Chapitre 4 : L'attaque des aigles (1/2)
Des hurlements déchaînés explosèrent de la foule.
Les Sanediens, massés sur la place du village dans la lueur aurorale, exprimaient en vociférations et gesticulations toutes leur désolation, leur rancœur, leur horreur et leur peur. Jacob Shepard dominait la foule depuis un tas de palettes, transfiguré par une féroce euphorie, les bras levés en chef d'orchestre. Sous sa verbe impétueuse, colère et rage se transformaient en pavés. Par les seules vibrations de ses cordes vocales, il les imbriquait en une voie royale vers la vengeance et la rébellion. Les villageois, dans un premier temps réticents, accourraient à présent à la suite du maire vers ces dangereuses destinations.
Beaucoup avaient eu de la famille, des amis ou de simples connaissances à Naranvozh.
Mona Sveltilskaïa, Sophie de Valette et quelques autres partisans d'une solution exempte de violence essayèrent en vain de se faire entendre. Leurs voix se noyèrent dans le tumulte ambiant. Leurs idéaux se dissolurent parmi les flots de haine. La simple évocation du mot « presse » se solda systématiquement par des crachats et des huées, tant et si bien que la chevelure blonde de Mona finit par fendre la foule pour ne pas prendre part à ce « suicide collectif ». Elle croisa Kyle en périphérie de l'agitation frénétique. Le jeune homme ne put s'empêcher de partager sa déception. Cependant, à son contraire, il respecterait la décision de la communauté.
En ce sens, il rejoignit Artim Kastorecht. Les deux hommes, sans même avoir besoin d'échanger un mot, s'éloignèrent du vacarme de la place pour organiser au mieux les défenses du village. Ils savaient que l'ampleur de la tâche interdisait de gâcher la moindre seconde supplémentaire. Et, Kyle, tenaillé par le pressentiment que les machines risquaient de débarquer à tout moment, était pris d'un sentiment d'urgence inextinguible.
À ses yeux, tout avançait trop lentement. Il n'y avait pas assez de combattants volontaires. Pas assez d'armes. Encore moins de munitions. Aucune pièce de protection en kevlar. Pas même de tenues de camouflage. Les barricades n'étaient encore que de vulgaires amoncellements de matériaux hétéroclites. Les patrouilles peinaient à couvrir un territoire suffisant. Et, en sus du risque d'attaque surprise, la plupart des protecteurs de Saned manquait cruellement d'expérience.
Les innombrables failles de leurs défenses tournaient en boucle dans l'esprit de Kyle. L'angoisse refermait peu à peu ses mâchoires sur son corps, le broyant sans relâche, le poussant à s'agiter en tous sens pour s'extirper d'entre ses crocs. Il était celui qui courait d'un point à l'autre du village, qui partait en éclaireur avec les plus timorés, qui proposait des solutions – aussi bancales soit-elles. Sur un rythme si intensif que la première pause qu'il put s'accorder ne survint que trois jours plus tard. Il s'écroula sur une chaise dans la cuisine, extirpant Sophie de la lecture des cahiers ouverts sur la table. Les lèvres de la jeune femme se pincèrent. Les deux armes dépassant du dos de son homme attiraient tels des aimants son regard.
— Tu es obligé de les avoir toujours sur toi ?
— Je rentre de patrouille, se justifia-t-il.
Il se frotta les yeux et étira son dos crispé par la tension.
— De toute façon, je souffle juste cinq petites minutes et j'y retourne. Les barricades du côté du docteur Zed ont besoin d'être renforcées.
Les sourcils de Sophie se froncèrent.
— Tu as surtout besoin de dormir, Kyle. Tu vas finir par tomber si tu continues comme ça !
Elle se leva, s'approcha de la fenêtre et traça à l'aide de la manche de son pull un cercle transparent parmi la buée et le givre. Se dévoila une dizaine de villageois à la périphérie de Saned. Ils rivaient des plaques de métal contre les fatras de meubles, palettes, sacs de terre, tas de pierres, cuves et tonneaux métalliques qui se dressaient en barrières.
— Regarde-les ! Ils sont déjà si nombreux qu'ils se marchent les uns sur les autres ! Ils n'ont pas besoin de toi !
— Nous devrions déjà être prêts et c'est loin d'être le cas, rétorqua Kyle en s'accoudant contre la table. Il faut accélérer la cadence, pas la ralentir. D'ailleurs, ce n'est pas l'une de tes histoires qui se terminait par « mieux vaut prévoir qu'être pris au dépourvu » ?
— Une fable, Kyle, pas une histoire, corrigea-t-elle avec un sourire figé de nervosité. Mais, si tu aimes tant les morales de La Fontaine, que dis-tu de celle-là : « Patience et longueur de temps Font plus que force ni que rage » ?
— Ça sort d'où cette...
