Chapitre 4 : L'attaque des aigles (2/2)

La pénombre derrière les troncs des pins s'anima. Elle ouvrit sa gueule pour régurgiter un large groupe de formes humanoïdes. Seize blindages grisâtres se détachèrent sur l'ivoire des tapis neigeux. Les machines, espacées par le même intervalle le long d'une ligne parfaite, avançaient avec un synchronisme glaçant. Leurs têtes d'aigle se braquèrent sur Saned. Un frisson d'effroi traversa les rangs des villageois.

Cependant, les dents eurent beau se serrer à en exploser, les poings se convulser sur les crosses jusqu'à devenir plus blancs que les landes enneigées, personne ne céda à la terreur. Au contraire, une pulsion meurtrière palpitait entre les barricades.

— C'est à ça que ça ressemble, une machine ?

L'interrogation murmurée provenait d'Alexandra Spencer, une jeune femme d'à peine dix-huit ans. Elle contemplait les androïdes distants d'un peu plus de cinq cent mètres avec une curiosité presque naïve. Soudain, elle braqua son fusil à double canons sur l'une des silhouettes.

— Ne tirez pas ! hurla Kastorecht, interceptant le geste du coin de l'œil. Les machines sont trop loin pour vos fusils ! Inutile de gaspiller des munitions ! Attendez mon signal pour envoyer ces tas de ferraille à la casse !

Les défenseurs de Saned, doigts crispés contre les gâchettes, fusillaient du regard les androïdes faute de pouvoir le faire avec une volée de plomb. Les secondes s'étirèrent en minutes, en heures, en éternité. La tension s'accumula de manière inhumaine, prête à exploser en coulée de rage pure. La perspective imminente d'affronter ces monstres d'acier disloqua la réalité. Le spectre de la mort qui grandissait dans les ombres des villageois rongea logique, cohérence et raison, si bien que le monde se transforma en un assemblage abscons de formes et de couleurs.

De l'autre côté, face à la nuée de carabines, les engeances mécaniques continuèrent d'avancer. Elles demeurèrent imperturbables, ne marquèrent pas le moindre temps d'hésitation, réduisirent la distance avec un rythme de métronome. Puis, dans un même mouvement, elles levèrent leurs bras-canons. Des traits d'acier fendirent l'air. Ils se plantèrentdans le bois des meubles, ricochèrent contre les plaques de métal, s'enfoncèrent dans la neige et mordirent la chair de deux villageois. Leurs voisins, dans un hurlement de fureur et de panique, répliquèrent aux coups de feu.

— STOP ! s'époumona Kastorecht, tapant du poing contre la table qui lui servait de protection. ELLES SONT TOUJOURS TROP LOIN ! RESTEZ PLANQUÉS ! RENTREZ LA TÊTE, J'AI DIT !

Les trois villageois qui ignorèrent ou n'entendirent pas le chef des chasseurs bariolèrent la neige de teintes carmines. Des larmes d'impuissance perlèrent aux yeux des autres défenseurs. Fedor en fit partie. Des flashs écarlates illuminèrent ses rétines embuées. Les lasers, avec une précision presque parfaite, désintégrèrent l'une des têtes d'aigle mécaniques.

Une clameur vengeresse vibra et... mourut tout aussi vite lorsque la machine poursuivit son avancée, comme si de rien n'était. Elle marchait toujours en cadence avec ses sœurs, le canon de son bras grêlant d'acier les premières barricades.

— Ne visez pas la tête ! rappela Kastorecht, son regard sévère rivé sur Kyle. C'est leur poitrail qu'il faut dégommer !

Fedor, lui, ne put s'empêcher de taper sur l'épaule de son acolyte.

— C'était quand même une série de sacrés tirs, avouez-le, chef !

— Peu importe la beauté du geste, il n'a servi à rien...

— Au contraire, rétorqua Kyle en désignant les villageois d'un signe de tête. Ils avaient besoin de voir que ces saloperies ne sont pas invulnérables.

— Quitte à faire dans le sensationnel, autant en...

Une rafale d'acier obligea les trois hommes à s'agenouiller contre la table renversée. Les balles sifflèrent en torrents au-dessus de leurs têtes, se figèrent dans la neige tout autour. Le bois du meuble craquait dangereusement, les renforts en métal absorbant heureusement le plus gros des impacts.

Profitant d'une brève accalmie, Artim jeta un rapide coup d'œil sur le côté.

— Préparez-vous ! Encore quelques pas avant d'ouvrir la chasse aux piafs !

Kyle se prépara à surgir de sa maigre protection, à s'exposer aux flots de morts. Peur et fureur se diluèrent dans l'adrénaline saturant ses veines. Il prit une profonde inspiration, à l'image de tous les autres défenseurs de Saned, prêt à plonger dans la bataille.

