Chapitre 33 : Goliath (1/2)

Une double porte éventrée marquait la jonction entre le centre d'expérimentations et les chaînes de production. La meute la franchit et arpenta un vaste couloir au bout duquel les attendait les vestiges d'un violent affrontement. Des cratères, gros comme le poing, criblaient les surfaces de résine. Sous la puissance monstrueuse des coups de feu, les rebelles s'étaient volatilisés en brume sanglante. Il était impossible de deviner combien de cadavres s'éparpillaient sur le sol, s'étalaient contre les murs ou dégoulinaient du plafond.

Les responsables du massacre n'étaient heureusement plus présents. Ils s'étaient certainement croisés de peu puisque le couloir aboutissait sur une porte blindée fermement verrouillée. Non loin, un rideau de fer achevait de les enfermer dans un cul de sac.

Léon s'agenouilla pour fermer les yeux de ce qui restait d'une morte.

— Qu'est-ce qui a pu les mettre dans cet état ? souffla-t-il.

— Je n'en sais rien et j'espère sincèrement ne pas le découvrir, répondit Miranda en louvoyant entre les flaques carmines.

La rebelle s'arrêta devant un écran incrusté dans le mur.

— C'est la console de commande, indiqua-t-elle après un bref examen. Je tente d'ouvrir l'une des portes, capitaine ?

— Pas le temps de rebrousser chemin.

La jeune femme considéra qu'il s'agissait d'une autorisation et se mit à pianoter sur l'écran tactile. Un mauvais pressentiment comprima la poitrine de Kyle. Une trace de pas sanglante attira son attention. La dernière empreinte se coupait net par la faute du battant blindé. Cela prouvait qu'il avait été ouvert à un moment. Dans ce cas, pourquoi était-il fermé ? Était-ce pour se protéger du massacreur des lieux ? Ou s'agissait-il d'un autre piège retors ?

— Impossible d'exécuter la commande... maugréa Miranda, tapant de plus en plus fort sur la commande d'ouverture. Merde ! Ça me met un message d'erreur ! Cette foutue porte est coincée ! Je peux toujours essayer avec l'autre ouverture...

— Non, trancha aussitôt Kyle, pris à la gorge par son mauvais pressentiment. On trouve une autre issue au pas de...

Le rideau de fer s'anima en un grincement plaintif.

— Miranda !

— Je n'ai rien fait ! se défendit-elle en levant les mains. Ce n'est pas moi !

Elle leva la tête dans la direction d'une caméra de sécurité. Un éclair de compréhension la foudroya.

— C'est un piège ! TOUT LE MONDE EN POSITION !

Le volet roulant remonta pour exhiber un voile de ténèbres. La meute s'empressa de former un arc de cercle face à l'inconnu. Plusieurs rebelles ne purent s'empêcher de jeter un regard en arrière sur leurs prédécesseurs. Ils déglutirent en se cramponnant à leur crosse. Dans la noirceur d'encre, deux énormes tâches s'allumèrent. Les triangles de lumière effilés aux allures d'œil flottaient à plus de deux mètres du sol. Des yeux froids et sans vie qui se mouvèrent avec lenteur, chaque déplacement ponctué d'un fracas métallique.

Le sol vibrait sous les bottes rebelles tout autant que leur fusil. Des ténèbres, les tubes de deux canons émergèrent. Une jambe de fer et d'acier, aussi haute qu'un humain, se dévoila à son tour, sifflant et grinçant. Une paire de courtes ailes aux bords aiguisés, sous lesquelles se rattachaient les armes lourdes, suivirent. Puis le monstre de métal pénétra tout entier dans la lumière. Si haut qu'il touchait presque le plafond, d'une envergure d'au moins trois mètres, avec un corps modelé en plaques de blindage. Il prenait les traits d'un terrible oiseau de proie, une impression renforcée par le couple d'ailes aviennes et les pattes terminées par des serres mécaniques.

