau, dénicher une source de nourriture et soigner les blessures de Kyle et Ezequiel. L'absence de signe d'infection avait beau soulager les deux mutilés, la cicatrisation évoluait bien trop lentement à leur goût. Kyle retrouva une parcelle de force et de vigueur. Il goûta avec délice le simple plaisir de marcher sans aucune assistance, d'être libre de ses mouvements et d'exécuter de banales actions du quotidien.

Du moins, toutes celles qui ne nécessitaient pas deux mains...

La perte de son bras le frappa de plein fouet. Serrer un bandage s'avérait impossible, dévisser une simple gourde devenait un combat, couper de la viande promettait un débordement d'insultes. Il n'osait même pas s'imaginer avec son katana ! D'ailleurs, comment pourrait-il encore se servir de son fusil laser ? Comment chasserait-il ? Serait-il en mesure de protéger Saned ? Quelle aide apporterait-il dans les tâches de réparation et d'entretien du village ? Serait-il encore utile à quelque chose ?

Une angoisse sans nom le submergeait à chaque fois que revenait cette insidieuse question. Son incapacité à lui apporter la moindre réponse l'emportait dans des affres de terreur, de désespoir, de sombre mélancolie, d'amertume et de colère. Rien de ce que pouvait dire ses compagnons ne l'atteignait. Leurs tentatives pour l'aider à surmonter ses difficultés se soldaient inévitablement par une réplique acerbe.

Lors d'une halte, Miranda traîna Kyle hors des pénombres de la soute.

— Pour te faire goûter l'air pur des régions irlandaises ! s'était-elle entêtée face à sa première rebuffade.

Dès lors que sa botte foula une herbe aussi grasse que verdoyante, Kyle ne put faire autrement que de relever la tête vers les pâturages. Ils s'étendaient à perte de vue, agrémentés de fleurs sauvages qui, tels des étoiles chromatiques dans un ciel d'émeraudes, flamboyaient de mille éclats. La végétation luxuriante recouvrait en un manteau chaleureux monts et collines, s'immisçait dans les cours d'eau et léchait les berges des lacs. Des murs de pierres séculaires se rejoignaient en des quadrillages abscons. Les uniques formes de vie dans les alentours se résumaient à des moutons, réduits à l'état de points par la distance et dont seuls les bêlements permettaient d'en déduire la nature.

Kyle respira profondément. Il inclina sa tête à la manière d'un tournesol, ressentit avec une pointe de plaisir les rayons solaires caresser sa peau. Voici à quoi il aspirait. Trop longtemps, il avait été déconnecté de toute nature. Le bitume, le béton et l'acier l'avaient suffisamment retenu dans leurs mornes griffes de grisaille, leurs asphyxiantes étreintes toxiques. Depuis Moscou, il n'avait connu que les cités en proie à la guerre, les complexes militaires et les camps de fortune.

Miranda le saisit de nouveau par l'épaule. Elle l'entraîna en direction de Sandrine, Léon et Ezequiel. Ils se tenaient debout, la mine grave, dans une attente solennelle des plus déconcertantes. À leurs pieds, presque dissimulées au milieu des herbes sauvages, gisait une glacière médicale. Ainsi qu'une pelle rétractable.

— Qu'est-ce qu'on fait là ? interrogea prudemment Kyle. C'est quoi ce truc ?

Ses trois compagnons fuyaient les sombres prunelles de ses yeux, s'engonçant dans un silence chaque seconde plus pesant. Ils coulaient des regards en biais à Miranda qui finit par déglutir de nervosité.

— Avec ce que tu as subi, dit-elle en posant une main compatissante sur l'épaule de Kyle, tout le monde aurait la même réaction que toi. La perte d'un membre est un terrible traumatisme. Aucun de nous n'a la prétention de s'imaginer ce que tu traverses. C'est pour ça qu'il faut nous parler. Pour que nous sachions comment te venir en aide. Pour que tu puisses faire le deuil de ton bras, car c'est un deuil que tu dois accomplir. Et pour l'entamer, nous allons... l'enterrer.

