Chapitre 37 : Le chant des Phœnix

Les immenses parcs de New-Washington ondulaient d'une effervescence rare ; sans l'ombre d'un doute la plus bouillonnante, la plus frénétique, la plus extatique que l'humanité n'ait jamais connue. Les pelouses hier encore défigurées par les tranchées de la guerre s'inondaient d'un raz-de-marrée humain. Des vagues compactes, turbulentes, innombrables montaient à perte de vue, débordant des deux kilomètres de squares pour envahir les avenues et ruelles. Une ambiance de fête, de gaieté et d'insouciance englobait ce monumental rassemblement, catalysée par une attente de plus en plus fébrile. Les enfants demandaient avec insistance à leurs parents, le plus souvent juchés sur leurs épaules pour leur épargner la pression de la masse humaine : « Dis, quand est-ce que ça va commencer ? ». Ceux-ci jetaient alors un regard sur les écrans géants et, en dépit de l'absence du moindre signe, assuraient « Bientôt ». Les images tournaient en boucle : le capitole, vu par un drone ou un héliporteur, qui attirait tel un puits de gravité la nébuleuse myrmécéenne. Elle s'étendait hors du cadre, au moins à partir du mémorial de Lincoln jusqu'au parc du même nom. Un zoom avançait alors sur la façade du monument et sa coupole brisée. Encore un petit agrandissement et apparaissait un pupitre bardé de micro au sommet des escaliers. Un travelling permettait d'exhiber les plus valeureux combattants Phœnix, mis à l'honneur au premier rang. Parmi eux se trouvait Kyle Godraon et sa meute. Le public ne manquait jamais de les acclamer, tirant au légendaire capitaine un grognement irrité. Une contrariété que n'arrangeait guère son uniforme de cérémonie qui tirait sur les cicatrices de son abdomen encore sensibles.

— Que tu le veuilles ou non, chuchota Miranda à son oreille après une énième fulmination, tu es un héros pour eux !

— Et un putain de grand héros ! tonitrua Ezequiel, ivre de joie.

Un drone les survola. Il leva les bras au ciel pour réclamer plus d'applaudissements qui ne se firent pas attendre. Mais le robot se désintéressa subitement des Phœnix. Il plana à vive allure vers les portes en train de s'ouvrir du Capitole. Une chevelure d'argent fit son apparition. Un silence olympien supplanta aussitôt la cacophonie de rires allègres, d'éclats de voix joyeuses et d'exclamations enjouées ; si brusquement et soudainement que ce silence en devint assourdissant.

Enmyo, face au pupitre, face aux Phœnix, face à la marée humaine, face au monde n'avait jamais paru aussi céleste et divin. Son aura de grâce lui conférait une force naturelle que son uniforme de feu et d'or peinait à égaler. Sa simple vision déclencha des dizaines de milliers d'ovations passionnées et de hurlements déchaînés, de cris triomphaux et d'exclamations exaltées, de rugissements enflammés et de glorifications survoltées.

Les anciens commandants révolutionnaires s'alignèrent dans le dos d'Enmyo. Dans la longue ligne d'uniformes noirs et verts se trouvaient Ethan et son regard par en-dessous, les anciens détenus de Cerberus ainsi que Jeronovich, seul à détoner avec son armure de combat. Le nouveau maître du monde, d'un geste apaisant de la main, appela alors au calme.

— Terriens et Terriennes ! s'envola la voix de harpe amplifiée avec une telle force que c'était la gigapole de New-Washington elle-même qui paraissait s'exprimer. Nous voici assemblés pour fêter la chute de la Fédération Terrienne ! Après plus de cinq longues années de lutte, nos peines, notre persévérance et nos sacrifices sont enfin récompensés ! Savourez notre triomphe ! Profitez de notre victoire ! Que ce jour soit impérissable ! Que jamais vous ne l'oubliez ! Que toujours il reste gravé dans votre mémoire ! Et je vous en conjure : chérissez ce souvenir ! Ne le laissez pas dépérir ! Perpétuez-le ! Érigez-le en un symbole éternel ! Le symbole d'une humanité unie par un même idéal ! Le symbole de notre harmonie universelle ! Le symbole qui marque la fin de la tyrannie ! Le symbole qui annonce l'avènement de la liberté !

Une salve d'acclamations ponctua le silence durant lequel les traits d'Enmyo s'alourdirent d'une solennelle gravité.

