Chapitre 32 : Entre le marteau et l'enclume (2/2)
Les machines n'eurent même pas le temps de se relever que des flots d'acier les submergèrent. Kyle ne put assister à leur noyade : une lourde charge s'abattit sur ses épaules. Projeté au sol, une jambe d'acier et de câble lui écrasait le dos. Il tenta de surpasser la force mécanique et, sur le point d'abdiquer, une ombre le libéra de son agresseur.
La machine et la silhouette filiforme roulèrent au sol et se relevèrent tout aussi prestement pour se faire face. Le monstre d'acier tenta de lui percer la cage thoracique de sa serre. L'ombre, avec une agilité féline, esquiva sans peine l'attaque. Tel un spectre, elle louvoya entre les coups. Le reste de la meute, tout autre menace éliminée, restèrent toutefois à bonne distance de la valse guerrière. Leurs lampes torches éclairèrent Sandrine à l'instant où elle ouvrit de son fusil un gouffre béant dans le poitrail robotique. Puis elle lui tourna le dos pour les rejoindre.
Les rebelles, éberlués, tinrent en joug la machine immobile qui s'effondra d'un bloc. Du trou creusé à l'un des rares endroits exempts de blindage, des crépitements électriques clignotèrent faiblement avant de se tarir. D'une seule et unique balle, Sandrine était parvenue à percer le cœur de l'androïde.
— Ces machines étaient nos cibles d'entraînement préférées, déclara-t-elle en ne s'adressant qu'à Kyle qui se relevait péniblement avec l'aide de Miranda. Je sais donc que leur tête ne contient aucun système important. À vrai dire, elles sont même plutôt factices. Elles pourraient très bien s'en passer. Sauf que cette apparence humanoïde inspire bien plus de crainte qu'une vulgaire boîte de conserve sans âme. Le premier but des machines n'est pas de tuer, comme je l'ai dit un peu plus tôt, mais d'inspirer la peur ; et elles ne sont pas prêtes de m'avoir à l'un ou à l'autre. M'approcher d'eux ne m'effraie pas. D'autant plus que, par souci d'économie de munitions, elles tenteront toujours de vous pourfendre le cœur en combat rapproché. Leur palette de mouvements est si restreinte qu'à force d'entraînement les éviter devient un jeu d'enfant.
— C'est au corps à corps qu'une machine est la plus vulnérable ? synthétisa Léon, seul Phœnix à encore daigner lui adresser la parole. J'aurais jamais cru ça...
— Pas la plus vulnérable. La plus prévisible, corrigea l'adolescente. Même s'il ne faut pas oublier qu'un opérateur peut prendre le contrôle direct d'une machine à n'importe quel moment. Et là... cela signe généralement la fin.
Elle reprit sa place dans la formation. Ses voisins s'écartèrent d'elle tels des aimants de même polarité. Toutefois, la méfiance haineuse de leur attitude se bridait à présent d'une pointe de sidération respectueuse.
— Kyle, reprit Sandrine avec son éternelle froideur, indifférente à ce subtil changement, nous devrions aller voir d'où provenaient les coups de feu. Des rebelles pourraient avoir besoin d'aide.
Il approuva d'un hochement de tête, prenant la tête de son escouade. Plus aucun bruit de combat ne résonnait. Ils ignoraient ce qui les attendait, mais la tension redevint immédiatement insoutenable. Un pas après l'autre, une pointe de lumière déchira enfin le voile de ténèbres. Sans même s'en rendre compte, la meute accéléra le pas. Plus la clarté grossissait, plus ils se pressaient. Ils finirent par oublier toute prudence, n'étaient plus mus que par la volonté de fuir l'obscurité poisseuse, si bien qu'ils plongèrent au pas de course dans la luminosité aveuglante sans même accorder à leurs yeux le temps de s'y habituer. Les mains levées en parade, ils débouchèrent dans un vaste hall d'une blancheur immaculée. Le métal froid du tunnel se transforma sous leurs bottes en une couche de résine. La surface éblouissante recouvrait tout : du sol au plafond sans oublier le mobilier, comme si l'ensemble avait été moulé d'un seul bloc. La pièce entière miroitait d'innombrables reflets, réfractait en tout sens la lumière crue des lignes de néons au-dessus de leur tête. Les traits de feu albâtres coulaient en s'entrecroisant vers un petit dôme d'airain, formant une iris de lumière et sa pupille noire. Le message au nouveau venu était explicite : « on vous a à l'œil ».