— Enterrer quoi ? répliqua Kyle d'une voix blanche.

La glacière happa alors son attention. Il n'eut plus la moindre peine à en deviner le contenu. Son imaginaire en panique ne put s'empêcher d'en projeter une image mentale sur ses rétines. L'angoisse dilata ses pupilles, comprima sa gorge et stoppa net son cœur.

— VOUS VOUS FOUTEZ DE MOI ?! explosa-t-il brusquement en rejetant la main posée sur son épaule. C'EST ÇA VOTRE SOUTIEN ? ENTERRER MON BRAS ? MAIS QU'EST-CE QUE ÇA VA CHANGER ! QU'EST-CE QUE ÇA PEUT FOUTRE DE L'ENDROIT OÙ IL VA POURRIR ! SI C'EST ÇA VOTRE PUTAIN D'AIDE, FOURREZ-VOUS LA BIEN PROFOND DANS LE CUL !

Il s'agenouilla, ouvrit la glacière et, à l'instant où il fouilla entre les poches de froid, Miranda lui saisit la main.

— Et toi ? Combien de temps vas-tu te morfondre ? Quand la colère va-t-elle cesser de t'envenimer ? À quel moment te rendras-tu compte qu'une amputation ne changera pas celui que tu es ! Car tu es toujours le même ! Ton courage et ta force n'étaient pas contenus dans un putain de bras ! Tes idéaux non plus ! Tu n'es pas un éclopé, un mutilé ou un handicapé à mes yeux ! À nos yeux ! Tu es toujours un homme ! Tu es toujours notre capitaine, que ça te plaise ou non ! Plus important que tout, tu es toujours en vie !!!

Elle le secoua avec une telle violence à travers ses larmes qu'elle le projeta au sol.

— Tu m'entends, Kyle Godraon ?!! Tu es toujours en vie !!! Combien de nos frères, combien de nos sœurs peuvent en dire autant ? Combien auraient souhaité survivre dans un état pire que le tien ? Et tu te permets de faire la fine bouche ! Alors que nous avons risqué nos vies pour te sauver ! Alors que nous continuons de la hasarder dans un périple qui n'a aucun autre but que de t'offrir un retour parmi tes proches ! Voilà l'étendue du soutien que tu rejettes ! Voici les sacrifices que tu piétines !

Elle le dominait de toute sa hauteur. Ses yeux transperçaient Kyle à la manière d'une pique de glace. Sa voix le frappait d'uppercuts. Pourtant, elle lui tendit une main pour l'aider à se relever. Kyle la saisit honteusement. À présent, c'était lui qui n'osait regarder les autres. Sans mot dire, il saisit la pelle. Il tenta laborieusement de la planter sous les touffes herbeuses.

— Laissez-moi faire, cap'taine, l'interrompit Léon. Vous devez apprendre à accepter de l'aide, ne serait-ce que le temps de vous habituer à n'avoir qu'un seul bras.

Kyle acquiesça faiblement. Il remit l'outil à l'ancien sergent des Phœnix. Un trou capable d'accueillir son bras fut rapidement creusé. Il extirpa son membre de la glacière. Il le déposa au fond de la petite tombe. Il avait l'impression de vivre une scène irréelle. Se retrouver face à une partie de lui-même blême et raidie par la mort, que seul le froid avait préservé de la putréfaction... Le premier, il jeta une poignée de terre meuble pour reboucher le trou. À tour de rôle, ses compagnons l'imitèrent, jusqu'à faire disparaître la moindre parcelle de peau cadavérique.

Une explosion d'émotions contradictoires gonfla la poitrine de Kyle. Pour l'aider à la contenir, Sandrine se blottit contre lui, Miranda lui décocha un sourire, Ezequiel passa un bras par-dessus son épaule et Léon murmura une phrase de réconfort. Il ne put s'empêcher de baisser les yeux vers son moignon. Le vide qu'occupait autrefois sa chair lui parut soudainement moins insupportable.

— Merci à vous tous...

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