— Je ne peux toutefois poursuivre plus longtemps sans rendre hommage à ceux qui ont payé le plus lourd tribut de cette libération. Les plus braves d'entre eux me font face en ce moment même. Ils ne sont que quelques-uns parmi des millions d'âmes nobles. Je veux bien évidemment parler des Phœnix. Eux, les artisans de notre délivrance. Ils ont déjà tant offert au monde. Beaucoup ont fait le sacrifice de leur vie. Il serait inacceptable d'exiger plus. Je vous délivre par cette déclaration de vos obligations, sentinelles de la liberté. Vos foyers ne vous ont que trop longtemps attendus. Un moyen de locomotion permettra à chacun d'entre vous de les rejoindre. Les premiers vols et départs partiront dès aujourd'hui.

Soulagement, euphorie et pleurs de joie secouèrent les rangs Phœnix. Ils allaient enfin goûter à une paix dûment méritée, pouvoir retrouver leur famille et s'épanouir non plus en compagnie de la mort mais de la vie. Des murmures d'inquiétude parasitèrent tout de même la partition d'allégresse : les rebelles des régions les plus reculées se demandèrent comment rallier leur domicile. Pour Kyle, ce détail ne parvenait nullement à entacher son allégresse et sa félicité. Un vol partirait certainement pour Moscou. De là, il se sentait si léger, si plein d'énergie, si revigoré qu'il était certain de parvenir à parcourir à pieds les deux mille cinq cents kilomètres qui le sépareraient de Saned.

— Les Phœnix ne sont plus, insista Enmyo, son regard d'acier s'élevant des premiers rangs vers l'impressionnant auditoire. Ils nous laissent leurs cendres en héritage. À partir de ces cendres, tout est possible. En renaîtra ce que nous désirons ! Elles seront le berceau de notre nouveau monde ! Ne nous contentons pas de reconstruire à l'identique ce qui a déjà échoué à maintes reprises ! Remodelons ! Recréons ! Allégeons-nous du poids du passé ! Enterons les ruines corrompues de la Fédération Terrienne ! Balayons les mythes d'un âge d'or qui n'a jamais existé ! Que résonne la voix de chacun ! Que l'humanité soit unie comme jamais elle ne l'a été ! Non dans la répression et la peur ! Non dans la haine et la rage ! Soyons unis ensemble, pour et avec nos différences !

Les douces vibrations de harpe soufflait un vent d'inspiration, d'innovation et de volonté. Elle rendait plus grands, plus majestueux, plus humains tous ceux à qui elle parvenait, telle une brosse révélant les pierres précieuses sous une couche de terre. Le silence de New-Washington n'était plus basé sur l'expectative mais une profonde déférence. Et ainsi en allait-il derrière les écrans et postes de radios du monde.

— Beaucoup s'attendent à me voir devenir le leader de notre nouveau monde. Soyez rassurés. Je me refuse à conserver un pouvoir acquis par le feu des armes. Mon rôle, tout comme celui de l'Alliance Terrienne, se réduira à celui de régent. Sitôt qu'une nouvelle organisation aura été mondialement décidée, nous nous effacerons. Plus nous communiquerons les uns avec les autres, plus nous dialoguerons, plus nous échangerons, plus vite nous pourrons aboutir à un consensus. Je ne sais quelle forme il prendra. La seule chose certaine est que personne ne sera mis de côté, du côté des candidats comme des électeurs.

La nouvelle fut célébrée par un déchaînement explosif. Pour une minorité, le droit de vote leur avait toujours été proscrit, le plus souvent par la faute des lois visant à déchoir de sa citoyenneté les habitants des Terres Désolées. Et ceux qui en avaient joui avait appris de l'aveu d'un ancien président que tout n'était que façade : les candidats proposaient des différences mineurs pour des ressemblances majeur. Ils étaient tous issus du même milieu, du même cercle éducatif et de la même cohorte d'idée pérennisant l'ancien système. Ils ne s'étaient différenciés en groupe que pour augmenter le nombre de places à s'octroyer. Lui et ses confrères avaient pernicieusement forgé la démocratie en une chaîne d'asservissement, dénaturant son métal en une illusion de pouvoir. « Le meilleur moyen pour éviter les évasions, avait conclu l'ancienne figure de proue de ce marasme politique, c'est que les prisonniers ignorent être des prisonniers. »

— Néanmoins, dit Enmyo sur des notes plus graves, il me faut vous avertir. La liberté que nous venons de conquérir, bien que douce et enivrante, reste fragile. Elle le sera toujours. Restons vigilants. Ne nous endormons plus sous l'anesthésie d'un patriotisme aveugle. Ne nous laissons plus paralyser par la peur d'un injuste châtiment. Ne fuyons plus l'inadmissible. Telle est notre responsabilité. Notre honneur. Noter fardeau.

La mise en garde lestée de silence acquit un poids écrasant.

— Terriens et Terriennes, la Terre vous appartient. Notre destin est entre vos mains. Un horizon infini de possibles s'offre à nous. Et n'oubliez jamais que si la guerre est terminée, la révolution, elle, ne fait que commencer !

