Chapitre 36 : Entre la vie et la mort
Les abysses de l'inconscience devinrent bruyantes. Et surtout douloureuses.
En un apex insoutenable, la souffrance térébrante explosa, si atroce que les mandibules acérées de milliers d'insectes auraient pu creuser ses viscères, sa chair et ses membres sans atteindre une telle intensité. Si ignoble que Kyle hurlait. Ou plutôt le tentait. Ses muscles s'étaient changés en plomb. Sa mâchoire refusait de lui obéir. Sa voix elle-même avait déserté sa gorge au profit d'un faible vagissement à peine audible.
Une brève pression s'exerça sur son bras. Ses paupières, obstinément closes, le condamnaient à la cécité. Il se concentra sur la cacophonie ambiante assaillant ses oreilles : des cris, des plaintes, des ordres, des pas de course, des sonneries diverses ; rythmiques ou occasionnelles, des tintements métalliques, des froissements de tissus et... la voix de Sandrine.
—... va bien, disait-elle. Tu es en sécurité. Tu dois récupérer des forces.
Ce qui devait être la main de l'adolescente caressait au gré de ses paroles réconfortantes son bras amorphe. La savoir à ses côtés le rasséréna. Il s'efforça une nouvelle fois de soulever une paupière. De bouger au moins le petit doigt, un orteil ou une lèvre. En vain. Son corps était devenu un sarcophage. Cette simple pensée l'angoissa et l'angoisse le terrassa. Il ignora combien de temps il fut une nouvelle fois emporté par le sommeil, combien de fois il en émergea pour lutter contre son organisme inerte, contre les affres du désespoir ou contre un pic ardent de souffrance.
Néanmoins, il parvint à un moment à ouvrir les yeux. Une lumière crue lui brûla les rétines. Il était cependant trop avide de voir. Il observa le moindre détail de la blancheur éclatante à travers les deux fentes qu'étaient devenus ses yeux. Il comprit alors être en train de regarder un néon au plafond. Son regard parvint à s'en détourner au profit de son propre corps. Seuls son torse et son bras gauche émergeaient d'une couverture entachée de fluides écarlates. Un tube courait le long de son biceps pour plonger dans une veine.
— Kyle ?
La silhouette floue de Sandrine apparut dans son champ de vision, les mains posées sur le bord du lit.
— Attends ! N'essaie pas de bouger ! Je vais chercher une infirmière !
— R... Re... Reste...
— Ne t'inquiète pas. Je suis là. Je ne bougerai pas, Kyle.
Sa vision gagna en précision. Il put lire le soulagement gravé sur le visage de l'adolescente. Il fut également capable de percevoir les innombrables autres lits qui l'entouraient. Des couches de fortunes, le plus souvent une table, un sofa ou un matelas jeté à même le sol, sur lesquelles s'entassaient des hommes et des femmes. Ils s'emmaillotaient dans des linges souillés de toutes les substances organiques inimaginable. Beaucoup étaient atrocement mutilés. La peau se nécrosait en plaques noires suintantes et purulentes qui dévoraient la chair à vif. Les bras se terminaient sur des moignons difformes. Les jambes laissaient un plat synonyme de vide sous les couvertures. Les visages disparaissaient sous des couches de bandelettes. Et les autres, dont la « rémission » s'achevait, ne constituaient plus que des caricatures humanoïdes, couturées en large et en travers, brûlées par le feu, tranchées par le métal, remodelées tant bien que mal avec les lambeaux qui restaient.
Étonnamment, pas même un gémissement de douleur n'emplissait les lieux viciés par la maladie. L'atmosphère poisseuse, acide, presque corrosive rongeait de l'intérieur tout individu. Certains étaient placés en coma artificiel. La plupart fuyait la douleur dans un piètre refuge de sommeil. Les derniers gardaient un regard vide braqué sur les dalles du plafond. Autrefois humains, ces amas de chair prenaient aujourd'hui la forme de loques, d'épaves et d'ombres.
De rares blouses blanches circulaient entre les lits. Elles consultaient les appareils médicaux et se contentaient bien souvent de renouveler une perfusion. L'effervescence qu'il avait cru entendre n'avait été qu'un rêve. Ou un lointain souvenir ?