L'organe symbolique scrutait placidement un chaos sans nom en contrebas. Au milieu du hall, un entassement de bancs, de chaises, de tables et d'écrans formaient une barricade de fortune, criblée de balles, disloquée de partout, éclaboussée de traînées carmines. Des corps sans vie reposaient dessus ou aux alentours. Partout, des carcasses métalliques gisaient. Ici aussi, les machines avaient utilisé les conduits de ventilation pour mener des attaques surprises. C'était toutefois des dizaines de portes grandes ouvertes que l'avalanche mécanique avait failli submerger les rebelles. Seulement failli car une unique survivante, prostrée derrière la barricade, les tenait en joug. Une fois les accoutrements Phœnix aperçus, elle baissa son arme et leur fit signe de la rejoindre, balançant par-dessus son épaule :
— Caporal, des renforts !
L'officier allongé à même le sol était dérobé de leur vue par l'amoncellement hétéroclite. Sur l'un de ses flancs, les fibres de son armure se fracturaient en gouffres de sang. Un autre soldat en proie à une folle panique appuyait sur les plaies éruptant leur magma. Kyle donna l'ordre devenir en aide au blessé et scruta à tour de rôle les nombreux passages qui s'offraient à eux. Les portes grandes ouvertes – souvent à coup d'explosif – se surmontaient d'un panneau rétro-éclairé. Sur les premiers, Kyle y lut « Dortoirs »,« Réfectoire », « Salle de Repos » et autres lieux nécessaires à la vie quotidienne du personnel. Ceux du fond, par contre, indiquaient « Centre d'Expérimentations », « Dépôts de Stockage », « Chaînes de Production », « Communication Satellite » ou encore « Laboratoires Cybernétiques ».
— Le centre de commandant... murmura Léon tout en fixant une ouverture béante. Cap'taine, si on en prend le contrôle, on peut désactiver toutes les machines ! Celles de l'intérieur, celles qui nous attendent dehors et même celles de New-Washington ! On peut arrêter cette guerre ! Tout serait fini ! Vous vous rendez compte ?! C'est presque trop beau pour être vrai !
— Parce que ça l'est, intervint la survivante rebelle avec hargne. Rien que de là-haut, il y a une vingtaine de machines qui ont déboulé ! Je suis certaine que ceux qui devaient plastifier ce secteur sont déjà morts...
— Même alors, répondit Kyle avec une lugubre ironie, ils ont accompli leur mission. Les explosifs de leur barda se déclencheront quoi qu'il arrive. Tout comme les nôtres. Sauf que je préférerais de loin voir le feu d'artifice que le devenir. Concentrons-nous sur le fait de trouver une sortie.
Le sergent acquiesça à regret d'un hochement de tête. La survivante de la barricade, du nom de Ntounta, indiqua à Kyle qu'aucune machine n'avait surgi du centre d'expérimentations. Cela pouvait signifier que les escouades du secteur étaient parvenues à neutraliser toute menace et que cette voie était peut-être la plus sûre. Ezequiel rétorqua que la chaîne de production ou le dépôt de stockage constituaient de bien meilleurs choix, puisqu'ils débouchaient forcément sur un point de sortie et d'entrée. Après ce qu'ils venaient de traverser, Kyle opta sans hésiter pour la sécurité.
Le groupe, composé de la meute, du caporal blessé et de ses deux soldats qui l'aidaient à marcher, s'enfonça dans le centre d'expérimentations. Ils traversèrent une succession de laboratoires tout aussi spacieux et lumineux que le hall. Des machines et appareils à l'usage insoupçonnable s'alignaient. Des écrans d'ordinateurs affichaient des lignes de code sibyllin. Les piles de dossiers se mêlaient à des tasses à café encore fumante. Des composants électroniques et des réactifs chimiques réfractant la lumière en faisceaux chromatiques avaient été abandonnés à la va-vite. Les traces de combat étaient inexistantes. Seuls les explosifs rebelles, dont les compteurss'approchaient inexorablement du zéro final, marquaient le passagede leurs prédécesseurs.