— FEU !

Les déflagrations de cinquante fusils claquèrent. Un déluge de feu percuta les machines. Elles s'immobilisèrent. Une fraction de seconde, juste le temps d'absorber le choc. Aucune n'était endommagé ; leur blindage à peine déformé. La deuxième salve de tirs n'eut pas plus de succès. Ni la troisième. En revanche, à chaque tentative, une poignée de villageois s'effondrait au milieu d'une tâche de neige pourpre.

Kyle et Kastorecht, conscients d'être les seuls à pouvoir agir à si longue distance, redoublèrent d'efforts et de risques pour répliquer. Les lasers, à force de répétition acharnée, immobilisèrent l'une des monstruosités mécaniques tandis que les tirs du fusil d'assaut perforèrent la poitrine de trois autres.

Les machines, face à cette plus grande menace, réagirent aussitôt en concentrant leurs tirs sur la table. Un morceau de métal s'envola. Des balles traversèrent le plateau. Kyle eut tout juste le temps de projeter Fedor sur le côté et de le rejoindre dans la neige avant que le meuble ne se disloque.

— ARTIM !

Kyle se jeta sur son ami pour l'empêcher de se porter au secours de la masse sanglante qui émergeait des éclats de bois. Les rafales de balles leur rasaient le crâne. Ils rampèrent, ventre à terre, affaissant les couches de poudreuse avec leurs armes et leurs poings. Ils ne prirent le risque de se relever que derrière la protection d'un muret de pierre et de rondin.

— Putain... Il estmort, Kyle... Artim est mort !

Dos au mur, la tête prise en étau entre ses mains, le regard perdu au-delà de la réalité, Fedor s'engluait dans les marasmes de la terreur. Kyle le prit par les épaules et le secoua sans ménagement. Il chercha à entrer en contact visuel. Mais son compagnon d'arme le regardait sans le voir. Alors il lui attrapa une poignée de cheveux derrière la nuque pour coller son front contre le sien.

Tu es là ! lui asséna Kyle sans relâcher son emprise. Je suis là ! C'est tout ce qui compte ! C'est tout ce qui importe ! On va s'en sortir, Fedor ! Et tu sais très bien ce qu'aurait dit Artim à ma place !

Un rictus nerveux fendit le visage du jeune homme. Les cercles mordorés de ses iris se reconnectèrent avec le présent. Ses mains retrouvèrent la crosse de son fusil.

— Ouais, je sais... Que pour ça, il faut charcler de la bécane !

Kyle approuva d'un rapide hochement de tête avant que, côte à côte, les deux hommes ne se redressent contre le muret. Ils restèrent interdit une fractionde seconde : les machines arrivaient déjà aux pieds des barricades.

Un rugissement assourdissant monta de la première ligne de défense. Les défenseurs de Saned les plus exposés, poussés dans leurs retranchements, surgirent de leur protection de fortune dans un même ensemble. Ils firent feu à bout pourtant. La terrible bourrasque de feu et de plombs emporta quatre androïdes dans des crépitements électriques. Toutefois, totalement à découvert, les valeureux combattants succombèrent sous une brève série de tirs croisés.

Les huit machines traversèrent corps et barricades pour venir dénicher la trentaine de villageois. Leurs tirs, de plus en plus souvent uniques, faisaient systématiquement mouche. Elles poursuivaient sur le même rythme implacable leur écrasante avancée, sans que la perte d'un bras ou d'une tête n'affecte leur létalité. Leur vigilance pleinement accaparé par la bataille, elles ne remarquèrent pas une silhouette se dressait dans leur dos. Un villageois s'était tapi sous une couche de neige pour berner leurs capteurs thermiques et visuels.

L'homme à la masse.

Il s'approcha furtivement d'un monstre mécanique et explosa l'articulation de la jambe d'un unique coup. Il s'acharna ensuite tel un damné sur sa victime tombée à terre, écrasant la tête en fragments de métal, brisant les bras en limailles, enfonçant le blindage de la poitrine. La masse, coup après coup, déforma le torse. Elle s'abattit une ultime fois, crevant la cage thoracique d'alliage, expulsant composants vitaux et huiles en jets bouillants. Des brumes de sang se déposèrent aussitôt par-dessus.

L'odeur de la poudre et de la mort monta jusqu'à Kyle et Fedor. Les balles ricochaient contre la pierre en les assourdissant. Ils n'entendaient plus rien. Seulement les pétarades infinies des fusils. À travers les constellations de flashs, ils tentaient de leur mieux de couvrir les villageois qui reculaient de barricades en barricades. Certains, refusant de mourir d'une balle dans le dos, chargeaient pour contempler leur fin dans les yeux. Ou, du moins, dans la lueur d'ivoire des caméras mécaniques. D'autres, pris de terreur, se dispersaient dans une tentative de fuite des plus futiles : les machines abattaient en priorité les cibles à découvert.