Un vacarme détona autour du Capitole, s'amplifia dans les artères de New-Washington et se répercuta avec fracas dans le monde entier. Sur toute la surface du globe, des milliards de gorges hurlèrent en un même ensemble d'euphorie, tout autant de corps se dressèrent en blocs exultants, le double de mains applaudirent et tout autant de pieds trépignèrent. Une ivresse joyeuse confinant presque à la folie transfigurait l'humanité. Si les Phœnix avait su allumer en son cœur une étincelle d'espoir, Enmyo, par un simple discours, avait grandi cet éphémère scintillement en un puissant brasier.

Kyle ressentit la satisfaction du devoir accompli. Une chaleur réconfortante s'allia à la joie de retrouver bientôt sa famille. Les flots de liesse l'emportèrent. Il s'époumona avec Miranda à gorge déployée, il serra Sandrine contre lui, partagea le fou rire de Léon, sauta avec Ezequiel et tapa dans les mains de Konrad, Sanaë, Heslya et des civils qui étaient parvenus à franchir les barrages de sécurité.

L'enthousiasme planétaire ne trouva aucune emprise sur les commandants de l'Alliance Terrienne. Ils observaient la félicité ambiante avec un franc rictus ironique. La majorité d'entre eux observaient même Enmyo avec une hostilité à peine voilée, hostilité qui avait atteint son apex à l'idée qu'il leur faudrait sous peu s'effacer du pouvoir. Mais le leader révolutionnaire ne leur daigna aucune miette d'attention. Il descendit les escaliers du Capitole tout en saluant la foule en transe. Après un ultime poing brandi, un ultime miroitement de sa chevelure, un ultime sourire de son doux visage androgyne, il disparut à l'intérieur d'une voiture. Le véhicule noir et vert aux vitres teintées longea les unités Phœnix qui se mirent au garde à vous à son passage. Le tour de la meute était imminent.

Le rêve se transforma en cauchemar.

La voiture noire et verte disparut dans une boule de feu.

Le souffle de l'explosion renversa les rebelles les plus proches telles des quilles, frappa ensuite le monde d'un lourd mutisme d'incompréhension horrifiée. La carcasse de métal carbonisé se fracassa au sol dans un néant absolu. Les flammes s'imprégnèrent sur la rétine de Kyle sans qu'il ne parvienne à les croire réelles.

Pourtant... Enmyo était mort.

L'impossible nouvelle parvint à se frayer un chemin dans son esprit, comme elle le fit dans celui de l'auditoire. Leur tétanie s'envola. Des hurlements éclatèrent, des pleurs résonnèrent et la terreur se répandit. Une houle de panique agita la mer d'individus. Des courants se créèrent pour aussitôt se disloquer contre des contre-courants. Une voix traînante émergea du chaos pour ramener un semblant d'ordre :

— Citoyens du monde !

Le commandant Ethan apparut sur les écrans de la capitale. Au sommet des marches, il dominait la foule depuis le pupitre de conférence, sa massive silhouette se découpant dans l'ivoire du Capitole.

— Notre bien-aimé dirigeant, Enmyo, vient de trouver la mort dans un perfide attentat ! Cette tragédie – Que dis-je ! – cette barbarie qui frappe en cet instant de communion ne restera pas impunie ! Je vous fais la promesse de traquer ces agents du chaos, de la brutalité et de la mort ! Ils seront châtiés à hauteur de leur ignominie ! Pour ce faire, nous, les commandant de l'Alliance Terrienne, anciens chefs des Phœnix, libérateurs de notre monde, nous voyons dans l'obligation de reprendre les rênes du pouvoir !

Sa voix était tout aussi traînante qu'à l'accoutumé. Aucune urgence, aucune émotion ne l'altérait. Sur ses visages agrandis dans toute la gigapole, le voile affecté de la gravité recouvrait mal le même sourire pernicieux que tous ses autres confrères. Un rictus sadique de vengeance victorieuse.

Les instigateurs de la mort d'Enmyo ne faisaient plus aucun doute. Devant l'évidence de la trahison, un écœurement maladif retourna l'estomac de Kyle. La bile lui brûla la gorge. Ses muscles tremblèrent de rage. Le sang battit ses tempes à la manière d'un marteau frappant une enclume. La foule, elle, ne paraissant savoir comment réagir, s'emmura dans un silence effaré.

