Chapitre 39 : La créature de kevlar (2/2)
Kyle rampa à l'abri derrière un chariot élévateur. Sa première réaction fut d'adresser un signe à Sandrine pour lui faire comprendre de rester à l'abri dans l'héliporteur. Ainsi, peu importait la tournure des événements, l'adolescente pourrait s'en sortir. Il risqua ensuite un regard à travers l'habitacle. Ses compagnons d'armes avaient eux aussi trouvé refuge grâce à une poutre, des caisses métalliques frappées du sceau de l'hôpital et derrière le fuselage d'un héliporteur. L'entrée se résumait à présent à un rideau de fumée blanche d'où jaillissait avec de plus en plus de précision des rafales de traits blancs. Toujours d'un endroit différent. De plus en plus fréquemment. Tant et si bien que nul n'était en mesure de répliquer.
Ezequiel, sa frustration jaillissant sous forme d'une exclamation acerbe, tenta de tirer au hasard. Une riposte le contraignit aussitôt à replonger derrière son tas de caisses. Une autre rafale de balles perfora les vitres du chariot. Kyle s'agenouilla à l'abri sous une pluie de verre.
— Ils arrivent à nous voir ! hurla Miranda. Restez à couvert !
Elle avait raison. La précision des tirs ne laissait aucun doute. Sans doute leurs assaillants étaient-ils équipés de lunettes thermiques. Plus inquiétant encore, de nouvelles grenades libérèrent leur essaim de particules. Les tireurs en profitèrent pour se rapprocher. Les flots de balles diminuèrent les déserteurs à l'impuissance. Ezequiel profita d'une brève accalmie pour bondir vers une autre cachette, vidant son chargeur dans la purée de poix. Un unique tir le cueillit en pleine course. Le guérillero des régions argentines roula au sol et s'immobilisa en une masse informe. Des cris de douleurs s'en élevèrent. Et s'ils auraient glacé d'effroi quiconque les aurait entendus, s'ils arrachèrent un grognement de rage à Miranda et Léon, ils rassurèrent Kyle : tant qu'il hurlait, il était en vie.
— Bordel ! cracha Léon, décochant une rafale de derrière sa poutre. Qu'est-ce qu'on fait, cap'taine ?!
Bonne question...
Les tireurs avaient volontairement épargné Ezequiel. Ils le laissaient gémir pour les pousser à lui porter secours et donc les amener à se découvrir. Seul un commando surentraîné pouvait user de ce genre de tactique pernicieuse. Sans compter qu'ils agissaient comme un seul être. À cette pensée, une intuition saisit Kyle. La situation n'était peut-être pas aussi désespérée que le présageait les apparences.
— Je vous couvre ! Foncez récupérer Ezequiel ! Retournez à l'héliporteur ! N'oubliez pas le carburant ! Je me débrouille seul !
Sur ces injonctions, Kyle se redressa, fusil à l'épaule, et visa la masse sombre d'un aéronef dans la brume. Une volée de balles siffla à ses oreilles. Pour toute réaction, il se décala sur le côté sans jamais s'arrêter de tirer. Il aperçut du coin de l'œil Miranda et Léon traîner leur camarade blessé et des bidons vers l'appareil de Sandrine. Son fusil émit une chaleur cuisante dans ses paumes. La surchauffe était imminente. Une balle claqua contre le capot du chariot élévateur, projetant une pluie d'étincelles sur son visage. Ses doigts pressaient un feu solide. Mais rien ne l'empêcha de labourer l'héliporteur, encore et encore, jusqu'à ce qu'un laser trouve le chemin des réservoirs. L'explosion monumentale ébranla le sol, décrocha plusieurs néons du plafond, pulvérisa une partie du mur de tôle et, surtout, souffla les brouillards impénétrables.
Comme le supposait Kyle, à la place d'une troupe ennemie, un seul être les attaquait. Un être harnaché dans une combinaison de combat noire. Les rembourrages blindés, les cartouches de munitions, les grenades en bandoulière et les couches de kevlar déformaient son corps en une entité qui n'avait plus forme humaine. Un masque à gaz et un casque blindé achevait de le transformer en une créature de kevlar plus sombre que la nuit.
