Chapitre 39 : La créature de kevlar (1/2)

Les exclamations enragées dans leur dos se fondirent vite dans la débâcle ambiante de la gigapole. Le fragment de meute contourna le service des urgences qui exhalait déjà de lourds panaches anthracites. Le hangar à héliporteurs se dressa au fond du parc où neigeait des cendres rougeoyantes. Le bâtiment solitaire, du fait de son éloignement et de sa carapace de tôle ondulée, était heureusement épargné par l'appétit insatiable des flammes. Il parvenait à accomplir l'exploit à ne pas paraître insignifiant en rapport à la masse gargantuesque du complexe médical. Devant ses portes coulissantes, la piste de décollage et d'atterrissage marquée d'un énorme H était occupée par six soldats de l'Alliance. Ils formaient un arc défensif, de toute évidence sur le qui-vive. Leurs canons se braquèrent sur les cinq silhouettes en approche.

— Halte ! s'écria une sentinelle, paume en avant. N'approchez plus ! Déclinez votre identité !

Elle perçut l'arme laser dans le dos de l'un d'eux, les armes de poing dans les étuis chez les autres. Son genou se posa à terre dans un réflexe purement militaire tandis que ses mains raffermirent leur prise sur le fusil d'assaut.

— JETEZ VOS ARMES !

Le groupe s'immobilisa docilement. Celui au fusil laser, les mains en l'air, déclara :

— Je suis Kyle Godraon, capitaine de la meute. Nous avons reçu l'ordre de venir vous prêter main forte. Les meurtriers d'Enmyo sont toujours en cavale et pourraient chercher à s'emparer d'un moyen de quitter la ville. Personne ne doit s'approcher des héliporteurs.

L'effarement abaissa les armes des factionnaires.

— Les meurtriers d'Enmyo ? répéta l'alliée, incrédule. C'est... une blague ? Il est mort ? Enmyo est vraiment mort ?!

Le signe de tête de Kyle la tétanisa d'horreur.

— Qui l'a tué, capitaine ? voulut savoir un autre soldat.

— Et c'est quoi ces émeutiers ?! Pourquoi ils saccagent l'hôpital ?

— Attendez, qui nous dit que c'est vraiment le Godraon ?

— Franchement, tu le reconnais pas ? Il a sa trogne placardée dans toutes les villes du monde !

— Taisez-vous ! intima sèchement la première sentinelle.

Elle se releva, passa son arme en bandoulière et les salua avec un soulagement palpable.

— Je suis la caporal Strozzi ! Heureuse de vous avoir parmi nous, capitaine Godraon ! Excusez pour l'accueil, on est sacrément à cran depuis que des émeutiers ont essayé de nous attaquer ! Ils étaient... comme fous ! On a pas eu d'autre choix que de se défendre !

Son regard glissa fugitivement vers un monticule recouvert d'une bâche. De loin, Kyle l'avait pris pour un vulgaire tas de caisses. De près, il se rendit compte qu'un pied blanchâtre et des rigoles carmines s'échappaient du tissu.

— Quand on a contacté le central, reprit l'officière, ils nous ont juste fait comprendre de patienter jusqu'à l'arrivée de renforts ! J'ai cru que c'était juste une façon polie de nous envoyer paître... mais grâce à vous, on va pouvoir agir ! On doit défendre l'hôpital ! Venez, capitaine !

Elle se dirigea vers ses hommes. Kyle, lui, resta immobile. Il pouvait se débarrasser d'eux en les envoyant sauver l'hôpital. D'une pierre deux coups. Seulement des renforts étaient en route. À leur arrivée, ils les démasqueraient comme usurpateurs. Une onde de panique accéléra le cœur de Kyle. Ses dents se plantèrent dans sa lèvre inférieure. Il ne pouvait se permettre de perdre la moindre seconde. Pas plus que s'engoncer dans un dialogue qui leur ferait perdre un temps précieux ou déboucherait sur une impasse.

Il n'avait pas le choix.

Sa main – qui paraissait être de plomb – se leva. Le signal. Des balles fusèrent pour coucher les soldats dans des flaques vermeilles. Une volée de lasers perfora le dos du caporal Strozzi. Sans un mot, les déserteurs se précipitèrent sur les portes du hangar. Ils détournèrent le regard de leurs victimes. Seul Ezequiel se fit le devoir de clore les yeux des cadavres agrandis en billes de surprise.

— Quel gâchis... murmura-t-il avec un dégoût viscéral.