— Depuis... combien de temps... je suis là ? râla-t-il entre deux hoquets de douleur.
— Trois jours. Mais ça en fait quatre que tu es inconscient.
Face à son début d'agitation, Sandrine lui intima le calme d'un doux chuchotement et lui saisit la main pour la serrer dans les siennes.
— Tout va bien. Nous ne sommes plus dans la Vallée de la Mort. L'héliporteur de ce Jeronovich est venu nous embarquer pour te déposer ici : l'hôpital général de New-Washington. Le meilleur du monde, d'après Léon. Tu te retrouves dans le hall faute de place. Rien d'étonnant à ça : les centres de soin étaient déjà saturés par les victimes de la guerre, avec la bataille finale ils sont maintenant submergés. Tu verrais dehors... Même les cliniques vétérinaires ont pris en charge des blessés pour ne pas les laisser mourir dans les rues.
Kyle éprouvait des difficultés à se concentrer sur le flot de paroles. Son regard dériva vers la blancheur clinique des sols, des murs et du mobiliers, les pancartes indiquant les différents secteurs hospitaliers, le comptoir d'où serpentait une longue file d'attente, les nombreuses personnes qui en partaient pour descendre vers la morgue, le parc et le mur d'enceintes derrière la baie vitrée, les immeubles et les grattes ciels dévorant toute trace de ciel, condamnant l'horizon de leur béton. Il tenta de se hisser sur un coude pour voir plus loin mais la main de Sandrine se posa sur sa poitrine, cette douce pression suffisante pour le contraindre à l'immobilisme.
— Tu ne dois pas bouger, lui intima-t-elle avec une soucieuse gravité, une profonde inquiétude. Sous aucun prétexte. Tout ce que tu as à faire, c'est te reposer. Goûte à un repos que tu as amplement mérité, Kyle. N'oublie pas que s'ils ont réussi à refermer tes plaies au bloc, un faux mouvement stupide pourrait les rouvrir. Cela voudrait dire une autre hémorragie interne, une nouvelle opération et...
Sa voix chancela. Ses doigts s'enfoncèrent sur la poitrine de Kyle.
— Et tu as déjà perdu trop de force pour y survivre. Alors fais attention. S'il te plaît, je t'en supplie, Kyle, je... je ne veux pas te perdre. Surtout pas maintenant. Encore moins plus tard. Tu dois vivre, c'est compris ?
— Je suis... d'accord...
Ils s'échangèrent un sourire qui, pour Kyle, se contracta en une grimace.
— Ça va ? Tu veux que je demande plus d'anti-douleur à l'infirmière ?
— Non... émit-il entre ses dents. Juste... un peu plus douloureux... de temps à autre... Mais... si nous sommes... en New... mmm... New-Washington... ça... ahh... ça veut dire...
— Que les Phœnix ont gagné, acheva à sa place Sandrine pour lui faire l'économie de ces quelques mots. Les dernières traces de la Fédération sont en train d'être démantelées et détruites. Hier, un commando d'enfants de la Fédération a tenté de s'infiltrer dans la Maison Blanche. Des kamikazes. Ils voulaient apparemment tuer Enmyo, ils ne sont parvenus qu'à se tuer eux-mêmes. C'était le dernier baroud d'honneur de l'empire mondial. Surtout maintenant que le monde est au courant que Léopold Nikolaï s'est suicidé dans son bunker. Alors je crois que Léon a bien résumé la situation en disant qu'on avait « botté le cul de la Fédération à s'en user la semelle ! »
Kyle était encore trop groggy, trop faible, trop souffrant pour éprouver la moindre joie.
— Et maintenant ?... hmm... Que va-t-il... se passer ?
— Personne ne le sait. C'est justement pour répondre à ce genre de question qu'Enmyo organisera une allocution à la fin du mois. « Une grande cérémonie pour fêter la chute de la Fédération et l'avènement d'un nouveau monde », si je me souviens bien, dit-elle en paraphrasant probablement le leader rebelle.
— Bien...
Malgré la douleur capable à tout instant de s'ouvrir en une brèche de feu, Kyle remarqua la chaise appuyée contre son lit de fortune.