— Restez ensemble ! hurla Kyle, aussi fort, aussi loin que ses poumons en étaient encore capable. Ne vous dispersez pas ! Reculez ! Reculez en vous couvrant les uns les autres !

Le chaos disloqua savoix. Rares furent ceux à l'avoir entendu.

— Bande d'abrutis ! tempêta la jeune Alexandra Spencer. Vous pouvez pas obéir à un ordre aussi simple !

Une balle lui frôla l'épaule, traçant un sillon sanglant dans le camouflage neigeux de sa combinaison. Elle poussa un long grognement de douleur, mit un genou à terre mais, refusant de s'avouer vaincu, l'adolescente se redressa pour exploser le torse d'un androïde. À ses côtés, la tête d'un homme se vaporisa. Les os d'une femme furent raclés à coup de balles. Les survivants n'étaient plus qu'une poignée. Ils se rassemblèrent tant bien que mal en un noyau solide, un bloc compact autour de Kyle. Et si lui ne perdait pas de temps à recharger, tirant sans relâche, le fusil laser approchait dangereusement du point de surchauffe. Une fumée blanche émergeait des striures d'aération. Le métal lui cuisait la peau, telle une coulée de feu solide, si bien qu'il fut contraint de jeter son arme dans la neige pour l'aider à refroidir.

Serrant les dents et les poings, il ne pouvait plus opposer aux machines qu'un regard d'impuissance. Encore aux nombre de sept. Toujours en pleine œuvre de mort. Distantes de dix mètres. Se regroupant, par l'effet entonnoir des barricades, en un essaim étincelant. Implacable. Invincible.

Pourtant, un rictus, oscillant entre démence et espoir, dévora le visage de Kyle. Il se jeta sur la masse sanglante d'Artim Kastorecht, le retourna et plongea derrière un rocher avant d'être déchiqueté par une grêle d'acier.

— Pour ton dernier baroud, Artim...

Dans sa main brilla un éclat métallique. Dans sa bouche, celui d'une goupille. La grenade s'envola et rebondit aux serres des machines. Les créatures d'acier disparurent dans une boule de feu, l'onde de choc projetant en tout sens monceaux de ferraille, câbleset capteurs.

Aucune n'avait survécu.

L'air sibérien vibra sous une exultation commune. Fedor courut rejoindre le groupe de survivants pour se jeter dans la moindre paire de bras ouverte. Kyle se joignit à la liesse, hurlant à gorge déployée toute la terreur et la fureur, la folie et la joie, la souffrance et la tristesse qui débordaient de son cœur, de ses veines et de sa chair, en une catharsis vitale, sous peine que son corps, bien trop étroit pour contenir ce tsunami d'émotions, n'implose sous la pression. Il tapa son poing contre celui d'Alexandra, contrainte de se ménager par la faute de sa blessure à l'épaule.

Leurs sourires victorieux se figèrent au même instant : une machine glissait sur la neige tel un serpent. Elle était déjà en train de se relever face à eux. Kyle projeta la jeune adolescente sur le côté, dégaina son katana et porta un coup d'estoc. La lame ripa contre le blindage tandis que le bras-canon s'écrasa contre son nez. La force du coup l'envoya voler en arrière. Alexandra s'interposa, fusil levé. Elle vida simultanément ses deux cartouches. Les volées de plombs arrachèrent le canon de l'androïde sans causer d'autre dommage.

Il se mit en marche.

La jeune adolescente recula fébrilement, extirpant deux munitions de sa cartouchière tout en basculant le double-canon de son arme. À l'instant où elle inséra les balles, la serre robotique lui perfora la poitrine. Elle s'effondra dans la neige, un gouffre carmin à la place du cœur. Son assassin mécanique la piétina sans aucune considération pour surplomber Kyle. Des impacts de balles rebondirent contre son armure d'alliage. Le bras se replia, tel un ressort, prêt à jaillir en un coup meurtrier. Kyle fixa les caméras de son bourreau. Les deux bandes de luminosité laiteuse au-dessus du bec de métal, vides de toute vie, le glacèrent plus encore que la neige sibérienne.

Soudain, un claquement de métal retentit.

Nulle douleur ne suivit.

Kyle ouvrit les yeux, clos par un réflexe involontaire. La machine le dominait toujours sur ses deux jambes. En revanche, les deux bandeaux n'émettaient plus la moindre lumière. Et la pointe d'une lame émergeait de son poitrail.

Elle s'affaissa d'un bloc, révélant un étranger aux longs cheveux argentés.

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