Dans un laboratoire particulièrement haut de plafond, une pièce de métal longue d'au moins quatre mètres attira l'œil de Kyle. Elle s'assemblait en un épais entrelacs de tubes, de servomoteurs et d'articulations ceinturées de câbles. Il réalisa que ce qu'il avait pris pour un poteau était en réalité une jambe. Énorme. Colossale. Titanesque. Dans le lourd bourdonnement des appareils et le bruissement de la ventilation, tous s'arrêtèrent pour la contempler en un mélange de fascination, d'horreur et d'effroi.
— Les prédators... annonça Sandrine, penchée sur une pile de documents. Ce sont des machines de guerre hautes de cinq mètres. Encore au stade de prototype, si je comprends bien. Oui, c'est ça : cette jambe est étudiée pour tenter d'en renforcer la résistance au poids. Apparemment, ce serait une faille structurelle. Tu m'étonnes... elles doivent supporter la bagatelle de trois tonnes.
— Heureusement qu'ils n'en sont qu'au stade de la conception ! opina Léon.
— Non... rétorqua Miranda, livide. Ces choses existent déjà... Elles nous attendent à l'extérieur... Ce sont elles qui ont manqué de nous ensevelir sous le hangar.
— C'est impossible... murmura Konan, incrédule. Une telle chose ne peut pas exister !
Plusieurs jurons lui firent écho. Kyle lui-même sentit sa respiration s'emballer à la simple idée d'affronter un tel monstre. Mais ils ne pouvaient se permettre de perdre davantage de précieuses secondes.
— Avançons. Et vite.
***
Sergio Arranza ne parvenait à le croire : lui, à la Maison Blanche ! Le simple videur de boîte de nuit à Madrid en avait parcouru du chemin ! Voilà que ses bottes s'apprêtaient à fouler le marbre blanc de l'antre de la Fédération !
Il n'eut cependant guère le temps de se réjouir. Si tôt les lourdes portes d'entrées fracassées, un torrent d'acier en jaillit. Heureusement, une partie des Phœnix qui les escortaient dressèrent en parade un imposant mur de boucliers blindés pendant que ceux aux mains libres éliminaient une à une les menaces. Les délicats tapis rouges, les fines colonnes, les moulures opalines et les lustres de cristal furent à leur tour emportés dans la tourmente de la guerre.
Les rebelles avançaient à un rythme effrayant de vélocité. Du moins, au début. Les balles fédérées se fichèrent dans les pieds, les main ou les têtes qui avaient eu le malheur de dépasser du rempart mobile. Le mort était aussitôt remplacé. Puis il n'y eu plus aucun rebelle pour prendre la relève. Les boucliers se resserrèrent en un cercle toujours plus restreints.
— ON DOIT REJOINDRE LE VÉHICULE ! ILS SONT TROP NOMBREUX !
— Non ! répliqua Enmyo d'une voix sans appel. Nous devons avancer !
Ils atteignirent les premières marches d'un escalier. Sergio Arranza se jeta sur le bouclier d'un fantassin fauché pour le redresser. Les balles claquèrent contre le métal. Les impacts manquèrent de lui faire lâcher prise. Les muscles de ses épaules crièrent grâce en une poignée de secondes. Mais il serra les dents. Il encaissa l'infinité de fracas, comme autant de charge d'un taureau furieux. Le cercle de défense à ses côtés se brisa peu à peu. Il devint très vite le dernier bouclier debout. Dans son dos, il n'y avait plus qu'Iryna Kalinina et Enmyo.
Je n'ai pas le droit de faillir.
Et il ne faillit pas. Plus aucun coup de feu ne résonna à l'intérieur de la Maison Blanche. Le lourd bouclier s'effondra en un vacarme retentissant. Les trois rebelles étaient les derniers survivants.
Sergio Arranza, hors d'haleine, observa du coin de l'œil la frêle silhouette du leader révolutionnaire. Chacune de ses balles avait trouvé le chemin d'une tête fédérée. À lui seul, il avait du éliminer la moitié de leurs belligérants. Décidément, cet être aux cheveux d'argent recelait bien des surprises... et justement, celui-ci ne s'accorda aucun répit. Ses deux gardes du corps le suivirent, Sergio Arranza ramassant au passage le fusil d'un mort.
Les trois rebelles se dirigèrent vers le bureau ovale tandis que dans le hall, le symbole de la Fédération gravé au sol se recouvrait lentement d'une pellicule de sang. Telle une prophétie, l'aigle fédéré se para de la robe flamboyante d'un Phœnix et le monde s'embrasa.
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