Face à cette machine à tuer, à cette prédatrice surdimensionné, une vague de terreur se propagea dans la meute. L'abomination se figea au centre de l'arc de cercle rebelle. Personne n'osait respirer, encore moins ouvrir le feu dans l'espoir insensé que la monstruosité cybernétique s'en retourne dans son antre. Mais il n'en fut rien. Un soubresaut secoua la machine avant que ses mitrailleuses se mettent à siffler sourdement.

Les phœnix n'eurent besoin d'aucun ordre pour ouvrir le feu. Les balles claquèrent contre l'acier en une grêle insignifiante, sans même parvenir à l'égratigner. Même les lasers de Kyle ne formèrent que de petites pustules de métal fondu. Au contraire, la première rafale du Goliath déchiqueta une rangée de trois rebelles. Les corps explosèrent comme de vulgaires sacs en une pluie organique.

La formation se rompit sur des hurlements d'horreur. Chaque rebelle fuyait la ligne de tir du monstre métallique. De sa démarche pesante, il pivota sur lui-même, fauchant de salves meurtrières les moins réactifs. Pour autant, les êtres de chair et de sang refusèrent de s'avouer vaincus. Ils maintinrent coûte que coûte un feu nourri contre l'aberration. Les yeux se fissurèrent en pluie d'étincelles, les articulations craquèrent un peu plus à chaque mouvement, le dos se laboura d'impacts toujours plus profonds.

Le Goliath, insensible, poursuivit son œuvre de mort. Il vaporisait les uns après les autres ses opposants. Ntounta et son caporal lui balancèrent deux grenades qui rebondirent entre les serres. Un nuage de feu et d'éclats avala la créature. Elle en surgit aussitôt à une vitesse effarante, tranchant net la poitrine de la femme d'un coup d'aile et piétinant en bouillis sanglante l'homme tombé à terre. Les rebelles, en un mélange de rage, de désespoir et de terreur, continuaient de vider leur chargeur contre le blindage.

À ce rythme, ce cul de sac deviendrait leur tombeau. Kyle devait réagir.

Se joignant aux aboiements désespérés de la meute, il contourna le rapace robotique et lui sauta sur le dos. Il s'agrippa d'une seule main à l'anfractuosité d'un impact, cala ses pieds contre les renforts du blindage, encastra son fusil entre la jonction de deux plaques. Les lasers ouvrirent un puits sulfureux. Dès lors, un rodéo mortel s'engagea entre l'homme et la machine. Les brusques et violentes saccades risquaient à tout moment de désarçonner Kyle, mais son doigt comprimait encore et encore la gâchette. L'arme dans sa main se mit à fumer, proche du point de surchauffe. La chaleur infernale gagna la crosse. La paume de Kyle cuisit littéralement. Il serra les dents, encaissant la douleur, pour libérer une ultime volée de lasers. Le golem d'acier fut transpercé de part en part.

Le métal du fusil rougeoyait telle une fournaise. Kyle ne put tenir plus longtemps. Il lui glissa des mains et fut projeté au loin tandis que lui-même se retrouva éjecté par un mouvement plus brutal que les autres. Il heurta durement le sol, roula en boule et se releva tant bien que mal. Il eut l'espoir fugitif d'avoir été désarçonné par un soubresaut d'agonie. Il oubliait que les machines ne connaissaient pas la douleur.

Il fit ainsi face aux trois mètres d'acier chuintant et aux trous béants de ses mitrailleuses sans la moindre arme. Ses tripes se nouèrent en un bloc de peur. Des tirs fusèrent dans son dos pour tenter de repousser la bête. Lui, au contraire, chargea. La créature de fer et d'acier réagit selon ses espérances. Elle obéit à sa programmation : privilégier le corps à corps par économie de munitions. Kyle esquiva le bord aiguisé de l'aile d'une glissade entre les deux serres mécaniques, bondit sur ses pieds et regagna sa place sur le dos de la monstruosité avienne. Une grenade brilla dans sa main avant de s'enfoncer aussi loin que possible dans le tunnel foré par ses lasers. Il sauta en arrière, aussi loin, aussi fort que ses jambes le lui permirent.