— Je m'adresse à présent à tous les Phœnix ! déclara Ethan en balayant du regard les unités s'étalant à ses pieds. Tout comme moi, je suis certain que vous brûlez du désir de venger Enmyo ! Pour de vaillants soldats comme vous, le feu de la justice se doit d'être plus attirant que la chaleur du foyer ! Je ne peux vous imaginer vous détourner de votre œuvre au risque de la voir s'écrouler ! Chacun d'entre eux recevra donc une affectation dans les rangs de l'Alliance Terrienne ! Vous n'avez pas le droit de nous abandonner en ces temps de crise ! Car je vous le dis, soldats, notre lutte pour rendre le monde meilleur n'est pas prête de s'arrêter !

Jeronovich, l'un des rares commandants à exprimer sa révulsion, bondit de la ligne d'uniformes. Il projeta Ethan au sol d'une violente bourrade et s'empara des micros :

— COMRADES ! beugla-t-il, secouant la cité jusque dans ses fondations sous le séisme de sa voix puissante et rugueuse. NE CROYEZ PAS CES MENSONGES ! IL PRÉTEND VOULOIR TRAQUER LES ASSASSINS D'ENMYO ALORS QUE CE SONT EUX QUI L'ONT TUÉ ! ILS L'ONT FAIT EXPLOSER POUR PRENDRE SA PLACE !

Son index désigna la ligne de commandants derrière lui.

— NOUS DEVONS LES ARRÊTER ! MONTEZ ! REJOIGNEZ-MOI ! ENSEMBLE, ILS NE PEUVENT...

Il fut interrompu par les gardes de sécurité de l'Alliance Terrienne. Ils l'enserrèrent en étau sur un signe d'Ethan. En contrebas, trois Phœnix surgirent des rangs pour venir à son secours. Une section entière leur emboîta le pas. Et à l'instant où Kyle agrippa son fusil laser, des détonations crevèrent l'air. Une pluie d'acier cloua les intrépides rebelles sur les marches du Capitole. Au sommet, Jeronovich s'effondra sous l'impulsion d'un pistolet électrique. Les uniformes du nouveau régime surgirent de partout pour encercler les Phœnix. Une nuée noire et verte envahit l'Union Square dans l'intention d'évacuer la masse astronomique de civils. L'esprit perverti par la peur, ne sachant plus à qui se fier, la foule prit la fuite.

Tout devint confusion et débâcle. Les ordres des gardes se noyèrent dans la cohue de pleurs, de clameurs, d'insultes, de glapissements et de vociférations. Tous les haut-parleurs de la gigapole ne suffirent pas à Ethan pour imposer une nouvelle fois sa voix. La mer d'individus en pleine ébullition brisa les barrages de sécurité. Ses flots impétueux submergèrent les gardes, engloutirent tout ceux qui s'écroulaient. Les fumées des lacrymogènes se perdirent à l'intérieur de l'océan humain en panache d'écume. Les points d'impact provoquèrent des ondes qui devinrent des tsunamis impossibles à arrêter.

Un flux d'apeurés vint trouver refuge au milieu des rangs Phœnix, les disloquant par sa force, sa pression, sa masse. La meute ne fut pas épargnée. Chacun de ses membres se retrouva emporté dans la tourmente, arraché à ses frères et sœurs par la poussée titanesque. Kyle eut à peine le temps d'attraper Sandrine et Miranda par leur poignet avant d'être happé par une vague.

— ON RESTE ENSEMBLE !

Le son de sa propre voix ne parvenait même plus à vibrer dans sa poitrine. Une mer se déchaînait autour de lui. La pression des corps le comprimait au point de l'asphyxier. Il ne pouvait plus bouger le petit doigt, condamné à suivre le mouvement de la houle qui l'entraînait toujours plus loin, toujours plus vite, toujours plus fort. Il ne savait même plus si les poignets auxquels il se cramponnait étaient toujours ceux de Miranda et Sandrine. Rester debout devint un lutte de chaque instant. Des coups cinglaient de toute part. Il repoussait avec de plus en plus de brusquerie les coudes, les têtes et les pieds responsables. Ses bottes se heurtaient à des récifs spongieux de corps piétinés. Le chaos se mua en un maelstrom confus de membres tordus, de visages écrabouillés, de chair centrifugée.

La force du courant s'amoindrit petit à petit. Le tsunami se dispersa dans les artères de la gigapole. Kyle parvint à se dégager et suivit un contre-courant pour enfin émerger à l'air libre. Il libéra à sa suite Sandrine, Miranda et derrière elle Léon et Ezequiel. Pantelant, ils s'effondrèrent à genoux ou s'aidèrent du mur de briques de la ruelle pour reprendre leur souffle. Aucun ne savait quoi dire, ni quoi faire. Ils ne pouvaient que contempler en un mélange d'incrédulité et d'effarement le raz-de-marrée humain qui inondait l'avenue et qui refusait de se tarir même au bout de plusieurs minutes d'écoulement.

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