Le reste de la question mourut dans la gorge de Kyle. Tout comme Sophie, il avait aperçu à travers la vitre une silhouette se précipitait vers leur maison. Peu après, la porte d'entrée s'ouvrit à la volée. Des bruits de bottes frappèrent le parquet. Un homme s'engouffra en trombe dans la cuisine. Le treillis de camouflage et le fusil de chasse le désignaient comme un défenseur de Saned. Quant à sa tignasse de cheveux blond et son sempiternel sourire – que même la situation actuelle ne parvenait à assombrir –, ils ne pouvaient appartenir qu'à Fedor Umnyy.
— Alors... lança-t-il tout en reprenant son souffle, prêt à concasser des boîtes de conserve ?
Kyle eut du mal à retenir un sourire face à l'insouciance caractéristique de son camarade de chasse. Une nonchalance suprême, étayée par un optimisme forcené et une jovialité sans égale, en totale contradiction avec sa propre propension à la gravité et au cynisme. En dépit ou grâce à ces différences foncières, les deux hommes s'étaient très vite liés d'amitié.
— Les machines ont été repérées ? s'enquit Sophie.
— Ouais ! Plein Est ! Comme Artim l'avait prédit !
Le sourire de Fedor s'affaissa.
— Ce qui veut dire que Tulezkiovo a rejoint la liste des village fantômes...
— Elles sont à quelle distance ? demanda Kyle en se levant.
— Le groupe de Sam vient d'envoyer une fusée éclairante. Je pense qu'on a pas plus d'un quart d'heure avant de les voir pointer le bout de leur capteur. On attend la deuxième fusée de confirmation pour déclencher ...
La stridulation d'une alarme résonna dans le village. Ses plaintes lancinantes, plus angoissantes que si les trompettes de l'apocalypse elles-mêmes s'étaient mises à barrir, concrétisèrent le danger dans l'esprit de chacun.
Leurs cœurs battaient peut-être la chamade pour la dernière fois.
Sophie se tourna vers Kyle, une détresse infinie gravé sur le visage. Fedor, un demi-sourire aux lèvres, fit signe qu'il attendrait dehors. Le couple n'attendit même pas qu'il soit sorti de la cuisine pour se jeter dans les bras de l'autre. Incapable de parler, le corps de Sophie s'en chargea à sa place : la lividité de sa peau, les tremblements de sa mâchoire, les spasmes de son corps exprimaient toute sa nervosité, toute son angoisse. Dans l'océan de peur qu'elle était devenue, seules brillaient deux émeraudes. Des gemmes illuminées par un feu intérieur, desquelles Kyle ne pouvait détourner le regard.
Elle se plaqua contre lui et l'embrasa. Avec une fougue rare. Une passion dévorante. Une ferveur endiablée. Comme si leurs vies dépendaient de ce baiser. Ils s'étreignirent à s'en faire mal. Toujours plus proches, toujours plus collés l'un de l'autre. Projetant une bulle tout autour d'eux. Ils désiraient que leur chaleur ne fasse plus qu'une. Ne jamais se séparer. Fusionner pour vivre et mourir ensemble.
— Tu dois aller à l'orphelinat...
— Je sais, murmura Sophie, son souffle chaud piquant la nuque de Kyle. Et toi, tu dois survivre.
Ils s'embrasèrent une ultime fois avant de se séparer à contrecœur. Brusquement, comme si la réalité reprenait corps autour d'eux, le chant des sirènes parvint de nouveau à leurs tympans. Ils s'empressèrent de sortir. Chacun se dirigea dans une direction opposée, ce qui n'empêcha nullement leur regard de se lier jusqu'à ce qu'une maison ne s'interpose.
— T'inquiète pas, tu vas la revoir très vite ta Sophie ! railla Fedor en accélérant la cadence. En revanche, on ferait mieux de se magner si on ne veut pas louper le feu d'artifice !
— Ce n'est pas un spectacle.
— Et pas qu'un peu ! C'est un show interactif ! T'es prêt à ce que ça défouraille sévère ?
Un soupir d'agacement filtra entre les lèvres de Kyle, couvert par les cris et les appels des villageois environnants. Ça courait en tout sens, dans une pagaille fébrile, une cacophonie de terreur. Kyle et Fedor fendirent au pas de course les flots agités qui fuyaient vers les vastes caves de l'orphelinat. Des combattants solitaires, puis de petites cohortes se greffèrent à eux jusqu'aux premières barricades.
Un chaos les y accueillit.
La panique et la nervosité du cœur du village se répandaient jusqu'ici, balayant toute mémoire des plans de bataille, détruisant toute tentative d'organisation, empêtrant même les plus téméraires dans un marasme d'affolement. Les défenseurs de Saned s'agglutinaient autour d'un Kastorecht qui braillait à gorge déployée. Sans le moindre effet. Ses ordres confinèrent peu à peu à l'insulte tout en s'accompagnant de gestes de plus en plus hargneux. Il en vint, pour obtenir le silence, à tirer un coup de feu en l'air.
La déflagration s'évapora dans un silence de mort.