— Depuis... arkk... combien de temps... tu es là ?
— Je...
Les joues de l'adolescente s'empourprèrent.
— Je ne t'ai jamais quitté. L'idée que tu te réveilles seul ici... je m'y refusais. Et comme ça ne me dérangeait pas de te veiller... Enfin, tu comprends, Miranda et Léon doivent s'occuper de la meute. Ils ne pouvaient pas rester, alors je me suis...
— Merci, Sandrine.
La confusion de la jeune fille se dissipa grâce à ce simple remerciement soufflé avec la chaleur du cœur. Avant d'achever de reprendre contenance, elle se redressa en déclarant qu'elle allait chercher un infirmier.
***
Au fil des jours, les meurtrissures de Kyle se refermèrent, les doses d'anti-douleurs qui abattaient un brouillard médicamenteux sur son esprit diminuèrent et ses perceptions émoussées recouvrèrent leur acuité. Il réalisa très vite les petits tracas qu'occasionnait un alitement permanent. L'insidieux sentiment de se sentir diminué grandit en lui, surtout lorsqu'il avait besoin d'aide pour ses fonctions les plus basiques. La honte et la gêne se mêlaient de la partie dès lors qu'il se lavait, urinait dans une poche ou déféquait en bassin devant la foule du hall. Un embarras qui atteignait son paroxysme face au personnel soignant auquel incombait le devoir d'emporter le tout.
Chaque matin, les patients suffisamment remis de leurs afflictions disparaissaient de l'hôpital pour être immédiatement remplacés par de nouvelles fournées de grabataires, de fiévreux, de mutilés, d'infirmes et d'agonisants. Ceux-là, en revanche, pouvaient quitter leur lit à tout moment, à condition d'abandonner dans les couvertures leur corps raidi par la mort. Les seuls qui restaient immuables, tels des rocs au milieu de morbides tourmentes, étaient les aide-soignants, les ambulanciers, les brancardiers, les docteurs et les infirmiers. Même dépassés par le nombre colossal de patients, pressés par les secondes rythmées de mille alarmes, affrontant le trépas sous ses plus horribles facettes, ils conservaient intact leur volonté de sauver le plus de vie, ils gardaient en toute circonstance un fragment d'humanité à offrir. En comparaison, lui, Kyle, la « légende des Phœnix », s'était contenté de survivre à cette guerre. Eux luttaient. Véritablement. De toutes leurs forces. Non pour semer la mort mais pour la repousser. Ainsi, lorsque des visiteurs le reconnaissaient et insistaient pour un autographe, un selfie ou l'applaudir, il rétorquait que les véritable héros œuvraient anonymement dans l'ombre tout autour d'eux.
Les plaies de Kyle se refermèrent sans trace d'infection. Il accueillit avec joie l'autorisation de pouvoir se lever. Les premières fois où il tenta quelques pas, une poignée de minutes furent suffisantes pour l'exténuer et le clouer au lit. Progressivement, souvent avec l'aide de Sandrine, il trouva suffisamment de force pour se traîner jusqu'à un banc dans le parc. Ses jambes regagnèrent en force et en vigueur sur la pelouse agrémentée de massifs d'arbustes. La façade de verre et de plastique de l'hôpital n'avait plus aucun secret pour lui, tout comme le bâtiment d'admission des urgences, de l'aile des imageries médicales et du hangar de tôle des héliporteurs médicaux.
Retrouver l'usage de ses jambes raviva brutalement l'envie des retrouvailles avec Sophie et Vlad. S'il en croyait les informations transmises par Miranda, Léon, Miranda, Ezequiel et les quelques survivants de la meute qui vinrent le soutenir lors de sa convalescence, cette heure approchait à grand pas. Les Phœnix deviendraient cendres, et de ces cendres émergeraient un nouveau régime : l'Alliance Terrienne.
D'ailleurs, les premiers soldats drapés de l'uniforme de jais souligné de jade de cette Alliance Terrienne apparurent à l'endroit où Kyle s'y serait le moins attendu. Un petit contingent avait en effet pris position, pour une raison des plus mystérieuses, autour du hangar à héliporteurs.
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