Une unanime nausée guetta le fragment de meute. La même répulsion honteuse s'insinua en eux. Aucun ne fit d'autre commentaire que celui de leur compagnon, la gorge bien trop nouée pour proférer quoi que ce soit. Taire un forfait, d'une certaine manière, le rejetait dans une bulle fictive. Il n'y avait plus que le sceau du mutisme pour les protéger des remords. Ils coulissèrent les battants du hangar dans un silence de mort. Le soleil s'engouffra à l'intérieur et des effluves de kérosène s'échappèrent. Les héliporteurs s'alignaient le long des murs entre des poutres de métal. Les croix écarlates sur leur empennage d'ivoire indiquait sans l'ombre d'un doute leur nature médicale. Tout au fond, le nez déjà dirigé vers la sortie, l'un de ces massifs aéronefs paraissait les attendre.

Cette vision leur redonna de l'espoir. Sandrine se dirigea sans attendre vers l'appareil. Elle demanda aux autres de fouiller les lieux à la recherche d'un casque avec le même numéro que celui gravé sur la carlingue. Pendant que Léon allumait les néons, que Miranda et Ezequiel se dirigeait vers des casiers et des bureaux, Kyle se répétait en boucle « NW-MHC-23 ». Il s'arrêta devant une porte placardée de la mention « ACCÈS INTERDIT À TOUTE PERSONNE NON AUTORISÉE ». Il vaporisa le verrou d'un coup de laser et s'engouffra dans un petit local.

Derrière un comptoir où s'étalait un écran d'ordinateur, des tablettes et un kit de soin, des casques bombées s'accrochaient à une rangée de patères. Les câbles qui en pendaient se rattachaient à une prise électrique. Des témoins de charge clignotaient, éclairant d'une lueur bleutée les numéros inscrits sur le côté. Kyle arracha de son support celui associé à l'héliporteur médical. Il se hâta de le ramener à Sandrine en pleine inspection des turbines, les autres déserteurs sur les talons.

Elle se saisit aussitôt du casque et s'en coiffa. Elle ajusta la lanière sous son menton, rabattit la visière teintée qui dissimula son visage à l'exception de ses lèvres puis pressa un bouton au niveau de sa tempe. Des formes, des lignes de chiffres et des textes lumineux se devinèrent devant les yeux de l'adolescente malgré l'opacité du verre. Elle s'approcha de la porte latérale et, dès lors que sa main fut entrée en contact avec la poignée, un déclic retentit. Elle bascula le battant sur le côté.

— Vous avez vu ? lança-t-elle en se tournant vers ses compagnons. Ces casque sont connectés à leur héliporteur. Ils permettent de les déverrouiller, de donner n'importe quelle commande et d'afficher les données utiles en fonction du moment de vol.

La large visière se braqua sur Kyle.

— Si j'ai bien compris, nous devrons au moins aller jusqu'à Moscou pour te ramener chez toi ?

— C'est bien ça.

Avec la force d'une claque, il se rendit compte que la gigapole des régions russes éloignerait drastiquement Léon et Ezequiel de leur terre natale.

— Mais... et vous ? Vous ne souhaitez pas rejoindre Los Angeles, Léon ? Et toi, Ezequiel, que fais-tu de ta « magnifique Bariloche » ?

— C'est Carlos de Bariloche !

— Franchement, cap'taine, avec ce qui est en train de se passer, je suis pas sûr que ce soit une bonne idée de rejoindre une grande métropole... Les Terres Désolées de Sibérie, ça m'a l'air pas mal pour voir comment ça évolue et décider quoi faire ensuite.

— On ne va pas pouvoir faire le tour du monde, prévint Sandrine. Déjà pour les régions russes, il va nous falloir plus de carburant que le réservoir ne peut en contenir ! Remplissez le maximum de bidons à la pompe et chargez-les dans la soute. Moi je prépare l'appareil au décollage.

Pour une fois, les paroles de l'adolescente déclenchèrent un unanime ralliement. Elle disparut prestement dans le ventre de l'héliporteur pendant que les quatre autres déserteurs se précipitèrent vers la pompe à carburant, en trouvèrent la clé et remplirent des bidons dénichés non loin. Ils revinrent vers l'héliporteur aussi vite que le leur permettait leur lourde cargaison, pressés d'enfin quitter la capitale mondiale.

À mi-chemin, une petite détonation les fit sursauter. Un épais nuage de fumée se répandit à l'entrée. Une seconde grenade fumigène rebondit sur le sol du hangar et exhala un autre brouillard impénétrable. Alors que les déserteurs s'arrêtèrent en plein élan pour faire face à cette nouvelle menace, une rafale de tirs les obligea à se jeter au sol.

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