Avant même de toucher le sol, une onde de choc brûlante l'envoya valser tel un fétus de paille pris en pleine tempête. Le couloir et les rebelles se transformèrent en un kaléidoscope de formes floues et de couleurs indistinctes. N'existait plus que la douleur. Elle seul subsistait, conservait toute sa réalité, le clouait au sol, le réduisant à une masse inerte.

Au prix d'un effort surhumain, il parvint à soulever une paupière. Miranda et Léon étaient agenouillés au-dessus de lui. Il mit un long moment à réaliser qu'ils lui parlaient, ce qui n'arrangea guère l'angoisse inscrite sur les peaux d'ébène et d'ivoire.

— Capitaine ! répéta Miranda, probablement pour la dixième fois. Capitaine, ça va ? Tu m'entends ?

— Comme à travers un tuyau...

Cette simple phrase s'acheva par un grognement de souffrance.

— La machine ?

D'un signe de tête, Léon lui désigna les restes de l'atrocité mécanique. Kyle se redressa sur un coude avec toutes les peines du monde. Plus rien n'existait sous les yeux désormais éteints de la machine. Son bec de blindage avait été désintégré avec le reste de ses jambes.

— Survivants ?

— Nous trois, Ezequiel, Konrad, Kamohelo, Sanaë, Oleksander, Vitalie, Heslya, Sasha et la gamine, énuméra Miranda. Les trois survivants de la 216ème n'ont pas eu cette chance.

Dans cet enfer, ils n'étaient plus que douze. La panique s'insinua sous la peau de Kyle, grouillant telle une nuée de parasites dans ses veines, malaxant ses tripes et lui comprimant la gorge. Et lorsque Sandrine se planta dans son champ de vision, il sut instantanément que cette panique s'apprêtait à dégénérer en terreur.

— Je ne voudrais pas paraître pessimiste, entama-t-elle de son timbre glacial, mais il ne nous reste que trente-trois minutes et vingt secondes avant d'exploser. Vu qu'une porte blindée nous barre la route, on ferait mieux de rebrousser chemin sur le champ. À moins que quelqu'un d'autre ne souhaite tenter sa chance avec la console ? Après tout, nous ne sommes plus à un piège près.

Les doigts de Miranda se crispèrent convulsivement sur le bras de Kyle.

— À ta place, je ne la ramènerai pas. Tu es bien plus prompte que n'importe qui pour envoyer les autres à la mort.

— Je reste bien moins efficace... glissa sournoisement l'adolescente tout en coulant un regard vers les lacs carmins qui inondaient le couloir. Mais qu'importe. Le temps file, je vous rappelle.

— Tu as raison...

Kyle trouva suffisamment de force pour se relever. Le simple fait de se tenir debout poussa chacun de ses muscles à vivement protester. Leurs fibres paraissaient se déchirer au plus infime mouvement. Il chercha des yeux son fusil laser et fut surpris de voir Sandrine le lui tendre.

— Merci... articula-t-il en réprimant un hoquet de douleur. On souffle cinq minutes. Dites aux autres d'en profiter pour se préparer.

Puis il se traîna avec l'impression qu'une gravité implacable le rivait au sol. Il atteignit laborieusement la lourde porte sous le regard circonspect ou inquiet de la meute.

— Cap'taine... intervint le sergent Léon en le rejoignant. Vous n'avez pas entendu la petite ?

Pour toute réponse, Kyle se laissa tomber sur les fesses avec un gémissement de soulagement et posa le canon de son fusil contre la paroi blindée. Un laser fondit le métal en clapotement sulfureux. Cinq autres tirs percèrent l'obstacle de part en part.

— La porte n'est pas un problème... commenta Kyle en désignant le trou de la taille d'une pièce. Ça risque juste de prendre un peu de temps. Autant en profiter pour que tout le monde se repose. Et moi le premier.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top