Une volée de lasers fusa dans sa direction. Elle parvint à les esquiver d'une vivacité inouïe, de décalage en virevolte, pour finalement s'abriter contre de lourdes caisses à taille humaine. Avant même que Léon et Miranda ne puissent la faucher d'une rafale, elle poussa avec une force prodigieuse une caisse sur le côté. Ce fortin de fortune n'était cependant pas en mesure de résister aux lasers. Les parois se liquéfièrent en cercle de métal sulfureux. En contrepartie, le fusil atteignit une température extrême. L'épaisse vapeur qui s'échappait des aérations ne suffisait plus à le refroidir. Une odeur de chair grillée se mêla à celle de l'alliage chauffé à blanc. Un hurlement de rage surgit de la gorge de Kyle, en palliatif de la douleur, mais celle-ci finit par avoir le dessus. Il lâcha prise.
Son opposant en profita pour lui décocher une série de tirs. Son arme lui fit également défaut par manque de cartouche. Kyle sauta sur l'occasion. Au sens propre : il bondit en avant, dégainant son katana en un sinistre chuintement. La créature de kevlar saisissait à peine un chargeur de sa combinaison qu'il ne se trouvait déjà plus qu'à quelques pas. Miranda et Léon, prêts à ouvrir le feu, lui interdisaient de fuir. Elle s'empressa de fourrer le magasin dans le fusil et le brandit avec un millième de seconde de retard. La lame du katana projeta l'arme au loin parmi une gerbe de sang et plongea droit vers son cœur.
D'un simple couteau de combat, l'estoc fut dévié. Un uppercut fulgurant cueillit Kyle à la mâchoire. Il recula hors de portée, à moitié sonné, un goût de fer dans la bouche. Il eut à peine le temps de songer à se jeter sur le fusil mitrailleur que des silhouettes firent leur apparition à l'entrée du hangar.
Les véritables renforts de l'Alliance !
Kyle ne pourrait jamais échapper à la douzaine de soldats qui investissaient les lieux. Il était fait comme un rat. Il tenta discrètement de faire comprendre à Léon et Miranda d'embarquer sans lui. Un instant d'inattention que la créature de kevlar utilisa pour lui bondir dessus. L'éclat de la parade attira l'attention du contingent. Les soldats encerclèrent au pas de course les deux bretteurs. Une nuée de canons se braqua sur le cœur de Kyle.
— Arme à terre ! intima l'un d'eux. Les mains en évidences ! Vous êtes en...
— Non !
La négation claqua des profondeurs du masque à gaz. Les deux vitres circulaires des yeux, luisant d'un aura cramoisi par la faute de l'affichage de réalité augmentée, suivaient le plus infime geste de sa proie.
— Cet enfoiré a massacré mon unité ! Il crèvera ! De ma main !
Puis elle bondit, couteau en avant. Esquivant l'attaque, Kyle espéra une réaction des soldats de l'Alliance. Seul l'officier rugit une série d'imprécations avant de se réduire au silence face à la volontaire léthargie de ses fantassins. Ils maintenaient leurs armes baissées vers le sol, partageant la rage de la créature de kevlar. Ils attendaient patiemment la mise à mort du meurtrier de leurs camarades tombés devant le hangar.
Sauf que tout n'était que duperie. Cet être n'appartenait pas à la troupe du caporal Strozzi. Il était même fort probable qu'il ne fasse même pas partie de l'Alliance. Le seul accent de vérité dans cette comédie restait sa volonté de le tuer. Pour y parvenir, il pouvait compter sur une force et une vivacité qui dépassaient l'entendement. Sans l'avantage d'une plus grande lame, Kyle aurait été touché dès la première charge. Un atout qui s'amoindrissait au fur et à mesure que se réveillaient ses douleurs au flanc. Ses cicatrices lui tiraient la peau jusqu'aux entrailles. Elles menaçaient de rompre, lui arrachant une grimace à chaque geste.
Il devait en finir. Et vite.
La lame du katana fendit l'air, feinta au dernier moment pour contourner le barrage de la dague et déchira le masque à gaz de sa pointe. La créature de kevlar poussa un grognement de douleur. Une fine entaille carmine se découpait dans la noirceur du masque. Elle s'arrêtait sur l'un des verres rougeoyants brisé en éclats aveugles. Kyle tenta de saisir son adversaire pour le prendre en otage. Il réagit toutefois bien trop vite, bien trop puissamment pour se laisser surprendre. D'une charge d'épaule, la créature de kevlar l'envoya voler.