En un murmure à peine audible, lourd de menace, Artim Kastorecht gronda à nouveau ses injonctions. Cette fois, les hommes et femmes amassés autour de lui obéirent sans demander leur reste. Les défenseurs de Saned trouvèrent peu à peu un semblant d'organisation. Ils se répartirent entre les différents niveau des barricades, se plaquèrent contre le sol et les monceaux d'objets hétéroclites et s'espacèrent les uns des autres.
— Je crois que vous avez réussi à leur faire plus peur que les machines ! commenta Fedor en prenant position avec Kyle aux côtés du chef des chasseurs. Et encore, ils ont pas eu le droit à l'une de vos taloches derrière le crâne !
— Je suis pas d'humeur, le comique... On est dans une sacrée mouise. Cette bande de mômes est littéralement en train de se chier dessus.
C'était un doux euphémisme. La cinquantaine de combattants tremblait comme des feuilles. Ils s'agrippaient à leurs armes de toutes leurs forces, les serraient contre leur poitrine. Ils se blottissaient dans le moindre recoin au point de presque disparaître dans la neige boueuse des tranchées ou de s'amalgamer avec les barricades. Les mâchoire étaient crispées, les muscles bandés comme la corde d'un arc. Les rares murmures qui s'alliaient au souffle du vent sibérien se résumaient à des interrogations sans réponse ou à des prières envers une ancienne divinité.
— Il faudrait leur parler, suggéra Kyle. Les encourager.
— Manque de bol, siffla Kastorecht entre ses dents, les discours, c'est pas mon fort.
Il prit toutefois une profonde inspiration avant de déclamer :
— Vous le savez, c'est une certitude à présent, les machines seront face à nos canons dans moins de cinq minutes ! Je ne vais pas vous mentir, ou vous raconter de belles histoires : on ne vaut pas un pet de némésis face à elles ! Y a fort à parier qu'elles nous dézingueront en moins de dix minutes !
Artim marqua une pause, scrutant la pénombre de la forêt à la recherche d'un signe des machines, tandis que les échos de sa voix de stentor résonnait encore, en vibrations d'effroi, dans tous les tympans. Fedor enprofita pour marmonner, tout aussi déconfit que Kyle :
— Il s'était pas foutu de nous : c'est vraiment pas son truc...
— Mais n'oubliez pas les entraînements ! Ne succombez pas à la panique ! Gardez votre sang froid ! Agir sous le coup de la rage ou de la peur, c'est se peindre une cible sur le crâne ! N'oubliez pas non plus que nous sommes les seuls défenseurs de Saned ! Personne ne nous remplacera ! Si nous échouons, tous ceux que nous avons promis de protéger nous rejoindrons dans la tombe ! N'oubliez pas également que nous sommes ensembles ! Regardez à vos côtés ! Contemplez vos frères et vos sœurs d'armes ! Si vous ne trouvez pas la force de combattre pour vous, trouvez-là pour eux ! Pour ceux de l'arrière ! Pour vos amis ! Pour vos familles ! Pour tous ceux que vous aimez !
Son poing brandit vers les cieux cotonneux fut rejoint par cinquante autres. En dépit de son préambule anxiogène, le discours de Kastorecht avait soudé les défenseurs de Saned en un grand tout. Peur et panique, toujours palpables, se bridaient à présent sous les rênes d'une froide détermination. Les fusils de chasse se braquèrent dans un même ensemble vers les Bois Sombres. L'arme laser de Kyle et de classe militaire d'Artim les imitèrent. Elles étaient les seuls à pouvoir rivaliser avec les canons meurtriers des machines. Les autres se contentaient de carabines rouillés à deux coups et l'un des villageois, en première ligne, ne disposaient même que pour tout moyen de défense d'une vulgaire masse.
Toutefois, plus que leur évidente infériorité technologique, un détail interpella Kyle : il manquait quelqu'un. Il fouilla du regard les rangs des villageois à la recherche de la fameuse calvitie en nid d'oiseau sans parvenir à la dénicher.
— Où est Shepard ? Je croyais qu'il voulait être en première ligne ?
— Et tu y croyais vraiment ?
Un sifflement hargneux fusa des fines lèvres de Kastorecht.
— À la première fusée, il est parti se réfugier chez lui en prétextant que seul un appel radio pouvait nous sauver. On a pas revu le bout de son groin depuis ! Mon avis qu'il sortira comme une fleur une fois le carnage terminé.
— Un carnage pour les machines ! renchérit Fedor avec fougue. Surtout avec ce que vous avez là !
Il désigna une petite boule grise sur la veste de camouflage de l'ancien militaire.
— Cette grenade, réfuta Kastorecht avec des accents macabres, ce n'est pas pour elles. C'est pour mon baroud d'honneur.
Fedor déglutit avec lenteur. Entendre l'homme qu'il considérait comme invincible évoquer sa mort en kamikaze l'enferma dans un silence effaré. Pour la première fois, il prit enfin conscience que la victoire n'était pas acquise.
— Là-haut ! s'exclama une jeune femme, bras tendu vers la forêt. Elles arrivent !
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