Kyle atterrit sur un objet qui lui meurtrit les hanches. Un objet qui irradiait encore une douce tiédeur. Sans croire à sa chance inouïe, il saisit son fusil coincé sous son abdomen, se retourna et larda de trois lasers le bras prêt à lui fendre le crâne. Le couteau de combat tintinnabula contre le sol. Le fusil dans une main et le katana dans l'autre, Kyle se releva en s'aidant du chariot élévateur. Il tenait en joug la créature de kevlar tout comme les soldats de l'Alliance étaient prêts à l'abattre.
— Maintenant, ça suffit ! intervint l'officier d'un aboiement courroucé. Cet homme sera puni pour ce qu'il a fait, soldat ! Lâche tes armes ! Et vous, fouillez-le tout de suite ! C'est un putain d'ordre ! Vous avez...
À la stupeur générale, la créature de kevlar l'interrompit avec une nouvelle charge. La lame du katana fut déviée du plat de sa main gantée encore valide puis se referma sur la gorge de Kyle. Elle le souleva du sol avec une force improbable, lui fracassa le dos contre le chariot jusqu'à lui faire lâcher ses armes et resserra son étreinte. La poigne d'acier coupa le mince filet d'air qui parvenait encore aux poumons de Kyle. Il strangula. Des larmes lui brûlèrent les yeux. Des soubresauts agitèrent ses jambes. Ses deux mains griffèrent l'étau suffoquant. Un rire sadique s'exsuda des filtres du masque à gaz.
— Pour un sous-être comme toi, mes poings suffiront à te tuer.
Les deux orbes rouges de la créature se plongèrent dans les yeux de sa victime pour se délecter de son agonie. Ce simple échange fut de trop. Puisant dans ses ultimes forces, Kyle enfonça un pouce à travers le verre ébréché, s'écorcha contre les bris, poussa le plus loin possible jusqu'à atteindre une matière gélatineuse. L'étreinte de la créature se relâcha aussitôt. Elle poussa un mugissement de souffrance qui se transforma en hoquet de surprise quand le katana perfora son ventre, la garde contre le gilet de kevlar et la lame écarlate surgissant du dos.
Kyle extirpa son arme en reculant avec prudence. Il resta sur la défensive face aux soldats de l'Alliance qui accouraient pour secourir la créature tombée à genoux. L'un deux passa un bras sous son épaule. Il se fit immédiatement rejeté.
— NE ME TOUCHE PAS, SALE BESTIOLE !
Son invective s'embrasait d'une ire sans commune mesure. Malgré les flots de sang s'écoulant de son abdomen, elle se releva, seule. Lentement, en une pose théâtrale, elle tendit les bras en l'air. Elle psalmodia une ultime injure – qui paraissait destinée aussi bien à Kyle qu'à ses prétendus alliés – puis, à la surprise générale, sans crier garde, sans le moindre signe avant-coureur, elle disparut dans une tempête de flamme.
Le feu grossit en un Kraken monstrueux. Les tentacules flamboyantes fouettèrent en tout sens, avalèrent les soldats, consumèrent tout ce qui passait à leur portée. Kyle en esquiva une de justesse. Il plongea au sol, passa ses armes en bandoulière et rampa aussi loin que possible de cette impossible fournaise. L'air chauffé à vif brûla sa bouche, sa trachée et ses poumons. Le sol en béton se transforma en une plaque de cuisson géante où grillait chaque parcelle de peau à nue. Des flammèches dévorèrent par petite touche insidieuse tissu, chair et cheveux. Le monstre infernal s'alimenta de l'explosion d'un héliporteur. Une réaction en chaîne se déclencha. En une fraction de seconde, le hangar entier se tordit atrocement dans les ondes de chaleur, les grondements assourdissants, les gémissements métalliques, les lourdes fumées noires, les lueurs incandescentes et les flammes dévastatrices.
Dans cet océan de feu, un îlot demeurait : l'héliporteur de Sandrine. Ses réacteurs soufflait au sol un jet surpuissant qui repoussait les vagues de flammes et les écumes de particules. Kyle devait s'y échouer au plus vite. Il se releva tant bien que mal dans la chaleur asphyxiante. Il toussa, il cracha, il hurla. Il fumait de toute part, se courbait en deux. Sa course devenait de plus en plus chaloupée. Il ne tenait plus debout que par des filaments de volonté. La fournaise prit forme humaine pour les trancher. Le brasier humanoïde le coucha à terre, se jeta sur sa poitrine et brandit un couteau de combat.
Impossible... La créature de kevlar !
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